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CŒUR BLANC resta avec Nuage Ailé toute la nuit. Elles étaient un peu serrées toutes les trois dans la tanière, mais Feuille de Lune se réjouit que la guerrière soit là pour l’aider, car l’apprentie ne cessait de se réveiller à cause de sa mâchoire douloureuse et d’une gêne persistante dans sa queue. La guérisseuse n’osait toujours pas lui donner des graines de pavot, si bien que Cœur Blanc, qui s’était blottie contre sa fille, lui léchait la tête en murmurant des paroles rassurantes pour l’aider à se rendormir. À l’aube, comme elles somnolaient toutes les deux, Feuille de Lune sortit sur la pointe des pattes pour aller leur chercher du gibier au cas où elles se réveilleraient avec la faim au ventre.

Poil d’Écureuil et Griffe de Ronce revenaient tout juste de la patrouille de l’aube et ronronnaient de conserve, amusés par une remarque de Perle de Pluie. Leur différend semblait appartenir au passé. Feuille de Lune rejoignit sa sœur lorsque le lieutenant escalada la Corniche pour faire son rapport à Étoile de Feu.

« Tu veux bien m’accompagner jusqu’à la Source de Lune ? demanda Feuille de Lune. Je dois parler au Clan des Étoiles et je ne veux pas y aller seule. » La rouquine risqua un coup d’œil vers son ventre proéminent. « Pour des raisons évidentes. »

Poil d’Écureuil hocha la tête.

« D’accord, je viens avec toi. Tu veux partir tout de suite ?

— Si possible. Cœur Blanc pourra s’occuper de Nuage Ailé.

— Je vais prévenir Étoile de Feu et Griffe de Ronce. »

La rouquine gravit l’éboulis et disparut dans l’antre du meneur. Feuille de Lune sentait le poids de ses petits dans son ventre et elle redoutait le long trajet jusqu’à la Source de Lune.

Poil d’Écureuil revint peu après.

« Tout va bien. On peut y aller. » Elle leva la tête vers le ciel. Il était couvert, mais aussi pâle que l’aile d’une colombe. « Au moins, nous ne devrions pas nous faire mouiller. »

Elle avait raison, il ne plut pas. Pourtant, le voyage fut tout de même plus difficile que Feuille de Lune ne s’y attendait. Chaque pierre semblait se dérober sous ses pattes, chaque ronce paraissait se tendre vers sa fourrure, et le poids de son ventre la mettait hors d’haleine. Poil d’Écureuil ralentit l’allure pour cheminer à son côté, l’encourageant dans les rochers et la pressant de continuer lorsque Feuille de Lune protestait qu’elle voulait s’allonger pour se reposer.

Elles finirent par atteindre la barrière végétale et le sentier en spirale qui descendait jusqu’à la Source de Lune. Poil d’Écureuil contempla la petite combe, stupéfaite. La nuit tombait et de petits points lumineux commençaient à apparaître à la surface de l’eau immobile.

« C’est magnifique ! » murmura-t-elle.

Contrairement aux habitudes de l’ancienne forêt, ici, les apprentis ne venaient pas voir le sanctuaire des guérisseurs au cours de leur formation. C’était donc la première fois que Poil d’Écureuil contemplait la Source de Lune et Feuille de Lune était enchantée par la réaction de sa sœur.

« N’est-ce pas ? fit-elle. Tu sens les marques dans le sol ? »

Du bout de la patte, Poil d’Écureuil tâta le sentier de pierre avant de hocher la tête.

« Ce sont les empreintes de tous ceux qui sont venus là avant nous, expliqua Feuille de Lune. Nous ne sommes pas les premiers à avoir découvert cet endroit spécial. 

— Ça alors… C’est un honneur pour moi de pouvoir venir ici.

— Je vois ce que tu veux dire. Suis-moi. Je dois m’allonger au bord de l’eau. »

Elle suivit le chemin tournoyant, sa sœur sur les talons. Les étoiles scintillaient plus vivement encore à la surface du bassin, lorsqu’elles s’en approchèrent. Feuille de Lune se laissa tomber sur la pierre froide en poussant un grognement soulagé.

« Et maintenant ? s’enquit la rouquine qui s’était assise près d’elle et regardait partout.

— Je vais partager les rêves du Clan des Étoiles. Tu devrais dormir, toi aussi, si tu le peux. Ensuite, il nous faudra refaire le long trajet en sens inverse. »

Poil d’Écureuil s’installa en maugréant contre la dureté du sol. Peu à peu, sa respiration ralentit. Feuille de Lune se glissa un peu plus près d’elle, pour profiter de la chaleur de sa sœur, puis ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, Croc Jaune se dressait devant elle. Le pelage gris de la vieille guérisseuse était plus emmêlé que jamais et son souffle était si rauque qu’il résonnait dans la petite combe.

« Déjà de retour ? lança-t-elle.

— Je t’en supplie, aide-moi, Croc Jaune. Tout me semble si sombre. Je n’arrive pas à trouver une solution. »

Son aînée s’assit en soupirant.

« Je suis désolée pour toi, Feuille de Lune. Si seulement tu avais pensé aux conséquences de tes actes…

— Eh bien ce n’est pas le cas ! rétorqua la guérisseuse. Je peux m’excuser sans cesse jusqu’à ce que le lac s’assèche, mais ça ne changera rien. S’il te plaît, aide-moi à décider de ce que je dois faire ! Je ne peux en parler à personne d’autre ! »

À sa grande surprise, au lieu de lui répondre, Croc Jaune se pencha au-dessus d’elle et secoua Poil d’Écureuil d’une patte. La rouquine releva la tête, les yeux ensommeillés.

« C’est déjà l’heure de partir ? Je venais juste de m’endormir. » Elle leva soudain la tête vers Croc Jaune. « Oh ! Tu es une membre du Clan des Étoiles, pas vrai ? »

Les oreilles de Croc Jaune, nimbées de poussière d’étoiles, frétillèrent.

« On dirait bien. Sais-tu qui je suis ?

— Croc Jaune, je dirais, devina la guerrière, la tête penchée de côté. J’ai entendu plein d’histoires sur ton compte. » Elle examina la fourrure négligée et poussiéreuse de la vieille chatte puis sa truffe remua. « Je t’aurais reconnue entre mille.

— Tu m’en vois flattée », répliqua sèchement l’intéressée.

Poil d’Écureuil se leva, son regard papillonnant entre la chatte grise et sa sœur.

« Qu’est-ce que je fais là ? Est-ce que je peux aider d’une façon ou d’une autre Feuille de Lune’ à s’occuper de ses petits ?

— Oui, répondit Croc Jaune. Tu peux les adopter et les élever comme s’ils étaient tes propres chatons.

— Quoi ? s’étrangla la rouquine. Comment pourrais-je faire une chose pareille ? Je devrais mentir à Étoile de Feu, à tous mes camarades, à… Griffe de Ronce ! »

La vieille guérisseuse cligna des yeux.

« S’il faut mentir pour sauver ces chatons, qu’il en soit ainsi. »

Poil d’Écureuil se mit à tourner en rond.

« Je suis désolée, finit-elle par lâcher. Je ne vois pas comment je pourrais faire une chose pareille. C’est trop me demander.

— Je ne peux pas te forcer, miaula Croc Jaune de sa voix rauque. Je comprends que tu ne veuilles pas d’une telle responsabilité – même si je ne me rends pas compte de ce que cela représente, étant moi-même guérisseuse. »

Feuille de Lune se crispa. Croc Jaune n’allait-elle donc pas raconter à Poil d’Écureuil sa terrible histoire ?

« Mais je t’ai observée, Poil d’Écureuil, poursuivit-elle d’une voix à peine plus audible que le vent glissant sur la pierre. Je sais que tu ferais une mère formidable. »

Ses yeux jaunes voilés dérivèrent vers la Source de Lune, où le vent soulevait des vaguelettes. Ses oreilles se dressèrent soudain, comme si elle avait vu quelque chose dans l’eau. Elle cligna des yeux puis se tourna vers Poil d’Écureuil.

« Je suis désolée », murmura-t-elle.

La rouquine la dévisagea, les yeux écarquillés.

« Désolée pour quoi ? »

La vieille chatte soupira.

« J’aurais aimé que les étoiles ne me chargent pas de te transmettre un tel message. Mais c’est mon devoir. Poil d’Écureuil, tu n’auras jamais de chatons. »

Quoi ? songea Feuille de Lune, la gorge nouée.

Sa sœur eut un mouvement de recul.

« Tu en es certaine ? Comment peux-tu le savoir ?

— Doutes-tu donc du Clan des Étoiles ? cracha l’ancienne, avant de se radoucir. Feuille de Lune t’offre ta seule et unique chance d’être mère. Et Griffe de Ronce fera un père accompli. Un jour, il sera le chef du Clan du Tonnerre ! Il lui faut une descendance pour suivre ses traces, non ? »

Feuille de Lune retint son souffle. Poil d’Écureuil se leva et s’approcha du bord de l’eau où elle fixa les reflets des étoiles dansants à la surface. Croc Jaune la suivit.

« Je sais que c’est une chose difficile à entendre. Viens te reposer. Tu y verras plus clair au réveil. »

Elle raccompagna la rouquine vers l’endroit encore chaud où elle s’était endormie un peu plus tôt. Poil d’Écureuil s’y roula en boule, aussi silencieuse et docile qu’un chaton. Elle laissa Croc Jaune la bercer avec ses longs coups de langue sur la tête.

Feuille de Lune attendit que sa sœur soit profondément endormie pour se lever.

« Le Clan des Étoiles n’avait jamais vu l’avenir dans la Source de Lune, murmura-t-elle. Tu lui as dit la vérité ? »

Croc Jaune garda les yeux baissés vers la tête de la rouquine.

« La vérité, c’est qu’elle fera une bien meilleure mère que toi pour ces chatons, Feuille de Lune. Pour le moment, c’est tout ce qui compte. »

Lorsque la guérisseuse voulut répondre, un voile de ténèbres l’enveloppa et l’attira vers le sommeil. Elle s’allongea et ferma les yeux tandis que la silhouette scintillante de Croc Jaune disparaissait peu à peu. Lorsque Feuille de Lune se réveilla, Poil d’Écureuil se tenait près de la Source de Lune. Sans se tourner, la rouquine miaula :

« Tu te souviens de notre rêve ?

— Oui », souffla Feuille de Lune.

Ses pattes tremblaient. Est-ce que Poil d’Écureuil allait vraiment lui prendre ses chatons ? Si cela signifiait qu’ils pourraient rester dans le Clan du Tonnerre et qu’elle pourrait les regarder grandir tout en accomplissant son devoir de guérisseuse, alors c’était peut-être la seule solution.

Poil d’Écureuil se tourna enfin, les yeux débordant de tristesse.

« Je t’aime, Feuille de Lune. Tu es ma sœur et j’ai promis de t’aider. Mais je ne peux pas mentir à Griffe de Ronce jusqu’à la fin de ses jours, ni à Étoile de Feu, Tempête de Sable et tous nos camarades. Je suis désolée, mais je ne peux pas faire ça pour toi. »