Le soleil noir
 de la mélancolie

Nerval lecteur des images médiévales

« Le blason est la clef de l’Histoire. » Cette phrase de Gérard de Nerval671, citée en exergue de la plupart des traités d’héraldique de la fin du XIXe siècle, témoigne de l’intérêt que portait le poète à la science des armoiries. Cependant, même si elle a parfois été timidement signalée par les critiques nervaliens, cette attirance, cette passion même de Nerval pour l’héraldique n’a jamais fait l’objet d’aucune étude. Alors que ses rapports avec l’alchimie672, avec la franc-maçonnerie673, avec l’ésotérisme ou l’occultisme674, avec la généalogie même675, ont donné lieu à des enquêtes approfondies, ses relations avec le blason n’ont suscité aucun livre, aucun article, aucun paragraphe. Il est vrai qu’un tel travail ne pourrait être conduit que par un héraldiste tant est malaisée à cerner la situation où se trouvent les armoiries au moment où écrit notre poète, à l’horizon des années 1840-1850. Ce n’est plus l’héraldique vivante et structurée de l’Ancien Régime. Ce n’est pas encore l’héraldique savante telle qu’elle va renaître en Allemagne puis en France une ou deux décennies plus tard. C’est une héraldique libre et romantique, débridée, « troubadour », d’autant plus séduisante et fructueuse pour l’imagination d’un poète qu’elle est affranchie de la réalité quotidienne et qu’elle n’obéit pas encore à la rigueur académique de l’érudition. De fait, dans l’œuvre de Nerval, l’héraldique est présente partout : termes et tournures empruntées à la langue du blason, descriptions (parfois fautives) d’armoiries plus ou moins fictives, récits de légendes héraldiques ou para-héraldiques, croquis d’écus armoriés dessinés sur des lettres ou des manuscrits. Pour un nervalien familier du blason il y a là un corpus à entreprendre.

Mon propos sera ici moins ambitieux. Je souhaiterais en effet me limiter au poème le plus célèbre et le plus étudié de Nerval, El Desdichado, composé à la fin de l’année 1853, et tenter de montrer comment un manuscrit enluminé et armorié du début du XIVe siècle en a probablement été une des sources d’inspiration principales. Je ne le ferai pas sans quelques scrupules, le médiéviste que je suis étant proprement effaré par la bibliographie consacrée à ce sonnet676. La littérature française n’a probablement produit aucune œuvre qui ait occasionné autant d’analyses et de commentaires passionnés. Chaque vers, chaque mot, presque chaque syllabe ou sonorité a engendré plusieurs thèses, livres ou articles677. Est-il de ce fait opportun, ou tout simplement tolérable, d’accroître encore cette immense bibliographie ? Je n’en suis pas convaincu. Toutefois, ce que je vais proposer n’est pas un nouvel essai d’interprétation, encore moins d’explication. Je ne cherche ni ne suggère aucune clef, aucun déchiffrement. Pour l’historien, toute œuvre littéraire ou artistique n’est pas seulement ce que son auteur a voulu qu’elle soit ; elle est aussi ce que l’histoire en a fait. En outre, toute œuvre est par essence polysémique. Chaque lecteur, avec sa personnalité, sa culture, son humeur, ses aspirations, sélectionne tel ou tel niveau de sens. Plus que tout autre, El Desdichado, poème volontairement chargé par Nerval de multiples niveaux de sens, me paraît obéir à cette règle. Ce qui m’occupe ici n’est donc pas la ou les significations du sonnet678, encore moins sa structure interne ou son mouvement général, mais seulement les sources, conscientes ou inconscientes, qui ont pu guider les différentes étapes de son élaboration. Et parmi ces sources – dont on a depuis longtemps montré qu’elles étaient diverses et nombreuses679 – l’héraldique, bien qu’oubliée par tous les critiques, me semble avoir été l’une des plus précoces et des plus fertiles : neuf vers sur quatorze ayant, à mon avis, partiellement ou en totalité, poussé sur un humus armorial précis.

C’est ma fréquentation quotidienne des armoiries médiévales et, partant, ma propre lecture héraldisante du sonnet qui me conduisent à une telle affirmation. Les images que ces neuf vers suscitent en moi me renvoient en effet, presque directement, aux miniatures de l’un des plus célèbres manuscrits que le Moyen Âge nous ait laissés : le fameux Codex Manesse, peint dans la région de Zurich ou du lac de Constance vers 1300-1310 et conservé à Paris, à la Bibliothèque nationale, jusqu’en 1888. Il est selon moi impossible que Nerval n’ait pas vu ce manuscrit et que celui-ci n’ait pas influencé, d’une manière qu’il faudra définir, la genèse et la création d’El Desdichado.

Un manuscrit prestigieux

L’histoire du Codex Manesse a été mouvementée680. Il s’agit du plus important et du plus somptueux recueil de poètes courtois de langue allemande (Minnesänger) des XIIe et XIIIe siècles, copié et enluminé dans un atelier souabe ou suisse au tout début du XIVe siècle, probablement pour un riche patricien zurichois du nom de Roger Manesse. Au début du XVIIe siècle, ce manuscrit, déjà célèbre dans les milieux de l’érudition et des lettres, se trouvait à Heidelberg, dans la riche bibliothèque de l’électeur palatin. Il en disparut en 1622, au début de la guerre de Trente Ans, lorsque la ville fut pillée par les troupes impériales, et on le retrouva quelques années plus tard en France, dans la bibliothèque des frères Dupuy, grands bibliophiles. Celle-ci ayant été léguée au roi de France en 1656-1657, le Codex Manesse entra dans les collections de la Bibliothèque royale et reçut dans le fonds des manuscrits allemands le numéro 32. Il y resta jusqu’à la fin du XIXe siècle. Cependant, à partir des années 1760-1780, plusieurs princes, hommes de lettres et érudits allemands avaient déjà commencé à réclamer le retour en Allemagne de cette insigne relique de la culture médiévale germanique. Ces réclamations se firent de plus en plus pressantes tout au long du XIXe siècle ; si bien qu’au début de l’année 1888 Léopold Delisle, alors administrateur de la Bibliothèque nationale, signa avec le libraire strasbourgeois Trübner la convention d’échange suivante : contre la restitution de 166 manuscrits provenant de la collection Ashburnham et qui avaient autrefois été volés à la Bibliothèque royale, la France lui cédait une somme de 150 000 francs ainsi que le prestigieux Codex Manesse, à condition que celui-ci fût déposé dans une bibliothèque publique d’Allemagne681. Ce qui fut fait deux mois plus tard : le 10 avril 1888, le fameux manuscrit fut transporté à la bibliothèque universitaire d’Heidelberg, où il est toujours conservé. Ce retour fut salué dans toute l’Allemagne avec de forts accents nationalistes682.

Le Codex Manesse, parfois nommé en allemand Manessische Liederhandschrift ou Große Heidelberger Liederhandschrift, est aujourd’hui dans les pays germaniques le manuscrit médiéval le plus célèbre. Ayant fait l’objet de plusieurs fac-similés683, dont certains très anciens684, ses peintures, diffusées (sinon galvaudées) par d’innombrables reproductions, sont outre-Rhin aussi connues du grand public que le sont en France celles des Très riches heures du duc Jean de Berry, peintes vers 1413-1416 par les frères Limbourg.

Les miniatures du Codex Manesse sont au nombre de 137, toutes peintes en pleine page (25 × 35,5 cm) dans un style vigoureux où l’on a reconnu au moins trois mains différentes, peut-être quatre. Elles représentent, parfois isolés mais le plus souvent intégrés à des scènes courtoises ou guerrières, 137 des 140 auteurs de poèmes que contient le recueil. La plupart de ces peintures sont accompagnées d’armoiries : écu seul ou bien écu timbré ou accosté d’un heaume cimé. Ces armoiries sont celles du poète représenté, ou du moins celles qui lui sont attribuées par les peintres du manuscrit, puisque l’étude héraldique a pu montrer que les trois quarts de ces armoiries étaient des armoiries fictives685, faisant allusion à la biographie, à la légende ou à quelques vers fameux du poète en question. On donne à ces armoiries imaginaires le nom de Minnewappen, l’amour courtois étant souvent le signifié principal des figures qui les composent : rose et rosier, feuille de tilleul, cœur, buste de jeune fille, rossignol, coussin, lettre A (pour AMOR). En plus des armoiries des Minnesänger eux-mêmes, on peut voir sur quelques scènes, peu nombreuses, d’autres personnages porter de véritables vêtements armoriés. L’ensemble de ces différents éléments héraldiques contribue à susciter, pour qui n’est pas familier du blason médiéval, une forte impression d’étrangeté. Au reste, une copie partielle du manuscrit, exécutée à la fin du XVIIe siècle pour l’érudit et collectionneur parisien Roger de Gaignières, qualifie le recueil de ces peintures d’Armorial fantastique686. Nul doute qu’il y avait là une source picturale propre à séduire et à impressionner un poète romantique, attiré tout à la fois par l’Allemagne, par le Moyen Âge et par les armoiries.

Le soleil noir

Le texte d’El Desdichado ne comporte aucun terme de blason spécifique et seulement deux tournures véritablement héraldiques. D’une part « le prince… à la tour » (vers 2), c’est-à-dire dont l’écu est chargé d’une tour (de même qu’un chevalier au lion est un chevalier dont l’écu est chargé d’un lion)687 ; d’autre part « mon luth… porte » (vers 3-4), verbe qui dans cet emploi est typiquement héraldique. Ces deux tournures caractéristiques servent à traduire deux images qui sont pour ainsi dire passées telles quelles du Codex Manesse dans le sonnet de Nerval. Le manuscrit montre en effet par deux fois un chevalier-poète arborant un écu à la tour (fol.54 et 194 ; fig. 32) et, surtout, il nous fait connaître ce qui doit être considéré comme l’origine picturale – et non pas littéraire – de ce célébrissime luth constellé porteur du soleil noir, qui revient plusieurs fois dans l’œuvre de Nerval et sur lequel on a tant et tant disserté688. Cela se situe au folio 312, où l’on voit le poète Reinmar der Fiedler doté pour cimier héraldique d’un instrument de musique à cordes (vielle plus que luth ?), enflammé en quatre endroits de flammes noires (de sable, en termes de blason). Ces flammes ont la forme de soleils (fig. 33), et l’ensemble, par son graphisme accusé et ses couleurs sombres, produit une très forte émotion visuelle. Il y a certainement eu là une image qui a fait catalyse dans les souvenirs de Nerval et qui, associée à d’autres images, a contribué à la genèse des deux vers les plus énigmatiques et les plus étudiés de toute la poésie française : « … et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie » (vers 3-4). Je ne conteste certes aucune des interprétations qui ont été proposées concernant ces deux vers, et surtout pas les rapprochements qui ont souvent été faits avec l’image de la Mélancolie gravée par Dürer689, image deux fois présente dans l’œuvre de Nerval690. Mais je suis persuadé que la source première de l’admirable image poétique présente au vers 4 du sonnet se trouve dans le souvenir de cette miniature du Codex Manesse. Au reste, ces flammes héraldiques de sable691 apparaissent sur plusieurs autres miniatures du même recueil. Ainsi au folio 17, où l’on voit, dans une scène de tournoi, un chevalier porter un cimier formé de ces mêmes flammes (fig. 34) : elles ont ici plus qu’ailleurs la forme d’un soleil noir, elles sont en outre placées sur un heaume penché qui, par son curieux port de tête incliné, semble cacher quelque combattant lui aussi « mélancolique ».

Le prince à la tour, le luth constellé, le soleil noir ne sont pas les seules images empruntées par Nerval au recueil des Minnesänger. Quatre autres vers peuvent se lire, presque sans aucun travail de distanciation poétique, sur plusieurs peintures du manuscrit. Ainsi le vers 8 (« Et la treille où le pampre à la rose s’allie »), dont Nerval a donné quatre formulations successives692, se retrouve sur une bonne dizaine de miniatures. Le dessin très particulier du rosier, sous lequel devisent à différentes reprises un poète et sa dame (la rose est par excellence la fleur de l’amour courtois), évoque en effet à la fois le pampre par sa tige ondulée et la treille par l’arrangement en berceau ou en cœur de ses branches et de ses fleurs au-dessus des amants (fig. 32). Cela est particulièrement net au folio 249 verso, représentant le poète Konrad von Alstetten (fig. 35). Ce même folio est probablement aussi la source du vers 10 de Nerval (« Mon front est rouge encor du baiser de la reine »), le baiser sur le front, accordé au poète par une femme couronnée, étant ici au centre de la scène. On note enfin, toujours sur ce même folio 249 verso, en haut à droite, la présence d’un heaume cimé d’un tison enflammé de sable formant, ici encore, comme trois magnifiques soleils noirs mélancoliques.

D’une manière semblable, mais peut-être plus discrète, le premier vers d’El Desdichado (« Je suis le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé »)693 tire probablement son origine visuelle de trois miniatures représentant trois illustres poètes qui semblent plongés dans une réflexion « ténébreuse » ou dans un inconsolable chagrin amoureux : il s’agit de Rudolf von Neuenberg (fol.20), de Heinrich von Veldeke (fol.30 ; fig. 30) et de Walther von der Vogelweide (fol.124 ; fig. 31). Il va sans dire que, pour l’iconographie médiévale, les attitudes de ces trois personnages ne signifient pas seulement le chagrin du cœur694 ; mais il me paraît évident que c’est ce sens qu’y a reconnu Gérard de Nerval. Au milieu du XIXe siècle l’iconographie et les codes de l’image médiévale restaient peu et mal étudiés ; les lectures erronées (ou du moins différentes des nôtres), les surlectures, les glissements de sens étaient fréquents, et l’étaient d’autant plus lorsque le « décodeur » était lui-même un poète à l’imagination exacerbée. Ici le crescendo des trois qualificatifs du sonnet semble se retrouver dans la succession des trois folios du manuscrit (20, 30, 114), qui paraissent exprimer un chagrin de plus en plus accentué. On remarque en outre sur ces mêmes folios 20 (sous forme d’un rosier) et 30 (en semé dans le fond de la miniature) la présence de nombreuses roses. Cette fleur, qui revient comme un leitmotiv iconographique tout au long du recueil, est dans l’Allemagne médiévale tantôt l’emblème tantôt le symbole de l’amour courtois, la fameuse Minne. C’est sans doute à la rose que fait écho le vers 7 de Nerval (« La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé »), même si les critiques, s’appuyant sur une note manuscrite du poète, ont surtout cherché à voir, dans cette fleur poétique et mystérieuse, une ancolie695.

Les ferments de la création

Sept vers ou demi-vers (1, 2, 3, 4, 7, 8, 10) semblent donc avoir eu pour première source figurée les miniatures du Codex Manesse. Mais il est dans le sonnet d’autres éléments qui, d’une manière il est vrai moins patente, peuvent aussi se rattacher à certaines scènes du manuscrit. Ainsi la lyre présente au vers 13, que l’on pourrait reconnaître dans l’instrument à cordes (un claricorde ?) représenté aux folios 217 et 410696. Ainsi, surtout, le vers 12 dans son ensemble (« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron ») : par son premier hémistiche, il pourrait renvoyer à plusieurs scènes montrant un poète (tournoi littéraire) ou un chevalier (tournoi guerrier) victorieux, couronné par une dame (fol.11 v, 54, 151, etc. ; fig. 36) ; tandis que le second hémistiche, sémantiquement indissociable du premier, se lirait presque tel quel au folio 116, où l’on voit le poète Friedrich von Hausen traversant sur une nef un fleuve dans l’eau duquel le peintre a représenté l’Enfer (fig. 37).

Ce sont donc au total au moins neuf vers sur quatorze qu’a pu inspirer le recueil des Minnesänger697. Par là même, s’il est certain que les sources du sonnet ont été multiples698, le Codex Manesse en a bien été le germe principal.

L’a-t-il été par un travail poétique lucide et délibéré ou bien est-il le fruit d’un souvenir visuel plus ou moins conscient ? Répondre à une telle question supposerait une connaissance parfaite des mécanismes de la création poétique chez Nerval, ce qui, malgré les innombrables travaux consacrés à cet auteur, n’est – heureusement – pas encore le cas. Il faudrait aussi cerner tout l’environnement, biographique et psychologique, qui a présidé à l’élaboration du sonnet et de ses quatre versions successives699. Cela a déjà été tenté, et ce n’est pas le lieu ici de le refaire en détail. Nerval compose ce poème à la fin de 1853, au lendemain d’une nouvelle période de troubles mentaux. Désormais il vit sous la menace constante d’une rechute. Comme il l’avait fait avec Sylvie (1853), c’est en se reportant par la mémoire aux jours heureux de son enfance et de son adolescence qu’il essaie de lutter contre le mal qui le persécute. Mais il n’a plus guère d’espoir et prend peu à peu conscience de la fatalité qui pèse sur lui. D’où le titre inexorable du sonnet dans sa version primitive : Le Destin700. Puis ce cri poignant qu’est le titre définitif, El Desdichado, emprunté à l’Ivanhoé de Walter Scott701 et dont les sonorités étrangères semblent avoir une valeur quasi emblématique pour suggérer le désespoir absolu702.

Le problème le plus concret, le seul vraiment étudiable, est de savoir si Nerval a réellement vu le Codex Manesse dans son manuscrit original, et si oui, où, à quelle date, dans quelles circonstances. Est-ce, comme on peut le supposer, au Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale devenue impériale ? En 1852-1853 ? Voire plus tôt ? Une fois ? Plusieurs fois ? Ou bien n’a-t-il eu entre les mains que l’un des nombreux fac-similés – complets ou partiels – publiés entre 1840 et 1853703. Pour répondre à ces questions il faudrait mieux connaître les rapports de Nerval avec les milieux de l’érudition, avec les spécialistes du Minnesang, avec ceux des armoiries médiévales (le curieux personnage qu’était Louis Douët d’Arcq704 par exemple). Il faudrait aussi connaître sa propre bibliothèque, celles de ses proches (Gautier, Hugo, Dumas) et, bien sûr, ses relations avec la Bibliothèque nationale. Nous savons qu’il la fréquentait régulièrement et qu’il y empruntait des livres705. Allait-il également y consulter des manuscrits enluminés ?

Toutefois, la question est-elle si importante ? À dire vrai, il me semble impossible que Nerval ne se soit pas intéressé au Codex Manesse et qu’il n’en ait pas admiré les miniatures et les armoiries. Il s’agissait déjà, au milieu du XIXe siècle, d’un manuscrit très célèbre, l’un de ces trésors que la Bibliothèque nationale exhibait parfois et dont circulaient, sous une forme ou sous une autre, de nombreuses reproductions. Il s’agissait en outre d’un manuscrit tout à la fois médiéval, allemand, poétique, héraldique et musical, tous domaines pour lesquels Nerval nourrissait un goût profond. Son attirance pour le Moyen Âge germanique706, son amitié avec Heinrich Heine707, grand admirateur du Minnesang et lui aussi lecteur familier de la Bibliothèque nationale, ne pouvaient que le conduire vers le fameux Codex. Si cela ne s’est pas produit à partir du manuscrit original lui-même, cela a dû se faire par le biais du fac-similé partiel qui en a été donné en 1850 par B.C. Mathieu et F.H. von der Hagen708 ; ou bien grâce aux reproductions que ce dernier auteur a publiées dans les différents travaux qu’il a consacrés aux Minnesänger entre 1842 et 1852709. Toutefois, la métamorphose de l’allégorie aux flammes de sable en un symbolique soleil noir m’incite à penser que c’est bien le manuscrit original, avec son style héraldique saisissant et ses couleurs en à-plat710, que Nerval a directement contemplé711.

Une œuvre ouverte

Le rapprochement qui vient d’être fait entre le Codex Manesse et El Desdichado n’infirme en rien les analyses, les commentaires ou les déchiffrements du poème qui ont été proposés depuis plus d’un siècle. On sait que Nerval, dont le savoir était prodigieux, jouait avec toutes les cultures, avec toutes les analogies, avec tous les niveaux de sens. D’où la diversité des hypothèses proposées pour éclairer, sinon décoder, les quatorze vers du sonnet : biographiques, astrologiques, mythologiques, historiques, ésotériques, alchimiques, maçonniques, musicales ou esthétiques. Elles sont en fait complémentaires et non pas opposées. D’un travail poétique infini, foisonnement d’allusions et de vibrations ineffables, il ne peut résulter qu’une œuvre ouverte, offrant au lecteur un nombre illimité de sens, d’échos et de rêves. Le prince d’Aquitaine à la tour abolie peut ainsi être – comme on l’a proposé – aussi bien un ancêtre (imaginaire) de Nerval qu’un héros de Walter Scott, un compagnon de Richard Cœur de Lion, un seigneur de la maison de Lusignan, le Prince Noir, Gaston Phébus, l’arcane XVI du tarot, et bien évidemment le poète lui-même712. Rien ne s’y oppose. Le vers n’est vers que parce qu’il est fondamentalement polysémique. Chaque lecteur peut et doit avoir sa propre lecture.

Au-delà de la mienne, ce que je souhaite avoir montré ici, c’est, d’une part, le rôle joué par l’héraldique dans la création poétique nervalienne713 et, d’autre part, l’empreinte très forte qu’a laissée chez Nerval la contemplation du célèbre recueil armorié des Minnesänger714. Que chaque strophe ait été réécrite plusieurs fois, que chaque vers ait failli être un autre vers715, laisse supposer que cette empreinte n’était plus d’une netteté première. Nerval n’a certes pas consciemment construit son sonnet en transposant en vers quelques miniatures du Codex Manesse. Celles-ci n’ont agi sur la création poétique d’El Desdichado qu’à distance, sous forme de catalyse, tantôt de manière presque obsessionnelle, tantôt de manière plus évanescente. Il est en outre probable que le souvenir de ce manuscrit a laissé des traces dans d’autres textes nervaliens. L’enquête est ouverte pour les rassembler716. El Desdichado est absolument indissociable du reste de l’œuvre717. Il en est l’intertexte par excellence, celui qui se situe au carrefour de toutes les allusions, de toutes les résonances, de toutes les détresses. Il en est l’emblème.

El Desdichado

Je suis le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé,

Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :

Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

Et la treille où le pampre à la rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;

J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de la fée718.