La route suivait en ligne droite, sur une distance d'une dizaine de kilomètres, l'étroite bande de terre, sorte de digue naturelle ou de lido qui séparait la mer de l'étang au bord duquel des agglomérations paraissaient lagunaires avec leurs lumières soufrées reflétées dans l'eau.
Sous la lune, les parcs à huîtres hachuraient l'étang. De l'autre côté, l'immensité de la mer étale. À l'extrémité de la digue, le volcan éteint.
Durieu roulait lentement pour profiter de ce parfum nouveau d'hiver méditerranéen mêlé d'embruns et de sable mouillé. Ce soir il était presque heureux ; libre en tout cas et cette liberté ressentie valait un bonheur éprouvé. Pour profiter de ce moment, le fixer dans une espèce de stase du temps, il décida de s'arrêter.
Il remarqua au bord de la route ce qui paraissait être une aire de stationnement, d'où l'on pouvait profiter de la vue sur la ville sans même avoir besoin de sortir de sa voiture. Dès qu'il fut engagé sur le bas-côté, il eut l'impression de s'enfoncer dans le sol. Sans y prendre garde, il avança encore puis voulut reculer afin de mieux placer la voiture, mais les roues tournaient dans le vide. En ouvrant la portière, il constata que le sable atteignait le bas de la caisse.
Comment se tirer de là ? Il était tard. Abandonner le véhicule et faire du stop ? Il passait peu de voitures. Trouverait-il à Sète une dépanneuse ? Faudrait-il dormir à l'hôtel et remettre au lendemain ce qu'on ne pourrait faire le soir même ? Il était peu probable de trouver un garage ouvert à onze heures du soir dans une ville où il faut de l'ingéniosité pour se faire servir à dîner après neuf heures. Pourquoi tout simplement ne pas dormir dans la voiture ? Il l'avait déjà fait. Était-il devenu trop vieux pour faire ce qui à vingt ans lui eût paru si naturel ? Il pensa, il est vrai, avec un tendre pincement, au lit douillet de sa mère quand une voiture passa puis une autre.
Venant de Sète, de nombreux phares se succédèrent. Cette affluence soudaine devait marquer la fin d'un spectacle, d'un match ou d'une séance de cinéma.
Il sortit de la voiture pour se placer au bord de la route. Plusieurs véhicules passèrent sans le voir. Enfin une voiture freina et s'arrêta un peu plus loin. Il courut jusqu'à la portière d'une Range Rover.
Une femme au volant, le visage à peine révélé par les lumières du tableau de bord.
– J'ai voulu m'arrêter, je me suis ensablé !
– Vous n'êtes pas le premier ! Il ne faut jamais sortir du droit chemin, dit-elle d'une voix chaude, profonde. Heureusement que je suis dans cet engin. J'espère toutefois avoir un câble ! Vous n'en avez pas ?
– Pas que je sache !
Elle descendit d'un bond de la voiture. Il essaya de la regarder sans la dévisager, mais dans le contre-jour des phares ce n'était pas facile. Quel était le visage de cette voix ? Quel cran ! pensa-t-il, pour se porter, la nuit, au secours d'un inconnu sur une route peu fréquentée. Il le lui dit.
– Je ne suis pas froussarde mais en revanche je suis pressée. Faisons vite !
Elle souleva le hayon de sa voiture et se mit à fouiller dans un carton. Il n'osait pas s'approcher et tirait le cou pour tâcher de la voir. Elle portait un caban qui la dissimulait.
– Voilà ! Je me disais bien, connaissant mon mari, qu'il devait y avoir le nécessaire à bord. Tenez, dit-elle en lui tendant un filin d'acier, accrochez ça à votre voiture, je m'occupe de la mienne.
Durieu fit ce qu'elle demandait.
– Bon, prenez place dans votre voiture, moteur en marche, mais restez au point mort jusqu'à mon signal.
La femme s'installa au volant. Du bras, par la glace baissée, elle fit un signe puis mit les gaz. Le filin se tendit mais la vieille Peugeot ne bougeait pas d'un pouce. La femme sortit la tête par la portière et cria quelque chose. Durieu n'entendait rien à cause du bruit des moteurs. Il descendit de la voiture et s'approcha de la vitre baissée. De l'habitacle venaient un parfum exquis, sa voix ; une voix nocturne ; mais qu'avait-elle dit ? De loin ou de près, c'était la même chose ; il s'arrêtait au chant de contralto sans comprendre les paroles.
– Vous m'entendez ? demanda-t-elle.
Il effleura son oreille de son index pour signifier d'un air navré qu'il ne savait toujours pas ce qu'il fallait faire.
– J'ai dit : ne restez pas dans votre voiture ; ça l'alourdit. Vous y sauterez dès que je l'aurai tirée de son ornière. Je vais encore essayer. Si l'on n'y parvient pas, il faudra laisser tomber et appeler une dépanneuse.
Mû par un pressentiment, il retourna à sa voiture pour vérifier que le levier de changement de vitesses était bien au point mort et se rendit compte alors qu'il avait oublié de débloquer le frein à main. Où ai-je la tête ? Si elle s'en était rendu compte, elle penserait que je suis pire qu'un imbécile : un con, tout court !
Elle donna les gaz à fond et la Peugeot, dans une ultime secousse, fut arrachée au sable.
Quand la voiture fut de nouveau sur l'accotement, la femme s'arrêta et, sans couper le moteur, descendit de la Range Rover en laissant la portière ouverte. Durieu y vit l'imminence d'un départ. Comment empêcher cette femme de s'en aller tout de suite ? Elle était déjà en train de défaire le câble ; il se précipita pour le faire à sa place. Comme leurs têtes baissées se touchaient presque, la femme se retira et le regarda faire.
– Je ne sais comment vous remercier, c'est... si gentil de vous être arrêtée ; non... c'est beaucoup plus que gentil.
Maintenant il osait la regarder ou plutôt il la dévisageait. Elle ne baissa pas les yeux et soutint son regard avec un sourire. Le silence était profond. La nuit, partout, limpide et noire ; la lune avait disparu.
Elle disait que c'était l'heure, qu'elle devait partir, qu'elle était en retard.
– Attendez !
Elle rit.
– Je ne me suis même pas présenté. Je m'appelle Vincent... Vincent Durieu.
– Et moi Zelda Keller... Il faut que je me sauve !
– Ne pourrait-on pas se revoir ?
– Ce sera difficile ! Je vous ai dépanné de bon cœur mais maintenant il faut que je file.
Elle lui fit un salut en s'éloignant d'un pas rapide.
Il la regarda disparaître. Les feux arrière du véhicule ne furent plus bientôt que d'imperceptibles points rouges. La surgie de la lune éclaira la nuit et la mer brasilla sous un vent frais.