L'AMOUR D'UNE MÈRE

Freud a écrit que seul l'amour d'une mère peut faire d'un homme un génie. Marco n'avait rien de Léonard de Vinci mais il s'employait à faire croire qu'il était un grand peintre. Seule la promotion de sa peinture l'intéressait, et les femmes. Il n'achevait aucune aventure ; il y avait toujours une autre femme ; il était porté de l'une à l'autre par sa nature tout aussi capable d'un vertige passager avec l'une qu'avec l'autre.

Le long cortège des femmes qu'il avait connues défilait dans sa tête comme un film de chasse. Certaines s'étaient servies de lui ; avec d'autres, il n'avait pas toujours fait preuve de beaucoup de scrupules ; il n'avait pas hésité à son tour à se servir d'elles, pour asseoir sa carrière, trouver des galeries qui voulussent bien exposer les rares œuvres qu'il peignait en s'inspirant d'autrui. Il jouissait avec bonne humeur du mécénat que lui valaient ses attraits physiques.

Il n'avait jamais aimé, bien qu'il eût souvent déclaré à ces femmes un amour dont il avait essayé lui-même de se persuader. Il faut dire qu'il avait une idée élevée de l'amour ; surtout cette réserve d'instinct et cette prudence à le reconnaître qui mieux que tout l'empêchent de naître.

Il venait d'avoir vingt ans quand une femme du monde au fils de laquelle il donnait des cours de dessin lui apprit à faire l'amour avec ces raffinements qui devaient lui attacher par la suite toutes les femmes qu'il avait décidé de séduire. Fort de cette science indispensable à un jeune homme pauvre à Paris, il poussa comme une belle plante dans la serre du faux luxe ; pour n'être ignorant d'aucune expérience, parce qu'il y vit aussi une source de profit, on disait de lui qu'il ne s'était pas refusé aux hommes qui s'étaient portés acquéreurs... Mais on dit tant de choses sur les gens... Quittait-il quelqu'un, il ne le regrettait pas. Il ne considérait, ne voyait, ne sentait que le présent, ignorant tout à fait l'attendrissement que provoquent chez certains êtres sensibles le souvenir des jours écoulés et la nostalgie des bonheurs enfuis. Il vivait au jour le jour, sans morale et sans frein. Profiter de la vie au nom d'une idée personnelle qu'il se faisait de la précarité de l'existence humaine lui tenait lieu de principes.

Marco, grâce à son aimante mère, avait reçu une bonne éducation. Fils d'un immigré italien arrivé en France comme ouvrier au bras d'une femme de chambre, Marco avait profité des leçons particulières que sa mère payait à la sueur de son front ; il était devenu bon élève. Sa parole était facile et coulante. Il savait parler d'amour ; faire une déclaration brûlante en pensant à autre chose, au loyer qu'il fallait payer par exemple ou au costume élégant qu'il voulait acheter. Il n'ignorait pas le pouvoir des flatteries adroites et son expérience lui avait appris qu'envers les femmes il n'y a que les compliments ou les injures.

On était au mois d'avril. La température s'était brusquement élevée. Zelda décida qu'il était temps de sortir les orangers de la serre où ils avaient passé l'hiver.

Ahmed poussait avec l'aide de Zelda un grand vase en terre placé sur une planche à roulettes quand Marco, qui rentrait de faire son exercice, survint. Vêtu d'un survêtement rouge qui ne laissait rien ignorer de son anatomie, il s'avançait de sa démarche d'animal sûr de ses effets. Zelda se trouvait à l'entrée de la serre. Il s'avançait vers elle :

– Je constate que je tombe bien ! Ce doit être lourd, laissez-moi vous remplacer !

Zelda, d'un joli geste de la main, ramena vers l'arrière une mèche de cheveux qui cachait ses yeux maquillés.

Marco s'empara du pot avec aisance et le poussa sur la terrasse. Ses larges épaules témoignaient assez de sa force physique.

Zelda indiquait où placer le vase suivant.

– Je vous demande pardon, dit-il, un peu essoufflé par l'effort, de vous avoir aussi clairement exprimé que vous me plaisiez. Cela ne se fait peut-être pas ?...

Zelda ne répondait rien. Il ajouta :

– Vous m'en voulez, n'est-ce pas, d'avoir été franc mais quand j'ai déclaré que vous étiez belle, j'étais en dessous de la vérité. À la lumière du jour je vous trouve encore plus désirable !

Zelda, très troublée, alla cacher sa confusion à l'intérieur de la serre. Marco la suivit.

– Vous êtes fâchée ?

– Non, pas du tout, mais je croyais que vous étiez venu nous aider à sortir ces orangers.

– Je voulais vous parler !

– Que voulez-vous de moi, demanda-t-elle, presque hostile.

– Rien qu'avoir le plaisir de sortir vos orangers et de parler un peu avec vous !

– Je ne vous en empêche pas !

– Comme vous êtes dure avec ceux qui vous veulent du bien !

– Non ! Pourquoi ?

Marco s'éloigna pour aider le gardien à descendre un vase de sa planche à roulettes.

Zelda, munie d'un sécateur, émondait un oranger ; elle coupait les branches sèches.

La beauté de Zelda dont le peintre s'était d'abord amusé à faire l'éloge avec ce baratin qui lui était propre, l'avait réellement séduit lorsqu'il l'avait revue en plein travail avec son visage si pâle à peine coloré par l'effort et ses beaux yeux ombrés avec art. Quoiqu'il fût moins sincère qu'elle ne le pensait, il l'était davantage qu'il ne le croyait lui-même.

Zelda se réfugia dans le salon en se demandant ce qui lui arrivait.

Durieu survint sur ces entrefaites et la trouva fort agitée mais elle ne voulut point parler de la cause de son trouble. Elle lui avait parlé librement de son amour pour Jeff et de l'affection que lui inspirait Laurent, mais son cœur aujourd'hui restait le seul confident de ses sentiments à l'égard du peintre. Durieu s'aperçut de la disposition d'esprit de son amie et n'insista pas.

Comme elle l'invitait à revenir pour le dîner, il répondit qu'il voulait terminer ce qu'il avait commencé et préférait dîner chez lui, ce soir.