L'OMBRE

DE DEUX CORPS ENLACÉS

Laurent fut obligé de s'absenter. Il devait se rendre à Hambourg afin d'y négocier un contrat. Il s'excusa auprès de Marco et ajouta sans malice qu'il ne doutait pas que Zelda sût le distraire pendant les deux ou trois jours que durerait son absence.

L'amour avait introduit un grain de folie dans l'esprit de Zelda sans qu'elle en fût consciente. Si Laurent n'était pas parti, rien ne serait peut-être arrivé ; mais en perdant la nécessité de se contrôler devant son mari, Zelda pouvait se laisser aller à ces regards énamourés, ces sourires complices, ces gestes de tendresse esquissés et aussitôt refoulés qui, pour Durieu, révélaient l'amour mieux qu'une déclaration verbale. Restait Durieu, justement, qu'on avait pris l'habitude d'inviter chaque soir. Les petites l'attendaient pour lui réciter leur leçon et, s'il ne venait pas, elles harcelaient leur mère de questions sur les raisons de cette absence dont on lui faisait grief. Malgré l'intimité qui le liait aux Keller, Durieu ne venait jamais le soir sans que Zelda le lui eût demandé. En général elle l'appelait le matin et terminait la conversation par un « à ce soir pour dîner » exprimé avec une nuance de tendresse qui chaque fois faisait plaisir à Durieu, comme si elle lui avait dit qu'elle l'aimait. En revanche, il arrivait qu'il passât dans la journée, le plus souvent à l'heure où les enfants sortaient de l'école pour les voir et prendre une tasse de thé avec leur mère.

Le soir du départ de Laurent, Zelda n'osa pas ne pas inviter Durieu. Il se rendit à Laugaran dans un état d'émotion compliqué. Il avait les mains moites. Sa tête pleine de l'incessant froissement de son sang faisait un bruit de papier. Pendant tout le dîner, il regarda Marco pour se forcer à reconnaître que le peintre était mieux que lui et que cela seul justifiait qu'il plût à Zelda. Ses yeux verdâtres à fleur de tête, légèrement bridés, ses pommettes saillantes et cette bouche dédaigneuse aux lèvres sèches provoquaient son envie et son antipathie. De plus, il découvrait que Zelda aimait comme seules aiment les femmes qui ont le caractère indépendant ; c'est-à-dire que lorsqu'une femme forte et courageuse devient faible, elle est plus faible que celle qui a toujours été faible : elle s'abandonne. Ce spectacle était éprouvant pour Durieu ; il lui semblait que Zelda n'avançait plus que couchée.

À table, il fut au supplice : on n'attendait que son départ. Pourtant, les petites compensaient l'éloignement de leur mère par une tendresse renouvelée et ce charmant badinage auquel Sabine surtout se livrait avec prédilection. Zelda et Marco étaient dans leur bulle ; Durieu craignait que les petites ne finissent par s'en rendre compte. Zelda et Marco parfois faisaient l'effort de parler, mais leurs paroles étaient des mots jetés en l'air n'importe comment et que ni l'un ni l'autre n'écoutaient ; c'étaient des mots de convention ; les amants ne les prononçaient que pour remplir le silence impudique, comme s'ils s'étaient trouvés nus l'un devant l'autre. Les silences étaient pires que les paroles ; Durieu sut que dès qu'il serait parti ça commencerait.

À la fin du repas, Sabine et Laure voulurent que Durieu les couchât. Cela consistait en une séance de chatouilles qui remplissait la maison de cris et de rires et en un conte pour s'endormir. Quand il redescendit, contrairement à son habitude, au lieu de s'asseoir au salon, Durieu prit pour se retirer le prétexte qu'il voulait encore un peu travailler avant de se coucher. Cette excuse fut reçue par Zelda avec indifférence. Elle ne dit rien pour retenir Durieu. Elle ne le raccompagna pas à la porte.

Il se demandait où ça allait se passer. Ils n'auraient pas le culot tout de même de faire ça dans le lit de Laurent ? Et si les petites entendaient quelque chose, des cris échappés de cet amour insensé ? Si elles assistaient à la scène...

Durieu prit sa voiture pour rentrer, mais à l'entrée de Marseillan, il ralentit, fit demi-tour devant le cimetière et retourna d'où il venait. Il gara sa voiture au bord du chemin de terre qui menait à l'entrée de la propriété et marcha pour n'être pas entendu. La façade de la maison était obscure n'était la lumière de l'entrée restée allumée. Cela l'inquiéta. Il fit le tour de la maison pour voir de la terrasse si la chambre de Zelda était encore allumée ; il était un peu rassuré. Au loin, à droite, les lumières de Marseillan se reflétaient dans l'eau de son port. Il se dirigea vers sa voiture. Alors qu'il arrivait à la grille, il vit de la lumière dans le bâtiment où logeait le peintre, une ancienne dépendance aménagée en chambre d'amis. Les volets étaient ouverts et les rideaux pas tirés.

Durieu s'approcha de la fenêtre ; à ses pieds sur l'herbe s'étendait l'ombre de deux corps enlacés. Il s'approcha davantage en se glissant le long du mur et s'arrêta tout contre la fenêtre. Pas un bruit ne troublait le silence. Il regarda dans la pièce. Ils étaient nus serrés l'un contre l'autre, debout sous la lumière blanche qui tombait du plafond. Le cœur lui battait. Il n'osa pas regarder de nouveau, de peur d'être vu. Il se retira, reprit sa voiture et rentra.

Dès qu'il fut de retour chez lui, ses sentiments trop longtemps contenus débordèrent. Ces deux corps soudés l'un à l'autre ; le dos de Zelda, ses fesses, sa peau d'un beige uni ! Pas le corps d'une jeune fille, celui d'une femme dans sa plénitude contre celui d'un homme dont les muscles bougeaient sous la peau mate. Durieu avait reçu cette image comme un coup de couteau ; il respirait mal : rage, désir, jalousie ; il était trop bouleversé pour trier ses sentiments, les classer par ordre d'importance, mais le désir était plus fort que tout le reste et il s'endormit sur cette image irrésistible de deux corps qui faisaient l'amour comme s'ils étaient faits l'un pour l'autre.