Durieu entra par la porte de la cuisine. Il portait les deux chaises provençales qu'il offrait à Zelda. Lorsqu'elle les avait vues chez lui, elle s'était extasiée. Elle les trouvait « charmantes ».
Zelda d'abord les refusa. Elle s'en voulait d'avoir écarté Durieu la veille.
– Tu m'as bien dit que tu les aimais ?
– Evidemment, je les trouve jolies.
– Alors ?
– Pas question ! mais je veux bien te les acheter !
– Je bouffe chez vous tous les jours et tu ne voudrais pas de mes chaises !
– C'est sans rapport... Vincent.
– J'insiste. Si je vends la maison, je la vends vide. Ma mère aurait aimé voir des chaises qu'elle avait choisies, chez toi.
– Je les mettrai dans ma chambre... à moins que je ne les descende au salon ? Qu'en penses-tu ? Enfin j'essaierai... Tu dînes avec nous ce soir ? Laurent ne va pas tarder.
– Il rentre aujourd'hui ?
– Il m'a appelée tout à l'heure. Les Allemands ont signé le bon de commande, il est fou de joie.
Durieu était heureux de revoir Laurent ; il espérait que sa présence mettrait un frein aux ébats des deux amants.
Le dîner fut amical, enjoué même, grâce à Laurent. Les amants adoptèrent un comportement qui ne permettait pas de deviner, fût-ce à un œil soupçonneux, les relations qu'ils entretenaient. Zelda déclara avoir montré la région à Marco. Il ne fut pas question des entretiens libidineux, des tête-à-tête lubriques, de leur intimité scabreuse, de fornication, de luxure ou de stupre. Elle mentait avec aplomb en disant qu'ils étaient montés sur le mont Saint-Loup pour voir le panorama. Marco hochait la tête en signe d'acquiescement lâche.
Laurent aimait parler ; au lieu de les questionner, il se perdait dans l'étymologie des noms de lieux, de sorte qu'il ne se rendit pas compte que l'emploi du temps véritable des amants était occulté.
– Alors, cette étiquette, demanda Laurent, ça avance ?
– J'y travaille, répondit Marco. D'ailleurs, j'y vais de ce pas !
Dès que le peintre fut parti, Laurent dit pour se justifier :
– Il faut qu'il me fasse mon étiquette quand même. Je ne l'ai pas invité pour rien !
– Tu veux insinuer que je n'aurais pas dû l'emmener dans d'aussi longues promenades ?
– Non, tu as bien fait ! mais enfin... il en a pour une journée ou deux... il ne faut pas exagérer...
– Encore faut-il qu'il soit inspiré !
– L'autre jour tu parlais de mon peintre ; ne croirait-on pas aujourd'hui que c'est le tien ?
– Tu sais, Laurent, Marco est un artiste ; il a besoin de temps pour s'imprégner du site et en extraire l'essence.
– Oui, tu as sans doute raison, Vincent.
– N'aurais-tu pas un petit côté négrier, mon chéri ?
– Voyons, Zelda !
Durieu s'en alla bientôt, sous le prétexte que lui aussi voulait encore travailler avant de se coucher.
Il laissait toujours sa voiture à l'entrée de la propriété devant la maison du gardien pour avoir le plaisir de traverser à pied le jardin de Zelda. Il aimait parcourir l'allée de cyprès qui débouchait sur la cour où les deux gingkos s'étaient couverts avec la belle saison d'une pyramide de feuilles flabelliformes vert tendre.
Il vit de la lumière chez le peintre. Il s'écarta de son chemin et coupa à travers ce que Zelda aimait à nommer son « jardin en mouvement ».
Les plantes semées au gré du vent s'associaient en pleine liberté. Des acanthes se serraient autour des pieds fragiles des clématites ; ces lianes enlaçaient les tiges épineuses des rosiers et montaient en chœur à l'assaut des oliviers.
À cette heure, entre chien et loup, on n'entendait plus le chant des cigales ; leurs stridulations avaient cessé. Durieu ne percevait que le fléchissement sourd des graminées et des euphorbes sous ses pas. Le pavillon des invités était plongé dans une atmosphère bleutée, sauvage.
Il s'approcha de la fenêtre et frappa au carreau. Marco eut un grand sourire.
– Ah, c'est toi ! Entre donc, Vincent ! dit-il d'un air amical.
– J'ai vu de la lumière en passant... Alors, tu bosses !... Laurent s'inquiète pour son étiquette.
– Pour l'instant, je prends mes repères.
– C'est un beau coin, n'est-ce pas ? Et les environs, comment les trouves-tu ?
– Zelda a raconté des blagues à Laurent ; on n'est pas sortis d'ici ou presque.
– Si tu veux je peux te faire faire un tour demain. Je crois que Zelda n'est pas disponible ; ils vont à un truc officiel à la Chambre de commerce.
– Dis donc, c'est calme dans ce trou. Les gens de ce bled doivent pas s'amuser tous les jours. Y a-t-il des boîtes ?
– Oui, plusieurs... Mais elles sont moins animées que l'été.
– C'est loin ?
– Ça dépend laquelle.
– On sort boire un verre ? Je ne vais de toute façon rien foutre ce soir.
– D'accord.
– Choisis la plus sympa ! Mais avant, on va s'en rouler un !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Marco avait confectionné le joint avec dextérité. Il le porta à ses lèvres, l'alluma, tira dessus voluptueusement et le tendit à Durieu. Durieu hésitait. L'odeur enivrante du haschisch se répandait dans la pièce. Il s'était juré de ne plus fumer. C'était le moment de se prouver qu'il avait de la volonté et pourtant, juste une « taf » comme eût dit Djamel. Il le rendit à Marco. Quand ce dernier le lui tendit de nouveau, Durieu le refusa.
Ils se rendirent sur le volcan. Une boîte de nuit faisait retentir sa musique dans une espèce de forteresse qui dominait la mer. Durieu gara sa vieille Peugeot au milieu des voitures neuves et rutilantes.
La salle était pleine de monde, bruyante, enfumée et l'on entendait « Les histoires d'a... » des Rita Mitsouko : « ... mour finissent mal en général. Les histoires d'a... » Ils commandèrent des gin-fizz et restèrent au bar. Certains dansaient en groupe, d'autres en couple tandis que, tout seuls sur une estrade, des danseurs se regardaient gesticuler devant la glace. Parmi ceux-ci une fille jeune, assez jolie avec une bouche aux lèvres sensuelles. Elle était très bien faite. Ses courts cheveux blonds dégageaient une nuque et des épaules dorées.
– Viens, on va voir d'un peu plus près, dit Durieu en se levant.
Leur verre à la main, ils se plantèrent près de la fille. Marco la dévisageait tout en commençant à esquisser quelques pas de danse. Il promenait son regard sur sa robe noire qui moulait de petits seins arrogants. Se sachant regardée, elle s'appliquait davantage, se déhanchait gracieusement pour mettre en valeur ses formes.
Durieu savait qu'il assistait aux prémices d'une rencontre. Il s'éloigna d'eux pour explorer les profondeurs de la boîte.
Quand il revint sur la piste, le peintre et son modèle parlaient ensemble. Marco présenta la fille à Durieu qui, par discrétion, retourna s'accouder au bar où il commanda un deuxième gin-fizz.
Perché sur son haut tabouret, il surplombait la piste et pouvait les observer bien que la lumière baissât d'intensité. La fille cala son épaule nue et sa longue jambe polie contre son partenaire. À pas glissés, sans paroles, liés par une étreinte étroite, ils dansaient. Autour d'eux tournaient les taches colorées des autres couples. Il n'était pas facile de distinguer les sexes. Les garçons et les filles étaient minces, la nuque rasée, musclés, jolis, hardis, indépendants.
Un beau brun, par sa stature, dépassait les autres. Durieu ne voyait que sa carrure puissante et son râble musculeux. Il dansait avec un jeune homme fessu aux yeux bleus. Le couple entra dans la lumière ; un rayon laser sculptait les traits de leur visage : on eût dit deux frères.
De temps en temps, un couple quittait la piste pour se réfugier dans une salle obscure qui ouvrait près des vestiaires ; la musique dans cette partie de la boîte était assourdie. Sur les banquettes le long des murs, on flirtait dans l'imbroglio métaphysique. Le peintre y entraîna bientôt sa cavalière.
Durieu descendit de son tabouret et, pour ne pas être vu, se dissimula derrière un grand Noir excentrique. Après leur avoir laissé le temps de s'installer, il entra à son tour dans la pièce sombre. Il se faufila entre les banquettes afin d'avoir le couple enlacé pour vis-à-vis.
La robe remontée de la danseuse laissait apparaître ses jambes de bronze. Marco avait passé sa main gauche sous la robe entre ses cuisses et de l'autre caressait les seins de la fille en l'embrassant à pleine bouche.
Pendant ce temps Zelda ne dormait pas. Le ronflement de Laurent à côté d'elle lui était insupportable. Elle s'était refusée à lui sous prétexte d'être indisposée. Il n'avait pas insisté. Au lieu de reconnaître dans ce tact une preuve de sa délicatesse, elle y vit avec soulagement celle de son indifférence. Elle se tournait et se retournait en se demandant comment son mari ne se réveillait pas. Elle avait des impatiences dans les jambes, des démangeaisons, un énervement de tout le corps qui lui fit regarder une petite promenade dans la maison comme le seul remède à son agitation.
Elle se leva doucement et dans le noir, sans allumer l'escalier, descendit au salon. Les volets n'étaient pas fermés. L'éclat de la lune baignait les meubles d'une lueur spectrale.
Elle se rendit à la cuisine pour y prendre une pomme dans l'espoir que manger lui apporterait le calme. Elle marchait sur les carreaux cirés du sol sans sentir le froid ; elle n'avait pas chaussé de pantoufles.
N'y tenant plus, sans prendre le temps de s'entourer d'un châle, elle sortit par la porte de la cuisine et courut en direction de la chambre de Marco.
Elle évitait les allées de gravier moins pour ne pas s'écorcher les pieds que par peur de leur crissement.
Il n'y avait pas de lumière chez le peintre ; elle pensa qu'il dormait et gratta à sa porte comme une chatte qui vient mendier des caresses obscènes. Personne ne répondit. Avait-il le sommeil profond ? Elle poussa le battant. Une âcre odeur de haschisch lui monta au nez. Elle ne put réprimer un cri :
– Marco !
Nul ne répondit. Elle alluma. Le lit était vide ; il n'avait pas été défait. Zelda, sans comprendre, se tenait sur le pas de la porte. Son désir était tombé tout à coup pour faire place à un sombre accablement nourri de mauvais souvenirs. Elle voulait pourtant se rassurer.
Il sera sorti pour se promener dans le jardin, pensa-t-elle. Elle allait le retrouver. Elle scruta l'espace devant elle et distingua au milieu des herbes sauvages une passée. Les traces de pas laissées par Durieu la conduisaient ; elle ne doutait pas de voir surgir son amant sous la lune.
Elle arriva au pied des gingkos. Son regard s'égara dans leur frondaison de cœurs déchirés.
Elle courut vers les grands pins en faisant un détour pour ne pas passer devant la maison des gardiens. Deux choisyas en fleur flanquaient un banc en teck. Il était vide. C'était un endroit délicieux l'été pour s'abriter de la chaleur, mais pour l'instant les ombelles de fleurs blanches de ces orangers du Mexique dégageaient une odeur fruitée et entêtante qui lui souleva le cœur.
Elle longea le mur d'enceinte bordé de myrtes et de lauriers jusqu'à la grille d'entrée ; elle était fermée. Elle redescendit l'allée de cyprès. L'obscurité lui fit peur. Elle se mit à courir vers la maison qu'elle contourna pour se retrouver sur la terrasse. Laurent dormait dans la chambre située juste au-dessus ; elle traversa la terrasse sur la pointe des pieds. Elle pénétra dans la serre où régnait une forte odeur d'humus humide et vert. Elle poussa jusqu'aux bambous géants qui formaient à l'est un épais bosquet noir derrière lequel s'étendaient les chais et les communs. Elle revint sur ses pas, retourna au pavillon, mais ne trouva Marco nulle part.
Il sera sorti marcher sur le bord de l'étang ! Sans doute est-il comme moi sujet à l'insomnie, les nuits de pleine lune !
Elle décida de rentrer se coucher. Parce qu'elle était trop énervée pour dormir, elle se prépara une infusion de passiflore. Elle caressait l'espoir que cette tisane la calmerait. Après l'avoir bue, elle se dit que Marco était sans doute de retour maintenant. Elle le trouverait couché dans son lit.
Dans la chambre vide planait l'odeur écœurante du haschich. Elle s'affala sur le lit. Elle pensa à Jeff et se mit à sangloter de dépit.
– Plus jamais ! Plus jamais ça !