Comment renoncer à cet amour tout juste éclos ? Pouvait-elle éloigner Marco en lui disant qu'elle s'était oubliée avec lui par faiblesse ou mieux par caprice, mais qu'elle ne l'aimait pas, qu'elle ne l'avait jamais aimé ?
C'était une possibilité douloureuse mais Zelda l'envisageait avec fermeté. Dès qu'elle croyait avoir pris cette décision, elle se torturait ; elle imaginait qu'après l'avoir quittée, Marco aimerait une autre femme et ne songerait plus à elle. Elle avait assez pénétré le caractère de son amant pour savoir qu'il ne se piquait pas de fidélité, encore moins de constance, et l'oublierait à partir du moment où il ne la verrait plus.
Ils venaient d'avoir une discussion animée au sujet de leur fuite éventuelle. Marco précipitait les choses. Zelda voulait gagner du temps. Irrité par ses mesures dilatoires il menaça de partir seul et de ne jamais la revoir. Elle expliquait qu'il lui faudrait d'abord trouver de l'argent, qu'elle ne pouvait réunir en trois jours la somme nécessaire à leur voyage et à leur subsistance au Maroc.
– Tu mens, dit Marco, je suis sûr que tu as de l'argent ! Tu ne veux pas me suivre, car tu aimes ton mari.
– Oui, j'aime Laurent !
– Si je pars, tu ne me reverras jamais !
Malgré le temps menaçant, Marco avait insisté pour emmener Zelda en bateau. Elle avait essayé de s'opposer à cette virée sous le prétexte qu'il fallait qu'elle fût rentrée à quatre heures pour aller chercher Laure et Sabine à l'école, mais il n'avait rien voulu entendre et avait décrété que si elle ne voulait pas l'accompagner, il irait seul.
Zelda, pleine d'appréhensions, demanda à Marco de ne pas faire voile vers le large et de se contenter de rester sur l'étang. Il répondit qu'il naviguerait sur la mer.
Ils n'avaient pas parcouru un mille marin que le vent se leva. Les voiles se mirent à claquer. Le bateau prenait de la vitesse.
Avec Laurent, elle n'avait jamais peur. Elle le savait prudent, courageux et capable de se sortir de n'importe quelle situation difficile. En un mot, elle avait confiance en lui tandis qu'avec Marco, elle ne pouvait se défaire d'une appréhension désagréable qu'elle mit sur le compte de la superstition. Elle pensa à l'avenir de Laurent s'il la perdait ; il deviendrait comme son père, ce n'était pas le genre d'homme à refaire sa vie ; il était trop entier ; il se mettrait à boire et se négligerait. Et ses filles, abandonnées si tôt à la solitude d'une vie sans mère ! Elle pria qu'il n'arrivât rien.
Le bateau s'enfonçait dans le creux des vagues et remontait sur les crêtes dont l'écume fouettait l'étrave. Elle avait peur ; elle commençait à avoir mal au cœur.
Dans le ciel brouillé, des éclairs zigzaguaient ; la côte déjà paraissait loin et l'esquif voguait vers le cap d'Agde, au-dessus duquel le volcan d'un noir absolu paraissait plus grand que d'ordinaire.
Cramponnée au cockpit, Zelda s'efforçait de dissimuler son angoisse. Elle souriait quand Marco la regardait. Il tenait la barre avec une inquiétante désinvolture et paraissait à l'aise en plein vent. Malgré son gros pull et le gilet de sauvetage qu'elle avait revêtu sur un coupe-vent, Zelda grelottait. Elle avait de plus en plus mal au cœur et sentait qu'elle allait rendre. Elle se retenait de toutes ses forces.
Le ciel était devenu noir ; le vent sifflait dans les gréements ; la pluie se mit à tomber et cinglait son visage. La mer rugissante les soulevait avant de les laisser retomber lourdement. Zelda crissait des dents. Elle fixait Marco dont le visage tourné vers le large ruisselait d'eau. Son cou robuste et ses épaules puissantes dépassaient du coupe-vent. À cet instant, elle n'éprouvait plus pour lui aucun désir mais de la haine. Pourquoi s'était-elle laissé entraîner ?
Une gerbe d'écume la frappa au visage ; elle lécha le sel sur ses lèvres en tâchant de ravaler cette envie de vomir qui lui remuait le ventre.
La voile arrière se gonfla ; le vent fit claquer les haubans. Elle ferma les yeux en attendant de sombrer.
La cloche d'une bouée faisait tinter son appel solitaire. Zelda fit le vœu de quitter Marco si elle sortait de cette aventure vivante. Le rivage basculait derrière un rideau de pluie déchiré par le vent. Un mur d'eau s'écrasa contre l'étrave et inonda le pont d'une eau glacée. Son mal de mer s'amplifiait.
Sans cesse, ses cheveux détrempés retombaient sur sa figure ; de sa main libre, elle les rejetait en arrière et se maudissait de ne pas les avoir attachés. La coque, en cognant les vagues, produisait de lugubres craquements.
Ivre d'épouvante, elle hurla :
– Rentrons, Marco !... Je t'en prie, rentrons !
Mais une rafale emporta sa prière.
Cela faisait plus d'une heure qu'ils fendaient les flots tumultueux. Elle s'agrippait au bastingage de ce bateau qui tanguait et roulait de plus en plus.
Sète, dont les lumières se devinaient à peine dans la bourrasque, paraissait bien loin ; elle cria :
– Rentrons, Marco ! Tu ne connais pas cette côte, elle peut être mortelle !
Il ne l'entendait pas ou faisait semblant de rester sourd à ses appels.
Glacée par la peur et le froid, elle craignait de lâcher prise et d'être emportée par la vague.
Alors, tout à coup, elle ne put empêcher une autre vague de monter du fond de son estomac. Elle se mit à vomir. Elle eut le réflexe de se pencher par-dessus bord moins pour épargner le pont que pour éviter à Marco de voir les vestiges de son malaise. La lame noire surgit à son assaut puis s'enfonça dans une crevasse.
Marco se tourna enfin vers elle.
– C'est beau, n'est-ce pas ?
Elle ne sut que répondre et se contenta de hocher la tête.
– Il faut rentrer, je veux être à la maison pour le retour de Laurent !
– Tu nous embêtes avec ton mari ! Tu n'es vraiment pas marrante ! On vient à peine de sortir !
– Comment ? Ça fait deux heures qu'on est dans la tourmente ! Te trouves-tu marrant, toi ? Et d'ailleurs, quand resteras-tu un jour tranquille à travailler ? Laurent t'a payé, il me semble. Te décideras-tu à commencer cette étiquette ?
– Crois-tu que ça m'amuse de faire ce boulot ?... C'est nul !
– Peut-être, mais il faut vivre !
– Je m'en fous. À ce propos, peux-tu me prêter mille balles ?
– Pour quoi donc ? J'ai payé l'hôtel !
– S'il faut que je rende des comptes, bonjour la vie avec toi !
– Enfin, Marco, je crois bien que j'ai le droit de poser des questions puisque je paie, répliqua-t-elle avec une expression tenant le milieu entre le sourire et la moue.
– Parfaitement, mais tu pourrais regretter de connaître la vérité.
Zelda rougit.
– Je regrette déjà !
– Que regrettes-tu ?
– Que notre roman finisse par une tempête.
– Tu ne m'aimes pas ; tu te donnes du bon temps avec moi, j'ai même parfois l'impression que tu me détestes.
– Tes défauts, oui !
– Si tu commences à geindre à tout propos, on ne va plus être amis.
– Comment ! Mais l'amour alors ?
Marco hésita ; il n'aimait pas assez Zelda pour se laisser entraîner trop loin par elle. Il se tut et manœuvra. Le bateau fit un bruit sourd et vira de bord en se couvrant d'écume.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans l'étang, le vent parut mourir. Zelda respira mieux en apercevant droit devant eux le port de Marseillan.
Pour cacher à Marco son désarroi, elle sauta la première sur l'appontement en bois et amarra à un anneau la haussière qu'il lança. Elle était pâle comme une morte et grelottait ; elle prit pourtant le volant.
Marco, contrarié que sa virée eût été écourtée, faisait la tête. Entre eux pour la première fois s'installait le silence.
– Laisse-moi là, je vais dans ma chambre !
Dès qu'il fut descendu de la voiture il ajouta :
– Ne m'attends pas pour dîner ! Je ne viendrai pas, ce soir.
– Mais, Marco !