COUP DE THÉÂTRE

Ce soir-là Laurent devait ressortir pour une réunion de viticulteurs qui se tenait à la coopérative de Pinet. Contre toute habitude, il laissa sa voiture à l'entrée de la propriété, en deçà de la grille, et continua à pied.

La tempête venait à peine de se calmer ; le vent avait été violent avec de brusques cinglées de pluie. Les dégâts dans les vignes étaient importants ; on se réunissait pour les évaluer, faire le bilan du coût de cette intempérie.

Laurent ramassa une branche de platane qui avait été arrachée. Il entreprenait une tournée d'inspection de la propriété lorsqu'il passa devant la maison du gardien et entendit une conversation animée. Décidément, pensa-t-il, c'est dur de vivre ensemble !

La fenêtre des gardiens était ouverte. Ahmed et Fatia se tenaient debout de part et d'autre de la table. Ils apparaissaient sous une lumière de théâtre dans le cadre de la fenêtre qu'entouraient des rideaux propres et pimpants frettés de dentelle.

Il s'approcha de la scène et tendit l'oreille.

– Tu es sûre de ce que tu as vu ? demandait Ahmed.

– Ils marchaient main dans la main, puis ils se sont arrêtés et le peintre à pris madame dans ses bras ; ah ! comme ils s'embrassaient !

– Si M. Laurent l'apprend, il va devenir furieux ; je le connais ; je l'ai déjà vu en colère, il va le tuer !

– Tu crois que tout le monde est aussi violent que toi ?

– Moi, je te tuerais si tu allais avec un autre homme !

– Moi, je m'enfuirais !

– C'est ce qu'on verra, je t'enfermerai !

– Je serai déjà loin au bras de mon amoureux !

– Si tu fais ça !...

On eût dit que le conditionnel se transformait au fur et à mesure que le ton montait en futur de l'indicatif ; Fatia et son mari allaient en découdre.

N'eût été le rugissement de son cœur, Laurent était sourd, aveugle, muet, insensible, mort. Puis il reprit conscience des bruits autour de lui. Il se demanda comment il avait été conduit jusque-là, par où il était passé et l'image des deux amants enlacés s'imposa à lui. Il aurait voulu hurler lorsque, au bout de l'allée, il aperçut ses filles. Elles coururent à sa rencontre et se jetèrent dans ses bras. Leur amour lui fit du bien. Alors, ne retenant plus l'angoisse qui l'oppressait, il se mit à pleurer, à genoux par terre, les bras autour des épaules des enfants.

– Tu pleures, papa ? dit Laure.

– Ce n'est rien, j'ai pris dans les yeux tout à l'heure un peu de soufre en nettoyant les cuves !

– Viens, papa, je vais te faire une compresse !

– Tu sais faire les compresses, ma chérie ?

– Oui, maman nous donne des cours de secourisme !

 

Le soleil n'était pas encore couché ; les orangers et les pittosporums embaumaient l'air de leurs parfums suaves. Laurent respira profondément et le souvenir associé à cette odeur de fleur d'oranger s'imposa à lui : leurs vergers de Mascara qui produisaient des tonnes de juteuses oranges chaque année.

Ses parents avaient toujours donné l'image d'un couple intimement uni. Sa mère avait-elle eu un amant ? Son père avait-il aimé d'autres femmes ? Avaient-ils eux aussi éprouvé ce qu'il ressentait aujourd'hui ?

Il aimait trop Zelda pour la perdre. Il fallait lui pardonner ce caprice. Elle risquerait sinon de se cabrer, de regretter son mariage et pour faire la forte tête, se réfugierait chez elle à Paris en emmenant les enfants.

Non, il devait pardonner à Zelda et la dispenser d'avoir à jouer la comédie. Dès ce soir, il irait dormir dans une autre chambre pour qu'elle ne se crût pas forcée de quoi que ce fût avec lui. Cette séparation physique serait la seule façon de ne pas se sentir cocu. Il romprait le premier leur relation telle qu'elle était établie depuis leur mariage. Il ne pouvait pas souffrir le corps d'une femme imprégnée de l'odeur de l'autre ou plutôt, il ne pouvait pas envisager de supporter cette promiscuité.

Il pensa froidement que s'il avait dû partager avec Durieu, il y aurait peut-être consenti ; pas avec le rapin.

Durieu apparut sur le seuil de la porte.

– Mes chéries, vous allez être gentilles, aidez Fatia à préparer le dîner et mettez la table... je vous rejoins dans un petit moment ! Vincent, j'ai à te parler...

Les deux hommes entrèrent dans la serre dont la porte était ouverte. Les daturas croulaient sous le poids de leurs innombrables trompettes cornues et blanches.

– Zelda n'est pas rentrée, n'est-ce pas ? Je n'ai pas vu la voiture ! Reste avec les petites. Vous n'avez qu'à commencer à dîner. Moi, je vais attendre ce salaud dans sa chambre !

– Ne fais pas de conneries ! L'époque du crime passionnel est passé. Laisse courir !

– Tu étais au courant ?

– Vaguement.

– Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?

– Je n'ai pas envie de privilégier mon amitié pour toi sur celle que j'éprouve pour Zelda. J'aime Zelda, tu le sais. Ce type est une ordure. Enfin bref, je ne peux pas le saquer ! L'autre soir il s'est tapé une fille. Ils sont allés baiser chez elle et il est rentré à cinq heures du matin défoncé comme un âne. Zelda ne sait rien.

– Il faut qu'elle sache !

– Je le lui ai fait comprendre, il m'a semblé qu'elle l'entendait.

– En tout cas, j'ai décidé de foutre ce mec dehors. Je veux occuper le terrain. Je l'ai fait venir ici, qu'il se taille maintenant ! S'il croit me tenir avec son étiquette... Je ne crois pas que Zelda le suivra. Il y a les gosses ! À moins qu'elle ne les emmène avec elle, mais c'est peu probable. Je connais Zelda, elle ne mêlerait pas les petites à ça. Elle a peut-être perdu la boule, mais elle reste Zelda. Il faut donc les séparer. Je ne veux pas qu'il passe une nuit de plus sous mon toit. Je vais l'attendre dans sa chambre. Dire que j'ai été assez poire pour lui prêter mon bateau !

Comme au théâtre, Zelda arriva par le jardin et Laurent sortit par la cour. Enfin, c'était presque ça.

Les yeux ont des accents que ne possède pas la parole. Des lèvres blêmes et serrées sont parfois plus éloquentes qu'un long discours. C'est la dignité exprimée par ce mode de langage qui le fait préférer parfois aux paroles. Le regard de Durieu était sans réplique. Voyant que Zelda, après lui avoir fait la bise, se détournait un peu, il dit :

– Tu as peur de moi ?

– Pourquoi ?

– Il m'a semblé que tu en avais l'air et ça me paraît injustifié en raison des sentiments que j'éprouve à ton égard !

Zelda se ressaisit et fixant tranquillement les yeux sur Durieu, elle attendait ce qui allait suivre.

– Tu sais de quoi je veux parler...

– Tu es jaloux, mon cher.

– Non, je ne suis pas jaloux ; je suis malheureux de te voir prise au piège. Crois-tu vraiment l'aimer ?

– Je ne sais pas... je ne sais plus... je ne crois pas.

Elle éclata en sanglots et se laissa tomber dans les bras de Durieu.

– Laurent sait.

– Tu lui as dit ?

– Non, il a surpris une conversation entre Fatia et son mari.

– Merde ! Oh, et puis qu'est-ce que ça change ? Je ne sais plus où j'en suis. Le fait qu'il sache a le mérite de rendre les choses claires ! Que vais-je faire ?

– Quitte Marco !

Prise d'une nausée soudaine, Zelda ne répondit pas.

Les petites, qui sentaient depuis longtemps qu'il se passait quelque chose, ne s'étonnaient pas de ces conciliabules dont elles étaient exclues. Elles dînaient gentiment sans échanger un mot.

– Je monte dans ma chambre, je ne me sens pas très bien. Mes chéries, Vincent va vous coucher ; je viendrai vous dire bonsoir un peu plus tard.

Elle courut à la salle de bains pour vomir. Elle voulait croire que c'était un reste de mal de mer à moins que...

Non, par pitié, non ! Alors une angoisse fulgurante l'envahit à la pensée qu'elle était enceinte.

 

Marco était dans sa chambre en train d'ôter son suroît.

– Tiens, Laurent ! dit-il d'un air enjoué. J'allais vous rejoindre. Je n'en ai pas pour longtemps. Le temps de me changer. J'ai fait une de ces virées ! Ah ! ton Mascara, quel bateau !

– Je suis venu pour te parler... J'ai changé d'avis. Je n'ai plus besoin d'étiquette... Tu peux t'en aller !

Le peintre, en voyant l'air résolu de Laurent qui s'était planté énergiquement devant lui, examina mieux son interlocuteur. Il mesura qu'il n'était pas malingre et que son ton déterminé pouvait être le signe avant-coureur d'un bon coup de poing dans la figure. Ces considérations lui prouvèrent la nécessité de rester courtois envers Laurent.

– Je veux bien partir, mais j'ai un problème...

– Lequel ?

Marco retint sa réponse qui se pressait sur ses lèvres et au lieu du ton familier adopté au début de l'entretien, il prit un air malin pour répondre :

– Je n'ai pas un clou ! Je comptais sur ce que devait me rapporter l'étiquette !

– Et l'avance que je t'ai donnée ? Enfin, peu importe ! Tu files tout de suite et je te paie le reliquat !

Le peintre comprenait qu'il fallait rester poli. Un éclair de fureur passait dans les yeux de Laurent.

– J'accepte.

– Il y a un train pour Paris dans une heure ! Vincent va t'emmener à Agde ! Sois prêt dans dix minutes !

 

Marco s'installa à côté de Durieu sans un mot. Il portait haut son visage où rien ne se lisait. Sans doute fallait-il davantage à ce genre de personnage pour s'émouvoir.

La vieille Peugeot franchit la grille. Dès qu'ils furent sur la route, en direction de Marseillan, Marco dit :

– Je ne prendrai pas le train à Agde. Conduis-moi à Sète !

– C'est sur la ligne, fit Durieu pour dire quelque chose.

– Je dois voir quelqu'un avant de partir.

– Ah !...

Puis ce fut le silence, la longue ligne droite du bord de mer, l'incertitude de ce qui allait arriver. Sète. Ils roulaient sur la corniche et approchaient du môle. Durieu se rappelait cette nuit-là, quand il les avait surpris à cet endroit précisément. C'étaient eux ; il les avait reconnus tout de suite. Elle portait sa veste verte dont elle avait remonté le col pour se protéger du vent. On entendait le fracas de la mer sur l'estacade de pierre. La vague se jetait contre les rochers, se désintégrait en écume. Chaque éclipse du phare qui balayait le ciel plongeait la jetée dans l'encre de l'eau bitumeuse.

Elle marchait à côté du peintre. Sa démarche était amoureuse, dépendante de celle de son amant, soumise à ses caprices. Elle s'arrêtait quand il s'arrêtait, pressait le pas comme lui et le suivait, intimement collée à son corps, s'accrochant à son bras ; leurs ombres encore au sol confondues. Parvenus presque au bout de la jetée, le couple s'engagea sur une rampe qui descendait vers l'aire de carénage plongée dans l'obscurité. Zelda prit la main du peintre et la porta à ses lèvres. Durieu longea le parapet puis se pencha.

Il fouilla l'obscurité pour bientôt découvrir à l'ombre d'un bateau qu'on calfatait une forme qui bougeait. Peu à peu, s'habituant au noir, il voyait mieux : ils s'embrassaient. Elle s'écarta. D'une main, il la retint puis l'attira dans ses bras. Il prit son visage entre ses paumes, sans parler, puis se mit à l'embrasser sur les paupières, sur les lèvres, sur les joues, sur le nez. Ils s'étreignirent violemment pour ne plus former qu'une ombre aux contours imprécis. L'ombre bougea d'abord dans un balancement, puis suivant un rythme plus rapide, saccadé, dans une parfaite entente de ces corps soudés que l'amour semblait rendre indissociables.

– Je vais au Grand Hôtel !

Durieu sursauta.

– Pourrais-tu dire à Zelda, demain, le plus tôt possible, que je l'attendrai à trois heures précises au bord de la mer, à l'endroit habituel, à l'embarcadère ?... Non ! ne dis rien ! Demande-lui plutôt de m'appeler ! Je ne peux pas téléphoner chez elle ! Je ne veux pas tomber sur lui ! Je me méfie des cocus !

Pauvre type ! pensa Durieu. Mais il s'abstint de tout commentaire, quoique à l'instant, il fût en droit de se considérer, à juste titre, comme une espèce de cocu morganatique. Comment exprimer qu'on se sente floué sans pouvoir se plaindre ?