Le lendemain matin, Zelda accompagna Laure et Sabine à l'école. Elle se retint de pleurer en les quittant, mais son désespoir silencieux confirma Laure dans sa certitude que sa mère était malheureuse.
Zelda acheta un test de grossesse dans une pharmacie en espérant n'être pas reconnue. Elle prit aussitôt le chemin de chez elle et monta dans sa chambre sans prévenir de son retour Fatia occupée à la cuisine. Elle fit le test. Il s'avéra négatif. L'espoir remplaça l'angoisse ; pourtant elle doutait encore.
Elle remplit un sac de voyage avec quelques affaires choisies au hasard, sans penser un instant à sa destination. Il lui semblait qu'elle était engagée malgré elle dans un processus au bout duquel il fallait arriver. Elle sortit dans le jardin par le salon de telle sorte que, quand le téléphone sonna, Fatia répondit à Durieu que Mme Zelda n'était toujours pas rentrée.
Zelda déposa son sac dans la voiture. Puis elle fit le tour de son jardin sans savoir si elle était libérée ou s'il fallait craindre encore d'être enceinte. Elle rentra par la porte de la cuisine. Fatia l'informa aussitôt de l'appel de Durieu. Il demandait que Zelda le rappelât le plus tôt possible. Elle composa son numéro mais il n'était pas chez lui. Il avait omis de préciser qu'il se trouverait au Bar de la Mer.
Durieu était heureux. Il venait de recevoir une lettre de Djamel. Le petit prisonnier lui annonçait par des mots remplis de joie qu'il serait bientôt libre. Il comptait sur Durieu pour l'aider à trouver du travail. Durieu avait aussitôt répondu à Djamel de venir le rejoindre dès qu'il le pourrait. Les Keller seraient d'accord pour embaucher le garçon. Laurent lui apprendrait le métier.
Comme chaque jour, Durieu, assis à la petite table devant un café et un bloc sténo direction, écrivait. Mais aujourd'hui n'était pas un samedi comme les autres. Durieu mettait le point final à son roman.
Le calme habituel du port était troublé par le mouvement des employés municipaux occupés à dresser une tribune métallique. Cet après-midi les édiles et les personnalités locales assisteraient à la joute. L'entrée du port était barrée par une grosse barge. Comme un mât de beaupré, s'élevait très inclinée, arrimée par des cordages, une grosse bigue. Des demi-muids remplis d'eau étaient assujettis à sa base pour faire contrepoids.
Willy expliquait à Durieu en quoi consistait ce jeu.
– C'est la course à la bigue, mais on appelle ça ici Lou Capelet, littéralement « le chapeau ». Tu vas voir, on se marre bien. Il s'agit de grimper sur la bigue préalablement enduite de suif de chèvre et saupoudrée de sable pour s'emparer des chapeaux fixés à l'extrémité.
– Pourquoi du suif de chèvre ?
– C'est la tradition ! Si on glisse, on tombe à l'eau ! C'est drôle, tu vas voir ! Un vrai sport ! C'est un exercice d'adresse, pas de force ! Il faut de l'agilité et de l'équilibre ! Moi qui te parle, je l'ai remporté trois ans de suite, Lou Capelet.
– Félicitations !
– J'ai passé l'âge maintenant, il faut laisser la place aux jeunes ! Ton voisin, le père Barral, il l'a remporté sept fois de suite avant la guerre de 14 ! Fortiche, non ? Il est le doyen des vainqueurs de Lou Capelet ! Tous les garçons du coin s'essaient à ce jeu, c'est une tradition ! Nous sommes un ancien peuple de la mer et les marins savent grimper sur un mât glissant !
Durieu téléphona de nouveau mais ne put parler à Zelda. Elle était allée chercher les enfants à l'école.
La salle du café était pleine de monde ; les gens commençaient à affluer sur la terrasse. Ils prenaient l'apéritif en pariant sur le gagnant de l'après-midi et réservaient leur place pour le spectacle. Il faisait chaud ; le ciel était d'un bleu limpide et lumineux.
Durieu, comme si c'était sa faute que Zelda fût absente, éprouvait quelque scrupule à ne pas transmettre le message de Marco.
Vers deux heures, Durieu demanda à Willy de lui garder sa table et partit chez les Keller. Il fit le tour de la maison et entra par la terrasse dans le salon. Il ne trouva personne. Il appela. Nul ne répondit. De la cuisine venait le bruit d'une radio. Fatia nettoyait l'argenterie.
– Un voleur ou un assassin pourrait s'introduire ici sans rencontrer le moindre obstacle !
Fatia sursauta.
– Ah, Monsieur Vincent ! Vous m'avez fait peur !
– Madame n'est pas là ?
– Je ne sais pas ! D'habitude elle me dit où elle va ! Depuis ce matin je ne sais pas. Elle n'est pas au jardin ?
– Il faut que je lui parle ! M. Laurent est aux chais ?
– Non ! Le samedi, il emmène toujours ses filles avec lui, ils sont sans doute à la fête !
– Soyez gentille, Fatia, de dire à madame de m'appeler dès son retour. Je serai au Bar de la Mer. Vous avez le numéro ?
– Il est inscrit sur l'ardoise des fois qu'on commande des tielles !
Décidément, le destin ne voulait pas qu'il transmît le message !
Au lieu de sortir par la porte de la cuisine qu'obstruait un carton rempli de bouteilles vides, Durieu ouvrit la porte donnant sur le vestibule. Un courant d'air fit alors s'envoler une feuille de papier. Il referma la porte derrière lui et ramassa la feuille. Il allait la déposer sur la console quand il lut malgré lui :
« Laurent chéri,
« Je m'en vais. Je crois que c'est mieux ainsi. Plus rien ne serait comme avant.
« Ta Zelda. »
Durieu fourra la lettre dans sa poche. Il remettrait lui-même ce billet à Laurent. Ce serait moins pénible pour son ami. Trois heures sonnèrent à la comtoise de la salle à manger. À cette heure-ci Marco aurait déjà emmené Zelda avec lui.
Durieu retourna au Bar de la Mer. La salle était pleine, la terrasse noire de monde. Willy avait engagé un extra pour l'aider à assurer le service. Une fanfare annonçait le début du spectacle. La foule se pressait le long des quais et aux fenêtres des maisons qui donnaient sur le port. Durieu aperçut Laurent avec Laure et Sabine assis sur la tribune à côté du maire. Il se hâta vers sa table. M. Barral fit son entrée lentement au bras de madame, le cheveu frisé de frais, mauve, vêtue d'une robe fleurie et parée d'un collier de corail. Ils étaient suivis des Bages. Durieu alla à leur rencontre et les conduisit au premier rang où les attendait une table. La fanfare jouait un paso doble et le public tapait dans ses mains. La foule était joyeuse, heureuse sous le soleil.
Les concurrents formés en équipe étaient vêtus d'une sorte de tenue de marin blanche. Ils étaient pieds nus, le pantalon retroussé sur leurs mollets nerveux.
Le premier d'entre eux, d'un bond, se hissa sur la bigue. La fanfare s'arrêta de jouer. Seule une flûte faisait entendre son chant aigre tandis que le garçon courait sur le mât. Il monta haut, atteignit la partie peinte en rouge qui surplombait l'eau. Il était sur le point de toucher le premier chapeau quand il glissa. Il se cogna à la bigue en voulant se retenir et tomba la tête en arrière. La fanfare marqua sa chute par un clairon, le public par un tollé. Un pompier l'aida à sortir de l'eau. Assis sur le pont il reprit ses esprits sous les encouragements de ses compagnons.
Une voix d'homme au micro annonçait que le domaine de Laugaran offrait au vainqueur cinq cents francs et douze bouteilles de « cuvée prestige », à quoi s'ajoutaient quatre cents francs offerts par les établissements Trébuchon stores et toiles en tous genres et trois cents francs offerts par la maison Bourdou bien connue de tous.
Un nouveau concurrent avançait sur le mât, les bras en croix comme un équilibriste. Il n'avait pas atteint la partie peinte en rouge qu'il tombait comme un sac sous les applaudissements du public amusé.
Tous, à tour de rôle, firent un plongeon dans l'eau verte du chenal sans qu'aucun eût gagné de chapeau La plupart avaient retiré la partie supérieure de leur costume mouillé pour ne garder que le bas qui moulait leurs corps de solides éphèbes. Enfin, sous les acclamations de la foule, un joli brun léger comme un elfe qui exhibait un torse doré, ruisselant d'eau, réussit à s'emparer du premier chapeau avant de plonger avec grâce au milieu du hourvari et d'une musique pleine de soleil et d'entrain.
La chance ne sourit pas aux concurrents suivants. Pas un ne réussit à décrocher le deuxième chapeau. Enfin le gagnant du premier trophée s'élança sur la bigue avec une agilité de chat et réussit à s'emparer du chapeau de la victoire.
La foule explosa d'enthousiasme et la fanfare salua ce triomphe par un air endiablé.
Les gens s'égaillaient en commentant la joute. Tout à coup, il la vit. Elle se tenait debout, à la limite de la terrasse et de la salle, en robe de lin blanc, sans manches, un charmant canotier sur la tête, un sac de voyage à la main. Elle cherchait quelqu'un des yeux. Elle aperçut Durieu et eut un grand sourire :
– Vincent ! Que je suis contente de te voir !
– Qu'est-ce que tu fais ici ?
– Tu n'est pas partie ?
– Il devait venir me prendre à trois heures ; nous avions rendez-vous !
– Ici ? Mais il est presque cinq heures !
– Déjà ?
Zelda se tut. Son visage était lisse, son regard calme et comme éclairci. Durieu ne lui dirait pas que Marco lui avait parlé à lui de bord de la mer et qu'il y avait sans doute eu confusion. L'heure du rendez-vous restait exacte. Pour le reste, il eût fallu unité de lieu et d'action. Il sourit.
Elle lui rendit son sourire et posa sa main sur la sienne.
– Tiens, comme c'est agréable, le vent se lève !...
– Il faut tenter de vivre, Zelda !
Ils rirent.
– Mon Dieu ! j'ai laissé un mot à Laurent ! S'il le trouve...
– C'est ça ?
Durieu lui tendit la feuille de papier froissée.
Zelda se pencha et déposa un baiser sur sa joue.
Laurent ne frappa pas à la porte. Il tourna doucement la poignée. Il entendait les battements de son cœur dans sa poitrine. Loin d'éprouver pour Zelda de mauvais sentiments, il lui était presque reconnaissant de lui donner encore, après dix ans de mariage, des émotions aussi fortes. Il se connaissait assez pour savoir qu'à ses yeux le tempérament de sa femme faisait toutes les qualités de son âme.
La chambre était sombre, mais il perçut dans l'ombre la douce vibration de son souffle endormi. Il avança avec précaution en direction du lit dont la forme commençait à se dessiner au fur et à mesure que ses yeux s'habituaient à l'obscurité. Par la porte entrouverte de la salle de bains venait une lueur. Il distinguait maintenant la blancheur du lit et la forme de la tête, ainsi que la chevelure foncée répandue sur l'oreiller. Zelda était étendue sur le dos, les bras par-dessus les draps le long du corps. Laurent avança la main vers le lit. Il fut saisi d'un tremblement et tomba à genoux. Il pouvait voir le profil de sa femme se détacher à contre-clair. Il toucha ses cheveux. Elle bougea. Laurent se tint immobile puis, croyant qu'elle dormait, avança les bras et se pencha au-dessus d'elle. Au même instant, elle le saisissait par le cou et, dans un geste passionné, elle attirait la tête de son mari contre sa poitrine. Laurent n'aurait pas pu dire ensuite combien de temps ils étaient restés ainsi, immobiles, tout à fait. Longtemps peut-être. Un moment annihilé, noir, mort. Bienheureuse mort. Un moment d'absolue certitude.
– Oh ! Laurent !
– Je t'aime, Zelda !
– Je t'aime aussi ! Je suis désolée !
– Ne sois pas désolée !
– Qu'est-il arrivé ? J'ai l'impression de t'avoir aimé pendant des années sans m'en rendre compte... J'étais aveugle !
– Cela a à voir avec lui ?
– Oh, Laurent !
– Quand j'ai su pour lui, j'ai compris à quel point tu es libre !
– Mais, mon chéri, je ne suis pas libre ; je ne le suis plus depuis que je t'ai rencontré, même si je l'ai cru et si j'ai voulu continuer à le croire parce que je n'avais pas la force de reconnaître que j'avais choisi quelque chose de plus beau que cette soi-disant liberté : toi, les enfants, ma vie ici !
– Je peux mettre la lumière ?
– Non ! pas la lumière !
Elle pensait qu'elle paraîtrait défigurée après ces torrents de larmes qu'elle avait versés en pensant que plus jamais Laurent ne voudrait d'elle.
– Me pardonnes-tu au moins ?
– Comment peux-tu en douter ? Nous sommes faits l'un pour l'autre, Zelda !
Laurent s'allongea à côté de Zelda et ils unirent leurs lèvres dans l'obscurité...
Quand Laurent sortit de la chambre le matin, la joie en lui submergeait les autres sentiments.