Si « la philosophie est la recherche que fait un homme d’une forme capable d’exprimer tout ce qu’il sait », selon les mots de Paul Valéry, alors la société tardo-républicaine a fait cette expérience-là. Perdue dans le labyrinthe des choses, partagée entre le fragment et la masse, entre la factio et la multitudo, elle a cherché des repères abstraits, lignes, codes, catégories générales, susceptibles de lui rendre le monde intelligible. A l’heure où il lui fallait, sur le fonds d’une crise de la culture, inventer une unité politique, une mémoire même, la pensée formelle, c’est-à-dire la logique, que les Grecs avaient les premiers dissociée du langage, a été un formidable instrument d’unification.
De libération intellectuelle aussi. Au cours de cette expérience qui lui fait découvrir l’abstraction, la classe dirigeante, déjà fortement renouvelée en raison de l’intégration des Italiens, s’est aussi moralement transformée ; elle a appris à méditer, à réfléchir de manière plus conceptuelle. En même temps qu’elle remettait en cause les modes de croyance, les formes de l’énonciation et de l’autorité, élargissait les domaines de sa compétence, faisait accéder la pensée au rang de discipline publique, elle tentait, avec une volonté acharnée, de fuir l’approximatif et le désordre. La formalisation porte en effet à la précision, infléchit l’esprit vers une plus grande théorisation et fait naître en particulier, à l’égard des savoirs, une attitude nouvelle qui insiste sur l’authenticité de leur contenu, sur la spécificité de leurs principes et de leur objet. C’est de ces changements culturels qu’il faut partir pour comprendre, par exemple, l’effort de définition appliqué aux institutions et à la tradition – la perception, donc, de la désuétude, de la limite qui existe entre le passé et le présent, du passage de l’antiquitas à la vetustas – ou pour rendre compte de la délimitation des disciplines.
Dans une société où la sagesse traditionnelle avait incité l’élite à ne cultiver que les connaissances utiles, valorisant moins leur contenu que les pratiques sociales qui leur étaient attachées, où les mêmes hommes détenaient savoir et pouvoir, où tous les domaines étaient liés (la connaissance du droit et l’éloquence, par exemple), bref où le code de conduite de la noblesse fixé par la tradition exigeait une multitude de compétences, toutes immédiatement efficientes, voilà que l’on commençait en effet à faire des distinctions. Des ouvrages d’art oratoire furent rédigés en latin, définissant les règles de la discipline, ses parties, son objet. Des traités rassemblèrent le droit civil, l’isolant ainsi en tant que savoir spécialisé avec ses genres et ses espèces. Une telle entreprise n’allait pas sans soulever de nombreuses questions : quels étaient les rapports entre le droit civil et le droit pontifical ? A quel domaine appartenaient les testaments, les adoptions et toutes les questions familiales ? Au droit sacré ou au droit civil ? Ce qui prouve que la place des choses, leurs rapports respectifs avaient besoin d’être redéfinis. On perçoit le caractère éminemment pratique de cet arpentage intellectuel, dont témoignent aussi les ouvrages de droit public, attachés à définir les pouvoirs de chaque magistrature, ou encore les théologies d’un Cicéron ou Varron, qui attestent, fait tellement nouveau, la constitution d’un discours sur la religion, autrement dit la possibilité de penser le religieux dans sa spécificité (penser les dieux de la cité par rapport à la religion naturelle ou distinguer religion et superstition), mais aussi une tentative de le délimiter, de mettre fin aux empiétements des domaines voisins (le droit civil ou le pouvoir des magistrats).
La délimitation des disciplines est l’expression la plus visible de cet esprit de précision que manifeste la société romaine. Nous en avons vu d’autres témoignages : chronologies absolues, collection et établissement des textes selon des méthodes et des critères identiques, rédaction des pratiques coutumières, tentatives d’unifier les usages du latin, d’adopter des mesures générales et invariables pour l’espace ou le temps. Il importe donc de revenir sur le préjugé selon lequel les Anciens ont vécu dans un monde d’inexactitude. A la fin de la République, conscients de l’imprécision de leur savoir – la pensée traditionnelle était, pourrait-on dire, fondée sur elle et y incitait même –, les Romains, à la suite des Grecs, ont tenté d’y remédier, autant pour établir leur passé que pour gérer leur présent. Cela n’allait pas de soi, mais la difficulté ne résidait pas, comme on le croit, dans les moyens intellectuels ou même matériels qu’ils avaient à leur disposition, elle provenait d’abord des résistances de la société à ce progrès. Il y a un enjeu politique à la clarification des choses – Tiberius Gracchus en fit l’expérience. Un enjeu culturel aussi.
La précision favorisait naturellement la spécialisation et, du reste, l’élite romaine en donnait quelques signes, en droit par exemple – une transformation préparée à la fois par l’intellectualisation de la discipline et par son ouverture aux chevaliers, aux Italiens1. Aux yeux de certains, cela n’allait cependant pas sans risque. Risque social, on s’en doute, puisque consacrer tout son temps à une discipline pouvait éloigner des affaires publiques : tel avait toujours été le point de vue traditionnel. Risque intellectuel, ajoutait-on au Ier siècle, non seulement parce que la spécialisation entraîne l’esprit dans des questions infinies, sans cesse renouvelées, mais parce qu’elle brise « la chaîne qui unit tous les arts », la solidarité, la parenté (societas cognatioque), qui existe entre eux, « comme entre toutes les vertus ». « La culture, dira plus clairement Vitruve, est comme un corps dont chaque discipline est un membre » (encyclios disciplina uti corpus unum ex his membris est composita)2. La nuance a son importance : alors que, jadis, le lien entre tous les savoirs cultivés par les hommes de pouvoir était un élément extérieur – la reconnaissance sociale de leur utilité publique –, désormais l’espace intellectuel s’est autonomisé, le lien est intérieur, structurel, objectif. La culture, du moins celle qui est digne d’un homme libre, forme un système. Ce qui explique le déplacement du préjugé à l’égard de l’érudition de la sphère politique à la sphère culturelle.
L’autonomie de la culture se comprend mieux si l’on en revient à la question des artes, héritée des Grecs. Chacun, on l’a vu, discute à cette époque sur le fait de savoir quelles disciplines peuvent devenir des sciences : agriculture, droit, éloquence, campagne électorale même, tout devient sujet à débat. Or, à l’inverse de la culture traditionnelle définie par la mémoire orale et l’expérience, l’accumulation des détails et des exemples, la culture des arts, qui suppose le recours à l’écrit et s’adresse au raisonnement, incite à dégager des règles, des principes généraux, des genres et des espèces : elle encourage la promotion de la théorie. Et cela non seulement, comme chez les Grecs, pour les arts du raisonnement (la grammaire ou la rhétorique) mais aussi pour des disciplines ayant une partie pratique (le droit ou l’architecture). « On peut avoir la connaissance d’une ars sans la mettre en pratique », précise Cicéron, qui donne un exemple : l’homme d’État pourra ainsi connaître le droit civil sans donner de consultations3. Par là on privilégie moins le contenu positif de chaque science, ce que les Allemands appelleront la Kultur, que la formation de l’esprit par la théorie – la Bildung. Trois conséquences au moins en découlent : d’abord, le progrès relève de l’esprit, non de la pratique ; la science peut donc se penser en dehors de son application et de l’expérimentation. Ensuite, l’existence d’un lien formel entre les parties théoriques de toutes les connaissances libérales rend les spécialistes de ces domaines aptes à communiquer entre eux sur le plan intellectuel et plus seulement social – ce qu’ils firent : il importe de relever l’apparition de cet échange entre savants, de ce dialogue par livres interposés, que mettent aussi en scène les dialogues fictifs des traités. Enfin, cette distinction entre théorie et pratique modifie le statut intellectuel (et par suite social) de certains savoirs. Le de republica, par exemple, est en partie consacré à la transformation de la politique, jadis simple savoir-faire, en un savoir en quelque sorte médiatisé par la connaissance de principes abstraits : la politique y est décrite comme un art, identique à celui d’un artisan (artifex) ou d’un intendant (vilicus), en tant qu’il comporte une partie théorique (le politique, c’est-à-dire la théorie des États, les « méthodes nécessaires pour créer et sauvegarder des États », mais aussi des connaissances théoriques plus larges, celles du droit civil et du droit suprême…) et une partie pratique (tout un savoir positif, la politique, qui regroupait des données économiques, démographiques, militaires…). Cicéron rejette ainsi à la fois la version socratique – tout citoyen est capable de faire de la politique – et la version traditionnelle qui en faisait l’objet d’une initiation familiale et de la seule expérience. Prenant le point de vue de Protagoras, il définit la politique comme une science (ratio civilis ou rerum civilium scientia), susceptible d’être apprise à travers l’expérience des grands hommes, c’est-à-dire les leçons du passé, mais aussi dans les écrits des sages. Une telle conception permet du même coup de résoudre deux questions que se posaient les Grecs : le sage devra, même s’il ne s’engage pas immédiatement dans la vie politique, acquérir au moins les connaissances théoriques dont un jour il pourrait avoir besoin4. Quant à l’homme politique, il aura la possibilité, sans déroger, d’apprendre une somme élevée de connaissances, de s’initier même à des savoirs purement théoriques, jugés jadis inconvenants – la philosophie, l’arithmétique, la grammaire… Par la théorie, l’éventail des disciplines dignes d’un homme libre s’est en effet élargi. Théorie et polymathie vont de pair.
Les Disciplinae de Varron montrent que ce double changement était vraiment entré dans les mœurs. Sans doute l’ouvrage reste-t-il mal connu : il est difficile de dresser la liste complète des matières regroupées sous ce titre et, à plus forte raison, d’apprécier leur disposition hiérarchique. On sait en revanche que le neuvième et dernier livre traitait d’architecture, le huitième de médecine et le cinquième peut-être de grammaire. Loin d’anticiper sur les sept arts libéraux du Moyen Age, qui sont tous des arts théoriques, l’encyclopédisme varronien faisait donc place à des connaissances moins abstraites (médecine ou architecture), auxquelles ce savant fut sans doute le premier à Rome à donner leurs lettres de noblesse. Toutes n’en restaient pas moins reçues du seul point de vue théorique, comme propédeutique à la philosophie, c’est-à-dire à la vertu, qui est savoir5. Plus novateur que Varron, Vitruve mettait sur le même plan théorie, ratiocinatio (ce qui a rapport au discours), et pratique, fabrica (ce qui a rapport à la main). Et, pour anoblir sa discipline qui, par le simple fait d’être mise par écrit selon les règles de la rhétorique, recevait déjà un prestige nouveau, il se proposait de l’intégrer à la formation encyclopédique de l’homme libre. Dans son programme éducatif, l’architecture trônait ainsi à côté de huit autres arts, le dessin, l’histoire, la philosophie et le droit, la médecine, l’astronomie, la géométrie, l’arithmétique, la grammaire. Une idée marquée par l’esprit de son temps : Strabon faisait de même pour la géographie, Columelle pour l’agriculture, et Celse, disciple de Q. Sextius, présentait un programme encyclopédique où médecine, jurisprudence, agriculture, art militaire, c’est-à-dire à la fois des sciences théoriques et des disciplines pratiques, constituaient une sorte de savoir universel. La présence du droit dans tous ces programmes trahit la filiation cicéronienne de la polymathie, que Columelle revendiquait d’ailleurs explicitement6.
Cicéron avait en effet défini pour son orateur idéal une solide formation qui le rapprochait là encore des sophistes Hippias d’Elis, Protagoras, Gorgias, tous « hommes universels ». Dans son programme, la culture générale constituait une sorte de propédeutique. Mais, comme chez Varron, l’idée qui présidait à ce choix tenait en ceci que, pour utiles qu’elles fussent, les sciences n’étaient pas à étudier pour elles-mêmes mais pour leur vertu formatrice, autrement dit pour leur valeur relative7. La vieille « topographie des connaissances », qui mettait tous les savoir-faire à égalité, se vit dès lors remplacée par une vision pyramidale, et les disciplines jadis les plus honorées (l’agriculture, l’art militaire, le droit), devenues « libérales », furent en même temps réduites au statut de sciences auxiliaires, soumises à l’éloquence et à la philosophie.
Si l’idée d’une polymathie propédeutique s’imposa, les Romains ne parvinrent pas pour autant à en fixer le contenu. La liste des connaissances varie d’un auteur à l’autre, et même à l’intérieur d’une œuvre : Cicéron incite à l’étude « des lettres, des rythmes et des sons, celle des quantités, des astres, de l’équitation, de la chasse, des armes… » ; ailleurs il ajoute les mathématiques ou l’agriculture, la construction, la comptabilité ; ailleurs encore il donne plus d’importance au droit, à l’histoire et à la physique… (c’est-à-dire à la métaphysique et à la cosmologie). Cela montre que l’époque n’a pas réussi à proposer une définition collective de la culture, entendons de la culture libérale, et s’est même parfois laissée aller à la tendance de tout désigner comme culturel. Une tendance qui avait dû s’accroître sous l’Empire si l’on en croit cette diatribe de Sénèque, prêt comme toujours à ironiser sur tout, en simplifiant même : « Je ne me résous pas à compter parmi les arts libéraux la peinture, non plus que l’art du statuaire, du marbrier et autres agents du luxe. Il en est de même des lutteurs et de leur science toute faite d’huile et de poussière ; je les exclus de ma conception des études libérales ; ou bien j’y laisserai entrer les parfumeurs, les cuisiniers, bref quiconque met son talent au service de nos plaisirs8… »
Les Romains du dernier siècle de la République ne clarifièrent pas non plus le lien entre la philosophie et la science. On voit par là tout ce qu’ils ont pris à Posidonius et ce qui les en sépare : selon Sénèque, ce dernier avait montré en effet l’utilité des sciences pour la philosophie – celle de l’histoire pour l’éthique, des sciences naturelles pour la physique ou des mathématiques pour la logique, tout en insistant sur la prééminence de la philosophie, seule apte à fournir les principes à partir desquels les savants étudiaient le monde9. Les Romains, eux, ont négligé de décrire avec précision ce lien parce qu’ils ont fait des sciences des savoirs séparés de la pratique et conçus seulement comme propédeutiques. Mais peut-être est-il à cette « négligence » des raisons plus profondes.
On a beau se défendre de préjugés à l’égard de la science romaine, on ne parviendra pas à éluder la question : pourquoi, malgré un réel intérêt, à cette époque, pour la connaissance de la nature, les Romains n’ont-ils pas mené de recherches scientifiques ? Dans ce domaine, ils se sont contentés de reprendre les travaux des Grecs ou bien ils ont fait preuve de désinvolture. Étaient-ils de quelque manière inférieurs à leurs prédécesseurs ? Furent-ils influencés par la science alexandrine, elle aussi plus portée à la glose qu’à la recherche ? Ou par la morale ? « A quoi sert de mesurer la distance qui mène à la Lune, quand on ne parvient pas à mesurer ses passions ? » écrivait Sénèque à l’esprit provocateur. Tant de raisons ont été invoquées ! A propos de la philosophie et de la poésie, disciplines pratiquées avec retard sur la Grèce, Cicéron avance une sorte de vérité : « nos compatriotes ont su réussir partout, dès l’instant où ils se sont mis à le vouloir ». Toutes les civilisations se trouvent en effet confrontées à des choix et ces choix sont fonction de la hiérarchie des valeurs et des déterminations (économiques, morales ou autres) de chaque époque10. Cela se comprend lorsque l’on confronte deux sociétés aux capacités techniques équivalentes et que l’on apprécie les différences de leurs réalisations concrètes : seule la motivation peut les expliquer.
Or, dès le IIe siècle, le naturalisme avait pénétré à Rome, notamment sous l’influence du stoïcisme. Parallèlement à une quête métaphysique, qui conduisait les Romains à une réflexion sur les fondements de la loi, sur la Norme, et introduisait dans le droit les notions d’équité et de bonne foi, la nature fondait de nouvelles curiosités. Le début du de republica fait revivre l’atmosphère d’effervescence intellectuelle qu’avait sans doute connue cette époque : Scipion Émilien et Tubéron, décrit ailleurs comme un passionné de philosophie stoïcienne, y disent leur enthousiasme pour l’astronomie et pour les secrets du monde, tandis que Philus évoque les leçons d’astronomie de C. Sulpicius Gallus, consul en 166, auteur d’un ouvrage sur la question : il raconte comment Gallus expliquait à ses amis le fonctionnement des deux sphères d’Archimède, rapportées à Rome après la prise de Syracuse en 212 et qui permettaient notamment de comprendre le phénomène de l’éclipse. On mesure assez bien l’ouverture de cette époque à l’art, à la littérature ou à la philosophie grecs, la considération même attachée à la culture par une certaine élite ; mais, en dépit des indications du de republica, l’intérêt pour la science proprement dite est moins connu. On pénètre, par cette problématique, dans l’univers mal établi des influences du pythagorisme et de la science hellénistique, dont l’œuvre d’Ennius est peut-être le meilleur témoignage ; ses Annales se donnaient comme la première révélation aux Romains des mystères du monde, de la natura rerum, que le poète disait avoir reçue d’Homère au cours d’un songe11.
Le Ier siècle semble mieux connu de ce point de vue. Poèmes philosophiques (le de natura rerum de Lucrèce, celui d’Egnatius ; les Empedoclea de Salluste ; la traduction par Cicéron des Phénomènes d’Aratos et du Timée de Platon), ouvrages de géométrie et d’astronomie (ceux de Varron, de Nigidius Figulus, ou de César)12 : de toute évidence, l’époque cherche à comprendre le monde au-delà des remparts de la cité. Cicéron va répétant, à la suite d’Aristote, que le propre de l’homme est la quête du vrai et que la sagesse tend à se définir non à l’identique de la prudence, ce qu’elle était jadis, vertu pratique par excellence, mais comme la connaissance des choses divines et humaines et de leurs causes, c’est-à-dire du monde physique et des lois qui le dirigent13.
De cette curiosité pour le monde naturel témoigne encore la montée de formes plus irrationnelles, l’astrologie ou la magie, savoirs qui visent à forcer les secrets de la nature, avec la conscience qu’il est temps de tout révéler, de tout dévoiler. Il faut ici faire une place à Nigidius Figulus, néopythagoricien : astronomie, physique, philologie, histoire naturelle, morale, théologie, il écrivit sur tout. Cicéron le décrit comme un esprit formé à l’ensemble des disciplines dignes d’un homme libre. Mais on voit bien ce qui le sépare de ses contemporains : Nigidius s’est laissé tenter par les pratiques occultes, attiré par le versant mystique du pythagorisme, persuadé de pouvoir déchiffer la réalité du monde. Cicéron, en bon académicien, pensait que cela n’était pas possible et critiquait tous les physici qui poussaient trop loin leurs investigations et leurs affirmations. Signe des temps, Nigidius, qui, avec ses amis pythagoriciens (Vatinius, Appius Claudius), se livrait à la nécromancie, se vit intenter un procès d’impiété pour pratiques sacrilèges et finit sa vie en exil14.
Différemment curieuse de la nature, l’élite ne s’est finalement pas laissé conquérir par cet esprit de recherches et de spéculations. Dans le de republica, Laelius qualifiait les sciences de simple « aiguillon pour l’esprit des adolescents » et conviait à une connaissance de choses plus importantes (maiora), celles qui touchent à la politique15. De la curiosité scientifique il ne reste ainsi au bout du compte qu’un jeu d’esprit, une étude théorique ou une vision simplement émerveillée : Scipion Émilien prend connaissance du destin réservé dans l’au-delà aux grands hommes par un songe, réminiscence du prologue des Annales d’Ennius. L’homme ne peut-il découvrir les secrets du monde ou s’arrête-t-il aux limites de sa propre pensée, de sa propre imagination ? La science, la philosophie romaines ne semblent pas chercher des certitudes ; ce sont des « exercices d’admiration ». Seul Lucrèce rapporte avec confiance les révélations d’Épicure ; mais il s’agit d’une vérité établie une fois pour toutes – d’un dogme.
Le corollaire de tous ces choix, de ces réserves à l’égard de la science, c’est la primauté accordée à l’humain : l’homme est à Rome « la mesure de toutes choses ». Cette « anthroponomie », que Cicéron inscrit dans l’ordre naturel et moral, traduit d’abord la place primordiale accordée à l’institution, à la cité. Aussi Varron traite-t-il des choses humaines avant les choses divines, et des choses divines du point de vue de l’organisation sociale ; de même, il recherche non l’origine absolue du monde ou de la langue, mais celle de Rome et de la langue latine : c’est dans l’histoire qu’est le principium, l’origine accessible. Dira-t-on que l’époque n’a créé ni de vraie philosophie ni de vraie science ? Nourris de culture grecque, les Romains ont assurément délaissé la sagesse et déterminé volontairement les limites de validité de la philosophie et de la science, posant comme seule exigence une nouvelle appropriation de la tradition. Un tel choix comportait ses faiblesses, mais aussi possédait une originalité, puisqu’il favorisait la connaissance historique et sociale de l’homme, l’enquête sur les institutions et sur les traditions – le savoir civique.
Sans doute l’effondrement des certitudes, la perte du sens, la crise du mos ont-ils contribué à détourner de la nature l’effort philosophique. Alors même que la démarche critique et réflexive était née de la désunion et de l’insatisfaction, que la curiosité et l’érudition s’étaient développées sur un fonds de désordre, il était apparu plus important de sauvegarder la mémoire collective, de restructurer la cité que de connaître le monde. Cela pourrait aussi expliquer pourquoi les Romains se sont moins intéressés à la recherche qu’au système : le thème si fréquent du rassemblement, sous les formes culturelle du livre ou politique du consensus, suggère qu’à la prolifération, à la fragmentation sont attachés inachèvement et imperfection. Dans tous les cas, on se soucie donc davantage d’ordonner la pluralité, de lui trouver une unité plutôt que d’accéder à de nouvelles vérités ; de classer la matière plutôt que d’en démontrer la nature ; on préfère la création de nouvelles formules à l’élaboration de concepts efficients. Les genres même, qui apparaissent parfois sous l’effigie des Idées platoniciennes, sont réduits le plus souvent à des catégories où se range le divers. Du modèle scientifique, Cicéron et les autres n’ont gardé le plus souvent qu’un aspect : l’idée classificatoire. Au XVIIIe siècle Vico suggérait avec raison que la spiritualité des Anciens était conforme à l’esprit topique plus qu’à la démonstration. Autrement dit, pour eux la clarification valait bien la vérité16.
Si cette explication rend compte de l’absence d’une « raison scientifique » chez les Romains, elle ne permet cependant pas d’interpréter toutes les ambiguïtés du siècle. Pourquoi, par exemple, alors qu’ils ont découvert la religion naturelle, un Varron, un Cicéron s’en sont-ils rapidement détournés ? Comment expliquer ce double mouvement de dévoilement et d’occultation ? Augustin raillait leur manque de courage intellectuel et leur reprochait de n’avoir pas osé abattre les dieux de la tradition – critique excessive, qui vient d’un païen converti au christianisme. Mais il voyait juste sur un point : le détour par la nature semblait n’avoir servi qu’à mieux penser la cité, qui, par ailleurs, se révélait capable de créer un ordre rationnel et autonome. Tertullien aurait-il eu raison de penser, comme Augustin, que les Romains se souciaient moins de la vérité que de leurs lois17 ? Pour le dire en un mot : on est étonné de découvrir à quel point ces Romains que l’on présente comme des esprits pratiques pensent abstraitement, pris parfois d’une impuissance à inscrire la raison critique dans les faits.
Par exemple, sous l’impulsion de la philosophie grecque, ils ont cultivé le doute. Cherche-t-on la vérité des mots ? Si l’étymologie se donne d’abord comme la méthode propre à la restituer en tant qu’elle rétablit la correspondance originelle entre un mot et une chose, la raison suspend vite son jugement et déclare quasiment introuvable la vérité ultime, celle qui transcende les niveaux d’explication populaire, grammatical ou philosophique. S’intéresse-t-on à l’origine de l’humanité ? On découvre qu’elle relève d’une catégorie de l’inconnaissable, l’adèlon, autre façon de traduire l’incapacité de la raison humaine à comprendre ce qui précède l’histoire. Passion de la vérité et doute absolu caractérisent la démarche scientifique et philosophique18. Qu’il s’agisse en revanche de régler des questions d’actualité (la syntaxe latine ou les institutions), alors le doute n’existe plus : les Romains légifèrent. Peu importent les critiques de l’Académie : on les fait taire. Et de l’humilité de la pensée inapte à remonter le temps, inapte à connaître, on passe à l’assurance de la décision ; de l’enquête, on tombe dans la systématisation. Au fur et à mesure que se déploie la pensée, la raison perd sa « dynamique dialectique19 », comme si chaque fois elle parcourait un cycle irréversible, celui qui mène de la critique à la certitude. Une telle évolution se mesure par exemple dans le de lingua latina : les trois livres sur l’étymologie sont empreints d’esprit critique et de scepticisme, tandis que les derniers sur l’anomalie et l’analogie procèdent par affirmations ; le choix même de l’analogie montre que Varron a pris le parti de la certitude, de l’existence de règles universelles et stables. Et du reste, finalement, Varron ne se résout pas à choisir, il parvient à un accord entre anomalie et analogie, selon une démarche qui lui est familière, celle de la synthèse.
Voulant réconcilier, la pensée romaine devient souvent dogmatique. A force de chercher des vérités sous l’angle du consensus entre savants ou entre citoyens, le projet scientifique dévie quelque peu. Le questionnement se transforme en établissement d’une vérité unique et stable. Au terme, on n’a pas cessé de poser des questions, mais on croit les avoir résolues. Cette démarche se révèle clairement dans le de philosophia : partant du constat de la pluralité des philosophies, Varron par un raisonnement réductif ramène tous les systèmes à une philosophie originelle, l’ancienne Académie, « exempte d’erreur et de doute20 ». Il semble suivre une démarche objective – il montre dans un premier temps comment les sectes se sont multipliées puis analyse leurs erreurs – mais il procède en fait de manière dogmatique ; cherchant à clarifier l’histoire de la philosophie, il pose l’unicité de la vérité. Qu’il suive ici les leçons d’Antiochus importe peu pour notre propos, il a choisi cette voie du consensus et de l’unicité. Ainsi s’opère un renversement exemplaire : la pluralité qui fait parfois l’objet d’une véritable enquête sociologique n’est plus qu’un épiphénomène, elle relève de l’événement, comme les milliers de mots ramènent, en remontant le cours de l’histoire par une méthode généalogique, aux formes premières, aux verba primigenia imposés à l’origine, comme les multiples noms de la divinité, romain, chaldéen, juif, ramènent à un être divin unique.
La raison critique ne se déploie-t-elle à Rome que dans le discours ? Tout cela ne serait-il qu’un vain bavardage ? Quelque chose d’analogue à la disputatio scolastique qui, derrière la variété des discours, cherche l’unité du texte et qui s’achève par la determinatio confiée au maître – ici à la tradition ? Cicéron semble coutumier du fait. Dans le de legibus, la découverte du droit naturel s’achève par un éloge de la constitution romaine, par une réconciliation de la Raison et de l’Histoire. Mais la fin du de natura deorum apporte quelques nuances. Après avoir fait parler Cotta, l’académicien critique, à qui il a donné le beau rôle, contre l’épicurien Velleius et le stoïcien Balbus, défenseur de la tradition romaine, Cicéron conclut sur une note quelque peu sibylline : « Nous nous quittâmes disposés de telle façon qu’à Velleius l’argumentation de Cotta paraissait plus vraie, tandis que celle de Balbus me semblait plus vraisemblable. » On pourrait ne voir là qu’une influence de la nouvelle Académie : puisque la raison est impuissante à découvrir la vérité, semble dire Cicéron, mieux vaut s’en tenir à la tradition, c’est-à-dire au probable. En réalité, cette petite phrase dit bien plus : elle énonce que la tradition n’est pas la vérité (pas plus, d’ailleurs, que le dogme stoïcien21). Preuve que, tout en confirmant le choix des Anciens, la discussion a modifié le statut du passé, instauré une distance critique. Par là, Cicéron révèle quelque chose de fondamental : la séparation de la conscience et de la tradition, de l’homme et du citoyen. Si, pour un Romain, l’être humain s’accomplit dans la vie sociale, l’autonomie ne concerne réellement que la vie intérieure, la sphère intellectuelle. Cela explique que le même puisse adhérer à une philosophie subversive, mais l’ignorer quand la politique ou le droit sont en jeu ; ou encore reconnaître que l’égalité de tous les hommes est inscrite dans l’ordre naturel, mais suivre le droit civil qui impose divisions, hiérarchies et dépendances ; en compensation, on prônera, fondée sur cette nouvelle conscience humaniste, une philanthropie bien sentie : même avec les esclaves, il faut être juste, dira Cicéron, qui ne pensera jamais, mais c’est le cas de toute l’antiquité, christianisme compris, à l’abolition de l’esclavage22. On peut, en post-kantiens, estimer négativement de telles contradictions, y voir une incapacité à passer de la théorie à la pratique. On peut également mesurer le progrès qu’elle représente – l’apparition d’un espace privé, la conscience, qui peut échapper au poids du social. Cela n’est pas rien. Entre les hommes de même culture, de mêmes goûts, s’instaure une solidarité nouvelle, capable de rivaliser avec les solidarités familiales et même politiques, une véritable société de dialogue qui passe par le livre23. Dans les périodes de crise, sous la tyrannie d’un César, par exemple, cette société culturelle apparaît comme un lieu de liberté et de résistance, un moyen de penser le politique et d’en parler sans y être, de formuler ce qu’il faudrait penser en secret sur la place publique, de concilier impuissance et dignité. Désormais, le monde de la pensée devient, pour l’élite, une alternative possible. La culture peut se séparer de la politique – ou se mettre à son service.
Ainsi, la raison a en quelque sorte creusé un espace intérieur sans ruiner l’ordre social, créant un écart entre l’esprit et la cité, alors qu’elle voulait associer l’un à l’autre. Faut-il y voir une de ses limites, faire de cette « impuissance » l’un des paradigmes d’une époque tant marquée par l’esprit de conquête (militaire et intellectuelle), c’est-à-dire par l’hésitation fondamentale entre une formidable aspiration à repousser les frontières du connu et du pensable et une « obsession des confins », imposée par l’image de la cité ? Ce serait méconnaître la dynamique puissamment novatrice contenue dans cet écart même.
Il importe de tenir compte de l’ouverture qu’il suppose, non pas tant du point de vue des idées que des formes des interrogations, de leur aspect éclairé. On n’ignore pas, certes, les risques que présente la manipulation d’un tel mot, ni ne sous-estime l’anachronisme que menace l’idée de Lumières appliquée à l’antiquité. Et pourtant il s’agit bien de cela pour cette époque où une élite se met à dire tout haut et à écrire qu’elle n’est pas dupe, qu’elle peut survivre sans faux semblants, soumettre à la raison même l’irrationnel, se libérer des préjugés, de l’arbitraire et des superstitions, qu’elle peut fonder une sociabilité sur des valeurs rationnelles et universelles. Et c’est peut-être dans cette proclamation, témoin d’une véritable révolution intellectuelle, que réside le plus grand changement, dans la reconnaissance et l’exploration des ruptures qu’elle entraîne. Sur ces découvertes se sont élaborés la philosophie politique, un code de comportement à l’égard des provinciaux, une partie du droit, le calendrier civique ; se sont construites aussi consciemment, lucidement, l’unité et l’identité romaines.
Pour ce qui était de l’unité, question si importante quand, au Ier siècle, Rome eut accordé sa citoyenneté à tous les Italiens, l’enjeu était en quelque sorte analogue à celui du savoir : comment rassembler la diversité, établir un lien entre des citoyens si différents ? Quant à ce qu’il en était de l’identité, la difficulté était plus grande : les Romains se disaient descendants des Troyens, mais reconnaissaient leurs emprunts à tous les peuples qui étaient entrés en contact avec eux, et notamment aux Grecs. Qu’était donc Rome si elle était le monde ? A cette question, Cicéron, Varron, Salluste, Tite-Live et d’autres apportèrent la même réponse : reprenant des traditions anciennes, ils élaborèrent un récit des origines cohérent, racontant que la nation romaine s’était bâtie sur le mélange des races et des cultures, sur le rassemblement d’hommes de toutes provenances ; qu’entre tous ces hommes le seul lien objectif avait été le droit, c’est-à-dire la citoyenneté, dissociable de l’origine ethnique, géographique, distinguée même de la langue. Ils voulaient dire que la civitas romana est un « espace », concret (une cité) ou abstrait (la patria communis), où convergent des cultures multiples – une sorte de genus, sous lequel coexistent les différences de chacun. N’était-ce pas aussi ce que Cicéron expliquait aux Italiens par la théorie des deux patries ? Il désignait alors très explicitement l’ordre romain comme un ordre juridique, qui se superposait, sans les détruire, aux diverses histoires italiennes. Façon de situer la romanité du côté de l’abstraction, du côté de la forme.
Un tel discours, ancré en partie dans la pratique (l’extension de la citoyenneté ni même la formation de l’empire ne se sont accompagnées d’une politique systématique d’assimilation), imposait ainsi le modèle d’un universalisme concret, construit sur la pluralité et dont l’unité pouvait être indéfiniment reformée, étant abstraite. On comprend qu’il ait pu donner naissance à une vision quasi messianique de l’Histoire, où Rome, civitas universa, ouverte à tous, rassembleuse, se montrait capable de reconstituer l’unité originelle du genre humain. Une utopie sans doute bien éloignée, cette fois, des réalités de l’impérialisme et de l’esclavage. Et pourtant, ni machiavélique ni cynique, cette vision n’était que le résultat d’une exploration intellectuelle et spéculative des idées d’humanité, de droit naturel et de citoyenneté ; car s’il est un lieu où l’expansion est infinie, c’est bien le champ libre que la théorie ouvre et découvre. Dans ce déploiement sans limites, la pensée tendait en somme à renouer avec l’origine, à fonder en raison ce geste originel par lequel, selon le récit de Plutarque, chaque étranger avait comblé d’un morceau de sa terre l’ombilic du monde – cette fosse circulaire, au centre de la cité, qu’on appelait le mundus, parce qu’elle ressemblait à l’univers, formant comme un monde, un monde commun, Rome.