QUATRIÈME CHAPITRE

L’expérience de la pensée


Libertas : c’est sous cet emblème que les adversaires du régime impérial plaçaient la dernière époque de la République. Libre, la République, la res publica libera, l’avait toujours été, en quelque sorte structurellement : la liberté, c’était le respect des lois dans une société fortement hiérarchisée, mais aussi pour un petit nombre, au moins, le droit à la parole et à l’action – la vie de la cité. Dion Cassius s’étonnait de l’extraordinaire « franchise » de Cicéron en politique et Tacite rappelait avec nostalgie le dynamisme de l’éloquence républicaine, débridée, non soumise. De fait, si la liberté n’avait jamais été tant menacée qu’au Ier siècle avant notre ère, avec la montée du pouvoir personnel et le dysfonctionnement des institutions, c’est-à-dire, selon les mots de Cicéron, avec la disparition progressive de la politique, en même temps elle n’avait jamais connu un tel dynamisme, une telle créativité : au fur et à mesure que s’était élargi le vide laissé par la crise de la tradition dans le vaste champ de la vie politique, les Romains avaient trouvé un nouvel espace pour la liberté, celui de la pensée1.

Pour un Romain, l’action et les seuls « savoirs de puissance » (le droit, la discipline militaire) avaient toujours détenu la première place dans la hiérarchie des devoirs et des honneurs : la pensée, l’étude relevaient du domaine privé et d’une passivité propre au loisir – l’otium. Scipion l’Africain « avait l’habitude étant au repos de réfléchir (cogitare) aux affaires, et dans la solitude de parler avec lui-même ». Mais ce noble Scipion, qui, dit-on, pratiquait aussi l’ironie socratique, méditait à l’écart du monde. A la fin de la République, l’élite romaine apprend que l’esprit mène le monde – comme un général, selon l’expression de Salluste –, que vivre c’est aussi penser (vivere est cogitare, écrit Cicéron en 45), que la méditation (cognitio) est un grand remède contre la crise. Et il ne s’agit plus simplement d’une gymnastique intellectuelle, ni même d’un exercice spirituel tel que le pratiquait encore Caton suivant l’exemple des pythagoriciens ou des stoïciens, en se remémorant ce qu’il avait dit ou fait chaque jour : alors Caton ne cherchait qu’à exercer sa mémoire ou à mettre de l’ordre dans ses pensées. Au Ier siècle, en revanche, on exalte la capacité de l’homme à penser et à juger, sa faculté critique et, surtout, l’efficience politique de la réflexion. Certains découvrent ainsi en l’écrit, en la culture un nouveau devoir civique – munus reipublicae. C’est ce que Cicéron rappelle à Varron en 46, alors qu’aigri par son incapacité à agir directement il se tourne vers l’écriture : « L’essentiel est de nous en tenir à notre plan : vivre ensemble adonnés à nos études… ; ne pas refuser notre concours, si l’on veut faire appel à nous pour la reconstruction de la république, comme architectes ou même comme ouvriers… ; si personne n’emploie nos services, ne renoncer pour autant ni à rédiger ni à lire des ouvrages politiques et, à défaut de la Curie et du Forum, utiliser l’écriture et le livre comme l’ont fait les plus grands savants du passé pour servir la république et mener des recherches sur les mœurs et les lois. » C’est en ce sens que doit être comprise l’abondante production littéraire de l’époque, qu’elle relève de la philosophie politique, de la littérature de conseils adressés aux dirigeants – Varron à Pompée, Cicéron et Salluste à César –, de la compilation des traditions ou encore du genre historique. Écrire est un acte : l’époque le découvrait2.

Évidemment, un tel changement appelait des justifications auprès des contemporains, c’est la fonction des préfaces. Cicéron répète que son œuvre d’écrivain ne l’a pas empêché d’agir et Salluste se défend d’inertia. Au début de la Conjuration de Catilina, il se justifie de choisir, littéralement, d’être un scriptor plutôt qu’un auctor rerum : « il est beau de bien servir l’État, mais il n’est pas inutile d’en bien parler ». A la différence des anciens historiens qui ne faisaient que « conserver l’histoire », Salluste voit dans l’écriture un moyen d’agir sur son temps, avec une difficulté et une beauté propres car elle engage un travail sur la langue, l’adhésion du lecteur et une réflexion sur tout le genre humain ; c’est aussi le lieu où peuvent communiquer des consciences individuelles. Par ces mots, Salluste et Cicéron ne révèlent pas seulement l’extension de la sphère d’activité des nobles vers la littérature, ni une valorisation du goût privé pour l’écriture et la méditation, mais la politisation de ces activités, la reconnaissance de leur efficacité publique en tant qu’œuvres d’esprits individuels (et non d’une tradition ni d’une famille), dotés de vices et de vertus. Pour répandre les lumières, pense Kant, « il n’est rien d’autre que la liberté, … celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines ». Non seulement le loisir consacré à l’étude devient compatible avec la carrière des honneurs, mais l’étude, la pensée relèvent d’une activité publique qui passe par l’écrit. Cicéron compare ses ouvrages à de véritables discours publics : « dans mes livres, j’exprimais publiquement mon opinion, je haranguais le peuple, la philosophie selon moi se substituait au gouvernement de la République »3.

On pourrait croire qu’il ne s’agit ici que de décrire l’apparition de la philosophie à Rome. Cette expérience de la pensée ne peut s’y réduire si l’on entend par là l’influence de la philosophie grecque en ses différentes écoles. Il est plus juste de parler d’un état d’esprit philosophique, celui d’une société en questionnement, qui s’efforce de mesurer la dégradation du réel, mais aussi de « penser dans la crise », dans une situation inédite, dans un monde hostile, et d’affronter l’histoire par la force de l’esprit, tout en refusant fondamentalement de s’en retirer. Comment penser quand les fondements et les codes traditionnels s’effondrent, quand sous le poids de la dictature on est banni de la politique ? Quelles valeurs suivre dans une période où tout est permis, dans un monde où les jugements moraux sont perdus, où les mots n’ont plus de sens ? Comment agir quand seule la raison est libre ? La correspondance de Cicéron témoigne dramatiquement de cette tentative de penser et de décider hors des sentiers battus, dans cette brèche d’urgence ouverte par l’histoire, où il faut ajuster constamment ses idées et ses actions. Elle témoigne de l’atmosphère de doute, d’incertitude que connurent ces générations au milieu de tous les drames. De quoi pouvait-on être sûr ? La vérité est-elle introuvable ? Sans doute ce travail réflexif fut-il stimulé par les querelles de doctrines, et l’on ne peut sous-estimer, pour ne prendre qu’un exemple, le rôle des débats suscités par les épicuriens sur la politique, l’éloquence, l’éducation4… Mais les Romains ne sont pas tombés dans le piège scolastique, ils ont maintenu seulement les questions qui pouvaient leur être utiles : si les débats philosophiques les ont intéressés, ce n’est jamais par pur goût de la spéculation, mais parce qu’ils répondaient à leurs attentes. La rhétorique enseignait des méthodes pour persuader et la dialectique pour juger, la philosophie initiait au doute : c’était exactement ce qui convenait à cette époque qui avait besoin de l’autre pour penser, c’est-à-dire de l’objection, sans pour cela parvenir toujours à une décision. Ce qu’on a appelé l’irrésolution de Cicéron, pour désigner son incapacité à décider s’il faut partir avec Pompée ou rester à Rome alors que César a franchi le Rubicon, collaborer avec César ou rester dans une opposition radicale, n’est autre que son exigence rhétorique et philosophique poussée à l’extrême et désormais inhibante. Dans cette irrésolution il y a aussi le refus de se soumettre à la logique des factions et la tentative désespérée de trouver une voie médiane, sous la forme d’une collaboration critique – choix éminemment personnel, reposant sur une confiance en l’autonomie de la raison, mais voué à l’échec.

On nous objectera que la pensée individuelle ni la critique n’ont existé dans l’antiquité, en raison notamment de l’abus de la rhétorique : dans quelle mesure la pensée peut-elle accéder à l’individualité lorsqu’elle se sert de techniques pour se déployer, lorsqu’elle est en quelque sorte nourrie de catégories générales ? Une telle argumentation nous semble irrecevable. Une forme contraignante – la prosodie en poésie, la règle des trois unités dans le théâtre – a-t-elle jamais empêché une création originale ? Dans le cas de Rome, les techniques grecques d’argumentation ont ouvert en profondeur, élargi la pensée romaine et permis la découverte de l’autonomie. Le choc de la tyrannie sous l’Empire n’en sera que plus brutal : quand elle se refusera à la « collaboration », la pensée n’aura le choix qu’entre se retirer du monde public ou se cacher, comme chez Ovide, derrière le mythe. Alors l’homme connaîtra le déchirement entre une conscience libre mais muette et la soumission publique au pouvoir despotique : « privé, c’est être libre en secret », dira plus tard Hobbes5.

La découverte du droit naturel : une réponse à trois urgences

Ce n’est point dans la connaissance positive des lois établies par les hommes qu’on doit chercher à connaître ce qu’il convient d’adopter, c’est dans la raison seule.

Condorcet, Essai sur les assemblées provinciales,
2e partie, art. VI.

LA DROITE RAISON

Nunc iuris principia videamus. « Voyons maintenant les principes du droit. » A la recherche de la définition du droit et de ses fondements, Cicéron ne commencera pas par étudier les lois romaines, ni aucun droit positif, mais se tournera d’abord vers la Loi naturelle, la droite Raison, pensée du Législateur universel inscrite dans la nature de l’homme, transcendante et paradigmatique. Démarche éminemment philosophique, que développe le livre I du de legibus, bien différente de l’attitude traditionnelle qui consiste à se référer à l’expérience ancestrale, aux mores, et cette différence se marque aussi dans l’écriture du traité : alors que ses autres dialogues de philosophie politique mettent en scène des hommes de la génération précédente et se placent donc sous l’autorité des Anciens, le de legibus s’inscrit dans une actualité vivante ; Atticus, Cicéron et son frère Quintus en sont les protagonistes. De même l’histoire, qui occupe une place importante dans le de republica, puisqu’il s’agit de démontrer que Rome a réalisé le modèle de la meilleure constitution, est en quelque sorte congédiée ici : la démonstration de l’excellence des principes romains, qui va se dérouler aux livres II et III, ne se satisfait plus de l’observation historique, elle doit être fondée en raison et comme dictée par elle. Une fois les vérités rationnelles posées, il faudra se demander si l’histoire romaine les confirme, les « révèle ». Alors seulement cette dernière acquerra force de preuve, concluant du même coup la démonstration commencée au de republica. La démarche cicéronienne traduit ainsi une « révolution scientifique » : le principe déductif l’emporte, un certain « idéalisme » semble s’affirmer6.

Le concept de droit naturel, Cicéron l’a formulé tout au long de son œuvre, à la fois avec constance et doute. Dans le de republica, un seul personnage, Laelius, en exposait la théorie, dans un contexte stoïcien que Cicéron faisait donc remonter au IIe siècle ; en revanche, le de legibus présentait en détail la version corrigée par l’éclectique Antiochus d’Ascalon. Les deux théories étaient en fait différentes. Pour les stoïciens, il existait dans la Nature rationnelle, une et divine, une continuité entre tous les êtres, la raison humaine n’ajoutant rien à la perfection du vivant et la Nature servant de guide ; Antiochus, lui, dépassait cette idée de Nature, en définissant un ordre supérieur à elle, la Raison naturelle, qui servait de guide à la raison humaine et lui permettait de sortir de l’animalité. Ce qui dès lors définissait l’homme, c’était sa capacité à se constituer dans l’histoire par son langage, par son raisonnement ; l’intervention de la raison créait en quelque sorte une seconde nature. Selon l’esprit de synthèse d’Antiochus, Cicéron pouvait ainsi à la fois poser un droit naturel supérieur et transcendant, une nature humaine définie par la Raison, l’Intellect, signe également de sa divinité, et retenir une anthropologie où l’homme était en quelque sorte à lui-même sa loi et se réalisait par son intelligence7.

Sur ce point précis, il rejoignait d’une certaine façon les philosophes de la nouvelle Académie, et aussi, partiellement du moins, l’historicisme des épicuriens, pour qui l’humanité n’est pas une nature mais une conquête historique, comme l’illustre le chant V du de natura rerum. A cette différence près que le choix des épicuriens sous-entendait un dualisme radical qui niait toute sociabilité naturelle : l’homme n’était pour eux à l’origine qu’un animal, en aucun cas un être divin ni un être sociable, et c’est seulement grâce à la culture qu’il devenait homme – un mortel dans un monde mortel ; quant à la raison humaine, elle était empirique et n’obéissait en aucun cas à des modèles éternels. Pour Cicéron, en revanche, la rationalité naturelle de l’homme incluait sa sociabilité ; et c’est ce statut central qui lui permettait de dépasser l’état de nature biologique8. Dans les deux cas, la société était une conquête, naturelle et nécessaire pour Cicéron, historique pour Lucrèce.

Avec les positions de la nouvelle Académie comme avec celles de l’épicurisme, cependant, des divergences plus importantes apparaissaient. Et Cicéron le savait bien qui, dans le de legibus, décidait de « faire taire » la première et demandait à Atticus, adepte de la seconde, d’oublier un moment son école. En effet, l’académicien Carnéade, constatant la diversité du droit positif, avait jadis rejeté toute idée de droit naturel et opposé au contraire, comme certains sophistes, nature et droit. De leur côté, les épicuriens ne voyaient de droit que positif : pas de droit naturel, donc, pas d’universalité dans la nature ; pour eux, seul était naturel le lien formel qui unissait le juste et l’intérêt collectif ; quant au contenu il variait selon les sociétés. Ainsi, était juste ce qui était agréé par tous, au détriment même parfois des institutions traditionnelles : autre façon de ruiner le mos et d’en démontrer l’insuffisance normative dans la durée9. Renonçant donc provisoirement à ces deux critiques et à toutes les ambiguïtés, Cicéron fait dans le de legibus un exposé sur le droit naturel, sur la nature comme fondement de la loi, un exposé doctrinal – et non, contrairement aux apparences, un débat contradictoire : car dans ce traité il ne cherche pas la vérité, mais, comme un géomètre, il énonce un postulat, l’existence d’un principe transcendant qui garantisse l’excellence des lois immédiatement applicables à sa cité. Ainsi, la théorie du droit naturel semble bien avoir en quelque sorte une fonction méthodologique : elle est un moyen théorique pour définir les fondements idéaux de la religion, de la moralité et de la légalité, de l’utilité commune aussi, c’est-à-dire pour trouver une forme valable pour tous les hommes, une forme qui convienne à l’unité de la nature humaine – autre postulat10. Elle constitue une des réponses de l’époque aux trois urgences qui la traversent.

TROIS URGENCES : VALIDITÉ DES PRINCIPES, DURÉE, VÉRITÉ

La première, c’est précisément de déterminer la validité de la norme qui fonde la cité et la morale. Il est deux façons de définir le bon, selon Aristote : ce qui est bon par convention et ce qui est bon par nature. A Rome, la coutume désignait le bien et le vrai. Mais qu’était le mos ? Un ensemble de traditions et de décisions dont la validité reposait sur leur ancienneté et le consentement de tous. Dans quelle mesure l’opinion et le temps peuvent-ils fonder une norme ? Telle est la question fondamentale que résout le de legibus : c’est de la Loi naturelle qu’il faut faire sortir l’origine du droit, car elle est « la force de la nature (naturae vis), l’esprit et la conscience de l’homme prudent (ea mens ratioque prudentis), la norme du droit et du non-droit (iuris atque iniuriae regula) ». Regula : le mot est clair. Le droit positif doit se fonder sur la natura et sur la raison du sage, que Cicéron oppose ailleurs à l’opinion et à la coutume11. Proposition dont les conséquences sont énormes : dans le domaine de la morale, bien avant Kant, Cicéron fera ainsi la différence entre, d’une part, agir par devoir, en fonction de la loi naturelle, de l’idée de justice inscrite en soi et du respect de l’homme ; et, d’autre part, agir conformément au devoir, sous la pression d’une cause extérieure (peur du châtiment, respect des lois…) ; dans le domaine de la politique, la définition du bien public sera soumise au respect de normes morales avant tout – c’est-à-dire là encore à la raison du sage12. Enfin on voit dans cette opposition se profiler le débat entre deux interprétations du droit : celle qui ne prend en compte que le droit positif et celle qui tient compte des exigences de la raison naturelle. A la question : Peut-on faire un profit dans une vente, en exploitant l’ignorance de celui qui achète, en ne révélant pas, par exemple, les défauts de ce qu’on vend ? la réponse sera affirmative suivant les dispositions du droit civil, qui ne prennent pas en compte tous les silences ; négative pour qui suivra les exigences de la bonne foi, découverte par les jurisprudents et les magistrats sous l’influence du stoïcisme dès le IIe siècle. Dans le premier cas, c’est la règle instituée, source du droit, qui guide le jugement ; dans le second, c’est un contenu moral. Le droit romain est resté partagé à l’époque républicaine entre un positivisme traditionnel fondé sur l’institution et l’idée d’un ordre rationnel, source d’équité, qui peut conduire à la critique du droit positif13.

Certaines réformes témoignent ailleurs de cette quête d’une norme absolue, rationnelle, qui s’oppose à l’arbitraire, aux préjugés et à la négligence humaine. Le calendrier de César permettait d’échapper aux erreurs et aux manipulations des pontifes ; il imposait une mesure universelle selon une démarche qui ressemble étonnamment à celle qui inspirera certains décrets de la Révolution française. Ainsi, pouvait-on dire à Rome, les années Juliennes « sont des années naturelles14 ». Et c’est sur le même modèle que les années civiles des autres peuples furent ensuite réformées. César n’en restait pas là : sa réflexion sur les fondements du langage participait de la même quête de régularité. Prenant parti en faveur des analogistes dans le vieux débat grammatical qui opposait les tenants d’une théorie rationnelle de la langue (les analogistes, partisans de l’origine conventionnelle du langage, pensaient que le langage comportait des modèles, des principes généraux) et les anomalistes pour qui l’exception, la pluralité régnaient sur le langage, il avait dédié à Cicéron une méthode pour bien parler latin, le de ratione latine loquendi15. César partait du constat que la langue latine se perdait et que l’habitude, l’éducation familiale, jadis suffisantes pour apprendre à bien parler, échouaient désormais dans leur mission de formation, pour différentes raisons et notamment à cause de l’afflux d’étrangers ; il proposait donc « pour purifier le langage, de le soumettre, comme à l’épreuve du feu, au contrôle de la raison (adhibenda tanquam obrussa ratio) et de ne pas s’en rapporter à l’usage (consuetudo), la pire des règles (pravissima regula) ». Comme pour le calendrier, César cherchait pour la langue des règles rationnelles applicables par tous, afin de redéfinir un usage juste et stable : l’analogie en était le fondement. Une partie de ses propositions furent suivies en ce qui concerne l’orthographe, par exemple, domaine où régnait le plus grand désordre16.

César ne fut pas le seul dans ce domaine. Depuis le début du Ier siècle, d’autres avaient pris parti contre l’usage : Sisenna, l’historien contemporain de Sylla, qui avait tenté une réforme du latin selon les lois de la raison ; Antonius Gnipho, maître de César, et Staberius Eros, auteur d’un de proportione et maître de Brutus. A la même époque apparut aussi, forgé sur le concept grec d’hellenismos, celui de latinitas, par lequel les grammairiens tentaient de définir la correction formelle des mots, de la syntaxe et des tournures et donc de donner à la langue latine une plus grande unité. Tous ces débats, Varron les reprenait dans un esprit de synthèse : la latinitas, pensait-il, est la correction de la langue fondée à la fois sur la nature (natura), l’analogie (ratio), l’usage (consuetudo) et l’auctoritas des auteurs. Natura : le langage est d’origine naturelle (c’était la position des anomalistes, d’inspiration stoïcienne) mais sur lui agissent différents principes – la ratio, la règle fondée sur l’analogie, destinée à « normaliser les formes », l’usage, qui est le fait des individus eux-mêmes, enfin le principe d’autorité17. Si la Nature offre des fondements immuables, la systématisation (ordinatio) du langage par les règles de la raison humaine n’en est pas moins nécessaire.

Rechercher des règles soumises à une « raison aussi résistante au feu que l’or » (obrussa ratio), créer un calendrier conforme à la régularité de la nature, n’était-ce pas aussi tenter de fonder des institutions que le temps ne pût ruiner ? Telle était en effet la deuxième urgence, lutter contre le déclin, assurer la durée de la cité. Comment rendre possible, sinon l’éternité, du moins la permanence de l’État ? se demandait Cicéron dans le de republica. « Un État doit avoir, pour durer (ut diuturna sit), un gouvernement capable de le guider » ; ou encore : « pour les cités, la mort est le châtiment par excellence »18. Le choix du droit naturel devait permettre de répondre à cette aspiration. Si les lois de Rome avaient pour fondement la nature, ce que Cicéron s’efforçait de démontrer, alors elles pouvaient être éternelles. Force lui était toutefois de constater que la cité était menacée de ruine : « Malgré tous les efforts de vigilance que les hommes de notre âge ont généralement prodigués, j’ai lieu d’être inquiet sur le sort de notre postérité et sur le caractère impérissable de notre État ; et pourtant il pourrait être immortel si l’on y vivait selon les institutions et les mœurs de nos ancêtres. » Faudra-t-il en conclure que seuls les dirigeants étaient responsables de cet état de fait ? Une position pas très éloignée de celle de Salluste, pour qui la division de la classe dirigeante était à l’origine du déclin de la respublica : par sa faute, la République, « inviolable jusque-là », avait été « mise en lambeaux », odieusement, à cause de sa désunion. A cette inquiétude, Lucrèce donnait quant à lui une réponse plus radicale et institutionnelle : derrière la vision cosmique et catastrophique de l’éternelle destruction des choses, de l’éternel renversement des cités, on peut en effet discerner au livre V du de natura rerum l’espoir d’un régime plus stable, l’interruption du processus de violence lorsque le genre humain établit ses lois et s’y soumet de lui-même – sponte sua cecidit sub leges artaque iura. Sans recourir au droit naturel, inacceptable pour un épicurien, Lucrèce fondait ainsi la stabilité sur un état de droit, sur l’accord entre la loi et la raison des hommes, sur l’autonomie politique. Une idée qui ne pouvait être indifférente à une époque où l’extension de la municipalisation en Italie signifiait la diffusion de l’autonomie juridictionnelle et où certains s’interrogeaient par ailleurs sur les modalités de la gestion des provinces : Cicéron, gouverneur de Cilicie, se vantait d’avoir, comme jadis Q. Mucius Scaevola en Asie, accordé à ses sujets la possibilité de « vivre sous leurs propres lois » et de réclamer des juges grecs – et il désignait ce système d’un mot grec, autonomia19.

Responsable ou pas du déclin de la cité, la division de la classe dirigeante avait eu sans aucun doute pour effet d’affaiblir le modèle traditionnel de l’autorité. Or, chez les Anciens, la dignité d’un homme, sa fonction politique garantissaient pour une bonne part la valeur de sa parole. L’autorité valait vérité. Vérité en quelque sorte oraculaire, non explicative – comme les responsa que délivraient les prudents ou les prêtres ; vérité liée à la hiérarchie sociale, qui, dans le système juridique, donnait une grande force au témoignage oral et à la personne du témoin – « les gens qui possèdent talent et richesse et qui ont pour eux la garantie d’une longue vie sont regardés comme dignes de créance, écrit Cicéron ; non avec juste raison, mais on ne saurait changer l’opinion du vulgaire » – et qui, dans le système politique, fondait la relation du magistrat au peuple sur le mode paternel, c’est-à-dire sur le mode du commandement sans réplique. Scipion Nasica, consul en 138, soulevant les protestations du peuple parce qu’il intervenait contre le projet d’un tribun, pouvait répliquer : « Taisez-vous, citoyens, car je sais mieux que vous ce qui est utile à l’État. » Même un tribun de la plèbe n’était pas contraint de rendre compte au peuple de son action, expliquait l’historien grec Appien20. Dans une telle société, cependant, il suffit que l’autorité soit contestée, que la parole apparaisse ambiguë ou qu’elle se multiplie dans un débat contradictoire, pour que naissent de nouvelles questions d’une extrême importance : qu’est-ce qu’une preuve (et quel est le statut de la preuve écrite) ? Le juste existe-t-il de manière objective ? Un jugement de valeur (la réponse d’un juriste par exemple) peut-il être doté d’une valeur intrinsèque ? Qu’est-ce que la vérité ? Ainsi le pluralisme, un des signes de la crise, fait-il naître une nouvelle nécessité – et c’est la troisième urgence : celle de fonder l’énonciation sur des critères rationnels – ce qui permet au moins de rendre raison des choses. Deux découvertes s’ensuivent : d’une part, le consensus n’est pas la vérité ; au contraire, c’est de la controverse que partira la recherche du vrai. D’autre part, pour être vrai, le raisonnement doit suivre une démarche singulière, intrinsèquement sûre, logiquement impeccable (ce sera la fonction de la dialectique), de même que, pour susciter l’adhésion, il doit emprunter certaines méthodes – la rhétorique les fournira. La question de la parole vraie est donc liée à celle de la norme, mais, dans la mesure où sont définis des critères de vérité objectifs, c’est aussi le lien entre tradition et vérité qu’elle met en cause. Chez Lucrèce, la vérité se situe clairement en dehors de la tradition, puisqu’elle est le dogme révélé par Épicure. Pour Cicéron, académicien, cette recherche implique d’autres détours : la vérité existe, l’homme est né pour elle, mais seul le probable (probabile) lui demeure accessible ; et les ancêtres se trouvent, semble-t-il, de ce côté-là : c’est du moins ce que la fin du de natura deorum laisse entendre21. On serait cependant tenté de dire que, pour lui, l’homme qui questionne importe plus que la vérité elle-même, la recherche plus que la connaissance.

A travers ces trois quêtes (validité des principes, durée, vérité) s’exprime l’aspiration de l’époque à la définition d’une norme différente de celle, trop particulariste, de la nobilitas traditionnelle. Cette norme, certains la trouvèrent donc dans un principe transcendant – la Raison naturelle. Cela ne veut pas dire qu’ils rejetèrent la tradition romaine : la Raison ne s’opposait pas aux mores pour les nier, elle ne leur opposait pas un contenu radicalement différent, mais elle les critiquait, les jugeait pour saisir ce qui, en elles, relevait de l’ordre rationnel ; elle les recomposait tout en leur donnant une légitimité. A terme la Raison devait se réconcilier avec l’Histoire et, dans cette réconciliation, reconnaître la supériorité de Rome. Le détour critique n’en avait pas moins transformé l’ordre des choses et le regard des hommes.

LE LIBRE-PENSER : LA RAISON COMME SEUL JUGE

L’idée du droit naturel peut être subversive. En découvrant l’existence de principes universels et parfaits dans la nature, l’homme conclut à la diversité des systèmes positifs et donc à leur relativité. « Ce qui est complètement insensé, écrit Cicéron, c’est de considérer comme juste tout ce qui figure dans les institutions et les lois des peuples. » Autrement dit, la loi positive n’étant pas toujours juste, ni les habitudes en accord avec la nature de l’homme, il est des coutumes et des institutions mauvaises – malus mos – même à Rome. Le relativisme favorise sans aucun doute l’enquête ethnographique, et inversement : « chaque peuple a des idées différentes sur le bien et le mal, chacun les juge par rapport aux coutumes des ancêtres », notait Cornelius Nepos dans la préface de ses biographies comparées22. Mais il peut conduire aussi à la critique des traditions – selon les exigences de la raison.

La première de ces exigences est l’objectivité. Dans tous les domaines, en effet, la conquête de la liberté de juger est l’indispensable préalable. Si par nature tous les hommes se ressemblent – « quelle que soit la définition que l’on donne de l’homme, elle est une et valable pour tous » –, les habitudes et les opinions, la société bouleversent cet ordre : « Sans doute, nous apportons en naissant les germes des vertus… mais en fait, sitôt que nous venons au jour et sommes admis dans nos familles, nous nous trouvons dans un milieu entièrement faussé et où la perversion des jugements est parfaite… » (in summa opinionum perversitate)23. Il faut donc pour libérer l’homme s’attaquer aux formes sociales qui le dépravent – la société, la famille, l’éducation… –, retrouver en quelque sorte la nature humaine derrière l’habitude, ce qui n’est pas sans difficulté : « il faut une intelligence puissante pour… dégager sa pensée de l’habitude ». L’entreprise ne vise en aucun cas à détruire les structures sociales elles-mêmes, mais à en limiter les effets négatifs par la dissolution des préjugés et des passions qu’elles font naître. L’analyse des passions, des erreurs conduit ainsi à une sorte de sociologie de la représentation dont les accents, bien qu’unanimement désignés comme stoïciens, ne sont pas exempts d’analogie avec ceux des épicuriens qui insistent aussi sur la mauvaise foi et le poids du social. Comment ne pas voir que les contraintes sociales sont la principale cause de nos douleurs ? se demande Cicéron lorsqu’il s’entretient dans les Tusculanes sur le bonheur du sage. Il faut par exemple distinguer entre le deuil et le devoir du deuil : les gémissements, les larmes, « tout cela, on le fait parce qu’on s’y croit tenu ». C’est l’idée que l’on doit montrer aux autres son chagrin qui oblige à des manifestations outrancières de la douleur. « Le principe mauvais du chagrin ne relève point de la nature, mais de notre libre choix et d’une opinion trompeuse » (voluntario iudicio et opinionis errore). Le mal provient d’une erreur de la pensée. Tant la société – ici la civilisation – pervertit notre nature24.

Rendre la pensée libre, c’est donc débarrasser l’esprit humain des opinions. C’est aussi le libérer de toute tutelle. Dès les premières lignes du de legibus, Atticus défie Cicéron : « As-tu perdu le droit d’exposer librement tes idées ou peut-être dans la discussion es-tu homme à ne pas suivre ton jugement personnel et à consentir à obéir à des autorités étrangères ? » Il n’est pas anecdotique que l’ouvrage débute par cette mise au clair : penser, c’est penser par soi-même, donc refuser les querelles d’écoles. Et plus encore des écoles grecques. Cette pétition de principe pose aussi une question exemplaire : peut-on philosopher sans adhérer à un système ? Question dont les résonnances politiques sont extrêmes dans les années 50 et 40 à Rome : peut-on agir sans appartenir à l’une des deux factions qui déchirent la société ? La réflexion sur l’autonomie du jugement, sur la vérité, est indissociable du contexte politique. Le débat intellectuel ouvre un espace de liberté, il rend l’homme capable de juger par lui-même, de ne pas se soumettre aux autorités. Par la discussion, « nous nous sentons plus libre puisque notre faculté de juger reste intacte », écrit Cicéron sur un ton qui n’est pas éloigné des exhortations de Lucrèce : « Cesse, pour la seule raison que la nouveauté t’effraie, de rejeter mon système de ton esprit ; mais aiguise d’autant plus ton jugement, pèse les choses et, si la doctrine te semble vraie, avoue-toi vaincu. » Libérée de tout dogmatisme, la raison peut dès lors s’ériger en seul juge : « je veux être un juge (iudicem), non un professeur (doctorem) », ajoute-t-il ailleurs. D’une métaphore judiciaire à l’autre, se dégage l’image d’une raison souveraine, arme critique et instrument de connaissance, qui balaie les opinions au nom de la vérité, s’en prend à toute forme d’autorité intellectuelle au nom de la liberté, instaure un débat fondé sur la clarté et découvre une éthique de la responsabilité25.

Opinion et vérité

CRITIQUES DE LA SUPERSTITION ET DE LA DIVINATION

La superstition vient d’une ignorance des causes – d’une ignorance de la raison des choses (egestas rationis), explique Lucrèce dans le de natura rerum. Or c’est en se libérant de l’erreur, source de ses peurs, que l’homme pourra atteindre au bonheur, à la sérénité : mens pacata. Telle est du reste la vraie piété (pietas), si différente de la superstitio ou religio. Et sous ces deux termes il entend non seulement la croyance en l’immortalité de l’âme, la peur du sacrilège ou des Enfers, celle du châtiment divin, mais aussi les prières, les autels, les sacrifices, bref la religion traditionnelle. La critique épicurienne est radicale : à la religio, née de l’ignorance et de la peur, elle substitue la vera ratio, fondée sur la liberté, la connaissance des causes physiques du monde et la sérénité. A l’irrationnel obscur, le rationnel lumineux : « Ces ténèbres de l’âme (animi tenebras), il faut pour les dissiper non pas les rayons du soleil, ni les traits lumineux du jour, mais la vue exacte de la nature et son explication raisonnée (naturae species ratioque). » Il faut, autrement dit, appliquer les lumières de la raison pour dévoiler la vérité et la rationalité du monde : alors l’homme comprendra que les dieux n’ont rien à voir dans leur histoire et il se libérera de ses peurs. L’épicurisme n’est pas athée, mais fait du monde de l’homme un monde en quelque sorte laïc, séparé des dieux, et réduit la religion au rang de simple institution sociale. Personne n’est allé aussi loin à cette époque. C’est à toute la tradition que Lucrèce s’en prend en tant qu’elle est porteuse de préjugés et d’ignorance, et, du même coup, à la croyance si répandue en son éternité : « Prétendre que c’est pour les hommes que les dieux ont voulu préparer le monde et ses merveilles…, qu’il faut le croire éternel et voué à l’immortalité, que cet édifice est bâti par l’antique sagesse (ratione vetusta)…, qu’il est sacrilège de l’ébranler sur les bases (ex sedibus) par aucune attaque, de le malmener de ses discours et de vouloir le renverser de fond en comble ; tous ces propos… ne sont que pure déraison. » Ainsi, peu importe qu’un propos soit nouveau ou pas : c’est sa vérité qui compte, et l’on apprend avec Lucrèce que cette vérité, c’est la révélation d’Épicure, non la tradition qui la porte26.

S’il n’attaque pas la religion civique en tant que telle, Cicéron s’en prend au mode de croyance qui y est attaché. Caton s’étonnait jadis qu’un haruspice ne pût rencontrer son semblable sans rire, Ennius tenait tous les astrologues pour des charlatans ; mais, dans le de divinatione, Cicéron se livre, contre son frère Quintus qui, stoïcien, défend la divination, à une attaque en règle de toute croyance aux signes divins : les prodiges n’existent que dans l’imagination des hommes ; « c’est l’ignorance des causes naturelles qui y fait croire ». Et il prend un exemple : « Lorsqu’on annonça au Sénat qu’il avait plu du sang, que les statues des dieux s’étaient couvertes de sueur…, croyez-vous que Thalès ou Anaxagore y aurait ajouté foi ? Le sang et la sueur ne peuvent sortir que d’un corps animé. De l’eau filtrée à travers des terres colorées peut ressembler à du sang, et le suintement des murs, dans les jours humides, imite la sueur naturelle27… » Le ton n’est pas éloigné de la critique de Lucrèce. Mais Cicéron ne s’attaque pas comme lui à la religion romaine en tant qu’ensemble de pratiques, de rites, il critique seulement un mode de croyance, fondé sur la passivité, et une philosophie, le stoïcisme, incapable fondamentalement de penser la religio. Nous distinguerons pour la clarté de l’exposé les deux aspects de la critique.

 

Critique du mode de croyance. Quintus défend la divination par des exemples : son discours est énumératif, fondé sur l’accumulation des cas, sans aucune explication. Et les termes qu’il emploie – video, agnosco, accipio… – traduisent le constat, l’observatio – un mot qui suggère passivité et soumission aux exemples. Pour lui, un art est le résultat d’expériences et c’est la répétition qui finit par faire loi. Il en est de même dans tous les domaines : la politique, la navigation, la médecine également. « C’est l’usage, l’efficacité qui établissent la validité des remèdes, non la raison »28. Cicéron, lui, ne voit là qu’opinions. Tout d’abord, ce ne sont pas les faits qui font la science, mais le raisonnement. Ensuite, il n’y a science que de ce dont on peut connaître les causes, la raison étant la reconnaissance des causes des phénomènes. Or, tout phénomène a une cause naturelle ; donc les songes, les prodiges, dont on ne peut rendre raison, sont des inventions des hommes. Enfin, la raison, c’est aussi ce qui permet de prévoir et, comme seules les lois naturelles le permettent – tel est le cas en médecine, en navigation, ou en astronomie –, si volumineuse que soit la collection des songes ou des prodiges, on ne pourra jamais en déterminer les règles. En chassant les prodiges de la nature, Cicéron interdit toute science de la divination29.

Le dialogue entre Quintus et Cicéron oppose ainsi deux formes de pensée. L’une confond tous les domaines du réel et considère comme des faits aussi bien les prodiges que les événements naturels ; ce que la parole des Anciens rapporte est également tenu pour vrai – comme si elle était créatrice de réel. L’autre distingue ce dont on peut rendre raison et rejette le reste dans la fiction. La recherche de la causalité, signe d’une pensée rationnelle, révèle un extraordinaire besoin de comprendre et aussi le progrès de l’esprit humain : jadis, dit Cicéron, on croyait aux oracles, c’est qu’alors on était crédule (creduli). Mais « l’antiquité se trompait souvent ». Certains Romains n’étaient pas si passéistes que l’on croit. Ils savaient parfaitement que la tradition n’était pas synonyme de perfection et liaient le progrès à la raison30.

Crédules, les Anciens l’étaient aussi à l’égard des légendes et des mythes. L’histoire traditionnelle ne reposait sur aucun principe de sélection : elle ne ménageait pas de distinction entre faits et légendes. Cicéron s’en prendra aussi à cette mémoire confuse. « Il y a en bien des endroits beaucoup de choses qui grâce à la tradition (commemoratio) subsistent plus longtemps que leur nature ne leur aurait permis de durer. » Il faut donc tâcher de différencier ce qui est vrai (verum, certum) de ce qui est transmis (traditum). Pour lui, l’histoire implique un autre mode de croyance que la poésie, elle est un flambeau de vérité (veritatis lux). Aussi doit-elle suivre trois principes : l’établissement des sources, l’explication des causes et l’objectivité31. Histoire et raison : l’explication rationnelle, à laquelle s’appliquaient les historiens grecs depuis Thucydide et que Sénèque, dans les Questions naturelles, définira comme une exigence, devient le critère d’une histoire critique. En définissant ainsi une nouvelle méthode historique, Cicéron rejoint un débat plus ancien. Contre l’annalistique, que Q. Mucius Scaevola le juriste considérait encore comme la seule manière de faire l’histoire sur le modèle de la compilation pontificale, Sempronius Asellio avait fait l’éloge de l’histoire proprement dite (historia), dont la mission était de « démontrer (demonstrare) pourquoi, dans quel dessein les choses ont été faites » et non de se contenter de décrire les événements… « Ne pas faire cela, ajoutait-il, c’est raconter des fables à des enfants »32. On retrouve ici l’opposition entre une approche simplement énumérative, qui était celle de Quintus, et la démarche rationnelle que prônait Cicéron. Pour être réel, un fait doit être établi, expliqué. La narration n’y suffit pas : signe qu’il faut définir un nouveau rapport à la parole et au passé.

Trouver des explications, établir des hiérarchies, tel est aussi le critère de Salluste et de César. Les historiens romains, dira-t-on, sont loin d’avoir réalisé un tel programme, cherchant plus à persuader qu’à découvrir la vérité. Peu importe ici. Il nous suffit que le débat lui-même apparaisse et que la rationalité soit sentie comme une exigence intellectuelle. Après tout, l’« histoire » critique n’est pas née non plus en ce XVIIIe siècle qui a pourtant posé la plupart des bases théoriques de cette discipline. Les dieux continuent parfois à y jouer un rôle. Le « règne de la critique » est avant tout une attitude intellectuelle qu’on retrouve aussi chez les grammairiens, les érudits, les juristes. En témoigne surtout l’apparition de questionnements et d’outils épistémologiques nouveaux33.

 

Critique du stoïcisme. Tout en attaquant la superstitio au nom de la connaissance des lois naturelles, Cicéron dit respecter l’exercice du culte proprement dit, la religio des ancêtres. Le de divinatione tente de persuader ses lecteurs que les institutions traditionnelles ne sont pas vraiment menacées par le développement de l’esprit philosophique. La raison peut sans nuire à la religion penser l’irrationnel – la divination et toutes les formes de superstitions : « Je n’attaque pas la science des haruspices, dit Cicéron, j’en demande seulement la raison34. » Une chose est la tradition, qu’il faut respecter, une autre la conscience qu’on en a. Ainsi en est-il des légendes concernant l’origine de Rome : on peut les écouter avec plaisir, les répéter – c’est une marque d’appartenance à la communauté – sans les croire. Dans le de natura deorum, Cotta peut donc réclamer à ses interlocuteurs des preuves de l’existence des dieux tout en étant pontife et, dans le de divinatione, Cicéron, augure, s’en prendre à la vérité de la discipline augurale. Que les dieux existent, dit Cotta, je le crois, puisque je suis pontife ; mais croire en s’appuyant sur l’autorité des Anciens (auctoritate maiorum) ne dispense pas d’en chercher la preuve (ratio). L’argumentation de Cicéron repose en fait sur deux principes : non seulement la foi des pères qui relève du civisme ne peut satisfaire l’intelligence individuelle et rationnelle, celle du philosophe à la recherche des causes – or Quintus qui se dit stoïcien ne parvient pas à expliquer la divination et se contente d’énumérer ; mais, en outre, seule l’Académie permet d’épurer la religion de la superstition, de distinguer les deux niveaux de croyance, et donc, selon lui, de renforcer les pratiques anciennes : « Tous ces contes et les histoires du même genre sont tirés de la fable grecque, et tu peux comprendre qu’il faut s’y opposer pour éviter la perturbation des pratiques religieuses ; mais tes stoïciens non seulement ne les réfutent pas ; ils les confirment, en donnant chaque fois une interprétation du sens qu’ils peuvent avoir »35.

Par cette habile attaque contre le stoïcisme, Cicéron semble résoudre la contradiction entre sa critique de la divination et son respect de la tradition en tant qu’augure. Bien plus, en suggérant que la divination n’est pas d’origine romaine, c’est lui qui, par un renversement surprenant, apparaît en défenseur de la tradition. Mais une telle argumentation ne cache-t-elle pas autre chose ? Cicéron n’incite-t-il pas en fait à une réforme spirituelle de la tradition, lui qui appelle par ailleurs à « une religion conforme à la connaissance de la nature » ? Une incitation en harmonie avec la profession de foi du de legibus, où seules les lois de la nature étaient définies comme de bonnes et justes lois. Ce qui est à l’œuvre dans la distinction entre divination et religion, c’est en fait le travail de la Raison sur la tradition : sa capacité à extraire d’elle ce qui est rationnel pour mieux la légitimer, pour mieux la penser aussi et parvenir à une pratique plus épurée. On le voit, la raison ne nie pas les institutions traditionnelles, elle leur donne une nouvelle légitimité, un nouveau sens. Une transformation en parfaite harmonie avec les exigences spirituelles que Cicéron a posées dans le même traité : « la loi ordonne qu’on aborde les dieux “avec pureté” »36.

L’idée d’une « réforme » religieuse ne relevait certainement pas de la simple spéculation intellectuelle. Elle était discutée dans le collège des augures, où Appius Claudius Pulcher défendait des thèses identiques à celles de Quintus, tandis que l’augure Claudius Marcellus, auteur d’ouvrages sur la question, considérait que la divination n’avait rien à voir avec les dieux, qu’elle n’avait qu’une fonction politique. A cette époque, aussi, la divination faisait l’objet de recherches et même de pratiques proches de la magie. Nigidius Figulus, néopythagoricien, auteur entre autres d’ouvrages sur les entrailles (de extis) et sur les dieux (de diis), fut accusé de pratiquer des arts interdits, et Appius Claudius procédait à l’évocation des morts. Le pythagorisme dont l’influence à Rome était fort ancienne revenait en effet en force au Ier siècle, dans ses aspects à la fois scientifiques et mystiques37. Aucun des grands écrivains de l’époque ne fut réellement indifférent à cette doctrine qui, pensaient les Romains, avait influencé Platon lui-même et qui, à la fin de la République, se mêlait plus ou moins aux multiples courants philosophiques, notamment le stoïcisme. Le Songe de Scipion, qui termine le de republica, s’inscrivait dans cette tendance : mélange de pythagorisme, de platonisme et de stoïcisme, ce long développement sur l’eschatologie des bons hommes politiques faisait en quelque sorte le pendant au livre I du de legibus sur la Raison naturelle. Dans les deux cas, Cicéron optait pour une vision théologique de la politique. Mais s’il admirait la science pythagoricienne, il ne céda jamais à ses pratiques ésotériques38.

Le de divinatione ou le de natura deorum, où Cicéron mettait précisément en scène des prêtres, s’inscrivaient donc dans un vaste débat spirituel qui, du reste, avait pris forme de longue date, sans doute sous le choc provoqué par la rencontre avec la philosophie grecque.

DISCOURS ET THÉOLOGIES

A la génération précédente, Q. Mucius Scaevola, le consul de 95, avait en effet analysé les théologies. Réaffirmant la validité des dieux de la cité, il rejetait en revanche ceux des poètes, avec toutes leurs fictions, et surtout ceux des philosophes – des stoïciens notamment, qui exposaient des opinions contraires aux coutumes romaines : ils attaquaient par exemple la vision anthropomorphique des dieux et affirmaient que certains dieux n’étaient que des hommes divinisés. Comme son père dans le domaine du droit, comme lui-même en histoire, Scaevola défendait simplement la tradition romaine, le mos – le rite religieux en est l’équivalent ; et la philosophie menaçait à ses yeux la religion civique. Un demi-siècle plus tard, dans les Antiquités divines, Varron reprend cette tripartition, mais dans un esprit différent : lui aussi choisit de défendre les dieux de la cité pour des raisons politiques, mais il avoue sa tentation pour la religion naturelle – à l’instar de Cicéron. La religion de la cité lui apparaît comme une invention des hommes (elle a donc une histoire et comporte des erreurs), mais c’est une invention nécessaire – au même titre que les lois. L’historicisation de Varron a le même résultat que la rationalisation cicéronienne : il comprend « les vanités et les mensonges de la théologie civile », mais la maintient par utilité publique. A la différence de Mucius, qui ne cherche pas la vérité, Varron la trouve – dans la religion naturelle – mais il ne la suit pas39.

Parfois, il semble préférer la conciliation à l’affrontement – par exemple en ce qui concerne la représentation des dieux. Le débat, déjà connu des Grecs mais particulièrement vif au Ier siècle à Rome, opposait notamment épicuriens et stoïciens : les premiers, pourtant si critiques à l’égard de la religion civique, réaffirmaient la forme humaine des dieux – car les dieux doivent posséder « la forme la plus belle de toutes », ce qui est confirmé par le fait que cette forme est donnée dans la prénotion que nous avons d’eux ; les seconds rejetaient sur ce point l’argument de la prénotion (certains peuples ne voient-ils pas leurs dieux sous des formes animales ?) et s’en prenaient avec ironie à toutes les fables inventées sur ce sujet : « Car, bien sûr, les formes des dieux sont connues ainsi que leurs âges, leurs vêtements, leurs parures et leurs ascendances, leurs mariages, leurs parentés, le tout adapté à la ressemblance de la faiblesse humaine… Voilà qui se dit et croit sottement et qui est pure imagination et grande naïveté »40. Varron, lui, adopte une voie conciliatrice : comme le poète Lucilius au siècle précédent, il raille les superstitions du petit peuple qui adore les simulacres des dieux et il se moque de ceux qui « se mettent à désirer poupées et figurines ». Mais, au lieu d’opposer la religion naturelle des stoïciens et celle des ancêtres, « il dit que pendant plus de cent soixante-dix ans, les anciens Romains adorèrent les dieux sans représentations figurées… Si cet usage s’était maintenu, ajoute-t-il, plus pur serait le culte des dieux. Entre autres preuves, il invoque à l’appui la nation juive et, dans la conclusion, il n’hésite pas à affirmer que ceux qui, les premiers, ont dressé pour le peuple des images des dieux ont aboli la crainte chez leurs concitoyens et ajouté une erreur ». Pour lui, la vraie piété se passe évidemment d’images. Et c’est dans l’antiquité romaine la plus haute qu’il la trouve41.

Il en était de même pour la divinisation des hommes : Scaevola l’avait rejetée comme contraire à la tradition romaine. Et lorsqu’il fut question de diviniser César, Cicéron avait protesté qu’une telle pratique n’avait pas de place dans le culte romain. Déjà, dans le de natura deorum, il avait qualifié cette croyance de « vieille fable », au même titre que toutes les divagations mythologiques sur les dieux. Quant à Varron, il avait, semble-t-il, négligé de traiter ce problème dans les Antiquités, mais son de gente populi romani, écrit après la mort de César, énumérait tous les rois qui avaient été divinisés en raison de bienfaits rendus au peuple. Ainsi voulait-il, comme tant d’autres à son époque, Licinius Macer, par exemple, et comme l’avait fait Évhémère, rationaliser le passé légendaire de l’humanité : les théories des philosophes trouvaient à nouveau leur justification dans l’histoire. Mais, ce faisant, Varron soutenait Octave dans sa tentative de déifier César. On entrevoit par là l’importance d’un certain courant rationnel et ses limites : car si l’interprétation rationaliste permet d’expliquer des croyances, elle tend à favoriser une conception héroïque de l’histoire et le culte de la personnalité42.

Augustin concluera que Varron est resté prisonnier des « préjugés de la tradition » (des praeiudicia consuetudinis) et que, loin d’atteindre à la vérité des choses, il n’a pu se libérer de l’autorité des Anciens : non solum non ducebat rerum veritas, sed etiam maiorum premebat auctoritas. Varron en effet exhortait au culte des dieux traditionnels ; au bout du compte, la religion n’était pas, à ses yeux, affaire de vérité, mais de civisme et de consensus politique – ce que résumera Sénèque dans le de superstitione : « Toute cette tourbe mal connue de dieux que, depuis tant de siècles, une longue superstition a grossie, rendons-lui un culte, mais en nous souvenant que ce culte s’adresse à la tradition (ad morem) non à la vérité (ad rem). » Le jugement d’Augustin pose donc correctement les données du problème : à la fin de la République, les idées de nature et de vérité aident à distinguer les niveaux du réel, à analyser, c’est-à-dire à séparer les différentes sphères de la religion, à penser le religieux ; mais le point de vue civique l’emporte – au nom de l’utilité publique ou de l’hégémonie politique43.

LES LIMITES DE LA CRITIQUE

Le discours philosophique libère l’homme des entraves de la superstition et lui permet de gagner en liberté : quies et liber animus, écrit Cicéron, en un accent qu’on retrouvera chez les libres penseurs et notamment chez Fontenelle, dont l’Histoire des Oracles, publiée en 1686, se présente comme une lutte contre l’« asservissement spirituel »44. La liberté est en effet inséparable de l’esprit critique. Mais, sauf pour Lucrèce, dont les théories radicales s’adressent à tous les hommes, cette liberté-là n’est pas accessible à tous : « Ce n’est que dans l’intérêt de l’État et pour ménager l’opinion du peuple que nous avons conservé les coutumes, la religion, la discipline, le droit des augures et l’autorité des collèges. » Cicéron ne dit pas seulement que la religion est un instrument politique, mais que le peuple est réfractaire au changement. Il a en quelque sorte besoin de croire en ses vieux préjugés, comme il a besoin de la superstition : « il y a maintes vérités dont il n’est pas utile que le peuple soit instruit », écrit à son tour Varron. L’esprit libre, donc, mais pour ceux que la culture a rendus aptes ; l’éducation, mais pour les âmes bien nées. Dans le de republica, Tuberon s’étonnait que C. Sulpicius Gallus ait pu expliquer à des soldats le phénomène de l’éclipse : « Il a su expliquer cela devant des hommes tout à fait incultes, il osait parler ainsi devant des ignorants ? » Exemple rare d’un noble qui daigne communiquer rationnellement avec le peuple pour « délivrer son cœur d’une vaine croyance ». Que pensait le peuple de tout cela ? On n’en sait rien. Les Romains auraient pu dire avant le philosophe allemand Moses Mendelssohn : « Les lumières qui intéressent l’homme en tant qu’homme sont universelles, sans distinction de condition ; les lumières de l’homme considéré comme citoyen se modifient selon la condition et la profession. » Il n’y eut pas à Rome un Emmanuel Kant pour s’opposer à une philosophie si « impopulaire ».

Telle est sans doute la limite de la rationalité romaine, de ne concerner que les esprits éclairés et non tous les hommes : signe d’une société non dupe, intellectuellement évoluée, mais qui reste exclusive, conformément à la tradition paternaliste du pouvoir politique. Voltaire n’avait pas tort de s’étonner : « On sait bien que les poulets sacrés et la déesse Pertunda et la déesse Cloucina sont ridicules. Pourquoi les vainqueurs et les législateurs de tant de nations n’abolirent-ils pas ces sottises ? C’est qu’étant anciennes, elles étaient chères au peuple et qu’elles ne nuisaient pas au gouvernement… »45.

L’entreprise était réellement ambiguë car, en reconnaissant l’origine civique de la religion, il s’agissait autant de l’expliciter que d’en préserver les formes. C’est ce que voulait dire Augustin. César par exemple n’échappe pas à cette contradiction. Suétone rapporte qu’aucun scrupule religieux ne lui fit jamais abandonner une entreprise et qu’à la fin de sa vie « il poussa même l’insolence jusqu’à dire, en entendant un jour l’haruspice annoncer que les présages étaient mauvais et que la victime n’avait pas de cœur : “Ils me seront plus favorables quand il me plaira, et l’on ne doit pas regarder comme un prodige qu’une bête manque de cœur” ». Il est remarquable que dans le Commentaire sur la guerre civile, il ne donne à aucun moment un rôle aux signes divins ; lui seul est sujet de ses actes. Comme celle qu’appellent de leurs vœux Salluste ou Cicéron, son histoire est fondée sur l’explication des causes, non sur les prodiges dont il mesurait parfaitement les effets néfastes : « Les pompéiens, écrivait-il, ne se rendaient pas compte de ce qu’était le “hasard” dans une guerre et combien les petites causes (conjectures erronées, panique subite, scrupules religieux) provoquent les grands désastres. » Cet esprit libre et rationnel savait qu’en penser, ou plutôt disait tout haut ce qu’un bon nombre pensait. C’était là – dans ce langage libre de contrainte – que résidait son arrogantia46. César n’en respectait pas moins publiquement les formes de la superstition et de la religion publiques : il avait près de lui un haruspice privé, Spurinna, qu’il consultait continuellement, et c’est à sa prédiction qu’il fit semblant de s’en remettre avant de franchir le Rubicon.

Loin de connaître une crise de la religion proprement dite, la société tardo-républicaine manifeste sa volonté d’en sauvegarder les formes les plus évidentes, tout en repensant les modes de croyance et le rapport aux dieux – et peut-être est-ce en ce sens que les Romains ont malgré tout senti le déclin de leurs traditions. Sans doute la rationalité n’est-elle pas le seul courant du siècle – comme Quintus, Sylla ou Pompée croyaient à toutes sortes de signes –, mais ce qui change fondamentalement, c’est que la religion est devenue un sujet de discours et de raison. S’il ne s’agit pas, sauf dans le cas de Lucrèce, de dénigrer l’institution, il est certain qu’on ne la comprend plus sans réfléchir à son origine, à sa fonction et surtout à ses formes, comme s’il s’agissait de rendre la tradition plus claire en faisant appel à la raison. C’est en premier lieu la dimension épistémologique qui définit la pensée libre à cette époque47.

La critique de l’autorité

On a dit parfois que le caractère ritualiste de la religion romaine avait favorisé cette liberté d’esprit. Sans doute le rite peut-il libérer de la foi, mais le discours sur la religion civique, sur la divination ne se réduit pas à cela ; il se réclame de la raison contre toute croyance fondée sur le hasard ou sur l’autorité des Anciens, il veut expliquer là où certains se contentent d’énoncer, sans « rendre raison ». L’autorité, un des piliers de la pensée traditionnelle, a besoin d’une nouvelle légitimité. La pensée s’ouvre alors au débat, c’est-à-dire aussi au doute et à l’argumentation. Une telle exigence atteste bien un changement des mentalités, mais aussi sans doute la nécessité d’affronter des situations nouvelles. Que le raisonnement tende à remplacer la simple référence au passé ou la parole d’oracle prouve qu’on doit innover – et justifier les innovations.

LE REFUS DU DOGMATISME PHILOSOPHIQUE

On peut penser que l’afflux massif de l’hellénisme au IIe siècle ne fut pas étranger à la naissance de ce nouvel esprit : non pas seulement, comme on le dit souvent, au sens où les Romains auraient imité les philosophies critiques, tel l’académisme, ou suivi les leçons de rhétorique, mais parce que cette rencontre culturelle les contraignit à mesurer leurs emprunts. Caton le Censeur conseillait à son fils de procéder à un examen critique (inspicere) des idées grecques avant de les accepter, au lieu de les apprendre par cœur (perdiscere)48. Attitude qui témoigne moins d’un antihellénisme que d’un refus de soumission intellectuelle, d’une volonté de maîtriser son propre jugement, d’abord en tant que Romain, puis en tant qu’homme. Ne prendre que ce qui est acceptable, que ce qui convient à l’esprit traditionnel : à l’origine de l’éclectisme romain se tient ainsi la volonté de conserver l’autonomie de la pensée. Une exigence qui sera largement suivie au siècle suivant.

Cicéron écrit-il sur les devoirs ? Il n’emprunte au stoïcisme de Panétius que ce qui l’intéresse et délaisse le reste. S’entretient-il sur le bonheur du sage ? Il avoue sa liberté de choix : « nous vivons au jour le jour ; tout ce qui fait sur nous forte impression de vraisemblance, nous l’adoptons, et c’est pourquoi nous sommes les seuls à être libres ». N’est-ce pas la même attitude qui le conduit dans le de legibus à accepter l’idée de droit naturel qu’en adepte de la nouvelle Académie il devrait rejeter, et à ne pas se satisfaire du seul modèle de Platon ? Qui incite Varron à « neutraliser le sectarisme philosophique », Pline à « ne suivre aucun auteur comme source unique, mais celui qui, pour chaque partie, lui semblera le plus véridique », et Sénèque à refuser la citation à outrance ? « Se souvenir n’est pas savoir », pensait ce dernier ; « chacun ne relève que de lui-même »49.

Partout l’argument d’autorité est à réfuter. D’où la critique de certaines écoles philosophiques. Les épicuriens, qui citent les maximes du maître « comme des oracles de sagesse » (quasi oracula sapientiae) ; ou encore les pythagoriciens, qui s’abandonnent si bien à Pythagore « que leur autorité (auctoritas) s’impose sans explication (sine ratione) » : les disciples finissent toujours un débat par « Ainsi l’a-t-il dit », Ipse dixit. Cicéron n’a-t-il pas compris la valeur de la parole sacrée, ainsi que le suggérait Jérôme Carcopino, ou bien est-ce là une preuve de son rationalisme, du refus de toute autorité sans raison ? Dans le domaine des idées et « dans les discussions, c’est à la raison, non à l’autorité d’un maître qu’il faut faire appel » ; la soumission affaiblit le jugement personnel50.

Le dialogue du de divinatione nous éclaire sur une telle démarche. Quintus, nous l’avons vu, se scandalise que Cicéron demande à la divination de produire ses raisons – l’autorité des Anciens ne suffit-elle pas à la fonder ? –, de même que, dans le de natura deorum, Balbus, qui s’en remet aux ancêtres, ne comprend pas ce que Cotta veut dire quand il le somme d’expliquer ses propres convictions : « Fais maintenant en sorte que je comprenne ce que tu penses. De ta part, philosophe, je dois demander les raisons de tes convictions religieuses ; nos ancêtres, je dois les croire, même sans qu’ils aient donné des raisons » (etiam nulla ratione reddita). Cotta oppose ici l’adhésion à l’autorité, qui caractérise un mode dépassé de pensée, de croyance et de pouvoir, celui des Anciens, que critiqueront dans les mêmes termes certains juristes impériaux, et prône une attitude intellectuelle nouvelle, philosophique, qui sache se rendre indépendante de la tradition et même de la fonction sociale (il n’importe pas que Cicéron soit augure ou Cotta pontife)51. Sont ainsi bannies les paroles à caractère « mythologique », au sens que Platon donne à ce mot dans le Cratyle : paroles dépourvues de ratio, de logos, qu’elles relèvent de la philosophie, de la religion ou du droit. L’affirmation autoritaire, « sur parole », doit être, sinon remplacée, du moins complétée par un discours fondé sur l’argumentation ou sur la preuve.

Comme dans le cas de la tradition, désormais synomyme de préjugés, on assiste ainsi à une inversion des signes de l’auctoritas. Autrefois positive et dynamique, l’idée est affectée d’un sens négatif. Mais il ne s’agit pas que de l’autorité philosophique. La critique s’insinue dans la vie politique, s’en prenant par exemple à ces princes du savoir, les jurisconsultes, issus pour une grande part de la classe dirigeante. Critique d’autant plus grave qu’elle a lieu à une époque où l’autorité politique semble vaciller, où les dirigeants ne parviennent plus à s’imposer au Sénat si ce n’est par la force, comme Sylla ou César.

LA CRITIQUE DE LAUTORITÉ DES JURISTES

Dans les temps reculés, avant le IVe siècle en tout cas, l’interprétation du droit était entre les mains des pontifes : le lien entre religion et droit donnait à leurs avis (responsa), délivrés au nom du collège tout entier, une autorité et une légitimité incontestées, que renforçait également le caractère secret et formaliste de ce savoir. Les pontifes indiquaient en effet les formules des procédures et des actes juridiques : comme les sénateurs, ils étaient des guides pour les citoyens et les juges. Tel est le sens du mot auctoritas : un pouvoir de direction et de conseil. Avec la laïcisation du droit dès le IIIe et surtout au IIe siècle, les jurisconsultes, qui se recrutent toujours dans la noblesse, acquièrent leur indépendance : c’est à titre individuel qu’ils donnent leurs consultations. Leurs responsa sont des sententiae et des opiniones, des solutions juridiques personnelles, résultat de leur raisonnement. Mais que surgissent des controverses entre jurisconsultes, aucun critère objectif ne permet au juge de choisir. A l’époque impériale, l’empereur désignera le bon juriste en lui accordant le « droit de répondre », mais sous la République l’absence d’instance susceptible de légitimer une interprétation rend la situation moins claire52.

Dans cet « horizon d’incertitude », qui est le propre d’une jurisprudence laïque et personnalisée, le débat, la contradiction deviennent ainsi une part intégrante de la science juridique, au point que l’interprétation des prudents a pris le nom de ius controversum. La consultation juridique peut donner lieu à une disputatio dont les ouvrages de droit civil se font l’écho. Dans une lettre au juriste Trebatius Testa, Cicéron cite deux interprétations sur un même point de droit, celles de Quintus Scaevola et des juristes antérieurs ; il les a prises dans le commentaire de droit civil en 18 livres du même Scaevola, qui ne se présentait donc pas comme un exposé dogmatique mais faisait état des divergences d’opinions. Personnalisation et controverse : cette double caractéristique de la jurisprudence laïque, que révèle aussi une indépendance de plus en plus grande par rapport au texte des XII Tables, signe une pensée sans doute dynamique, créative, parce qu’elle doit affronter des situations nouvelles, mais dont la légitimité est de plus en plus en question, d’autant qu’au dernier siècle de la République la carrière s’ouvre aux chevaliers, aux Italiens53. La critique de l’autorité des juristes (iurisconsultorum auctoritas) devient alors un lieu commun : puisque les juges pouvaient rejeter un avis et recevoir un autre, que valait l’opinion des juristes ? se demandait-on à juste titre. Par deux fois, le témoignage de Cicéron nous permet d’en mesurer la nature et la portée : dans le pro Murena, où il se fait lui-même le porte-parole de cette critique, et dans le pro Caecina, où il met en garde contre la menace qu’elle fait peser sur le droit civil lui-même54.

Ce qui est en cause, à vrai dire, ce n’est pas tant l’existence de controverses que la nature du raisonnement juridique. Cicéron vit en effet à une époque où, nous l’avons dit, la science du droit tend à n’être plus simplement oraculaire, ni liée au seul commentaire des données normatives. La controverse (disputatio) conduit donc les juristes à exposer leurs raisons. Or Cicéron veut montrer que leur raisonnement, loin d’être objectif, émane le plus souvent de leur ingenium, de leur capacité individuelle d’invention – bref, de leur arbitraire. « Par la science du droit, vous abolissez d’une certaine façon le droit pontifical », reproche-t-il aux Scaevolae ; par exemple, dans le domaine de la succession, « vous avez inventé une raison (inventa est ratio) d’affranchir la fortune de l’inconvénient des charges sacrées »55. Ratio désigne précisément, dans un contexte juridique, la raison invoquée pour étendre une application antérieure. Invenire en détourne le sens, révèle le caractère spécieux du raisonnement juridique, le désigne comme une fiction – toutes accusations qu’on retouve dans le pro Murena, où, dans le long passage destiné à ridiculiser le juriste Ser. Sulpicius Rufus, alternent les mots ingenium et invenire. Le reproche est clair : par analogie, les juristes étendent les applications d’une loi, dévoilent les conséquences jusque-là inconnues d’une situation juridique, modifient les coutumes ; mais cette capacité d’innovation n’est ni scientifique ni légitime, elle leur a seulement permis « de rester mêlés à toutes les affaires »56.

La critique du pro Murena se déroule dans un contexte polémique et judiciaire puisque Cicéron défend Murena contre les accusations du jurisconsulte Ser. Sulpicius Rufus. Mais elle n’en soulève pas moins une question de fond : dans le domaine du droit, peut-on atteindre à l’objectivité, à une certaine vérité ? En quoi le raisonnement juridique peut-il être scientifique ? On voit en quoi ces questions ont à voir avec celle de l’autorité et avec le fondement de la parole publique. Or c’est chez Servius Sulpicius Rufus que Cicéron trouve la réponse.

L’ART DARGUMENTER

Dans un long passage de son histoire de l’éloquence latine, le Brutus, écrit en 46, Cicéron compare les deux grands juristes de son temps : Servius Sulpicius Rufus, son contemporain, et Quintus Mucius Scaevola, qui fut consul en 95. Il trouve chez ce dernier, dit-il, beaucoup de pratique et d’expérience – magnum usum – et chez l’autre, artem, de l’art. « C’est à la dialectique, sans doute, que tu fais allusion ? » réplique Brutus. Et Cicéron d’acquiescer. Ce passage a fait couler beaucoup d’encre à cause du mot ars : en effet, dans le dialogue Sur l’orateur, écrit huit ans plus tôt, Cicéron avait fait dire à Crassus qu’il voudrait ius civile in artem redigere, c’est-à-dire systématiser le droit civil, ce qu’aucun juriste n’avait accompli jusqu’alors. Certains en ont conclu que, peut-être, Servius Sulpicius Rufus avait réalisé cet idéal entre les deux traités. Mais la littérature ne laisse aucune trace d’une telle systématisation à cette époque. C’est que le mot ars peut avoir deux sens chez Cicéron : il désigne à la fois la classification, que Crassus appelle de ses vœux, et la dialectique, dont Servius semble avoir fait un usage si remarquable57.

Cette dialectique à laquelle fait référence Cicéron est l’art de l’argumentation tel que l’ont défini Aristote et les stoïciens. Ni tournée vers l’ontologie, comme celle de Platon, ni fondée sur des principes vrais, comme l’analytique, elle se présente, chez le premier, comme un ensemble de règles et de méthodes de pensée applicables au monde du probable. C’est en effet ainsi qu’on peut au mieux la définir : une « logique du probable58 ». Au point de départ, une question, une controverse sur laquelle s’opposent les experts : le raisonnement dialectique s’impose alors par la cohérence de son déroulement, par l’absence de contradiction entre prémisse et conclusion ; il met en quelque sorte de l’ordre dans le monde des opinions. Chez Aristote, la dialectique se divise en deux parties : la topique consiste à trouver des arguments, c’est-à-dire les prémisses des raisonnements ; la logique argumentative en juge la validité et les élabore ; en elle consiste précisément l’art du discours (ratio ou ars disserendi). Pour les stoïciens, seule la seconde partie définit la dialectique, à laquelle il donnent le nom de logique. En revanche, cette science du logos, entendu comme discours et raison, étudie à la fois les règles du raisonnement et la structure du langage, tous deux en tant que moyens de découvrir le vrai. Certains stoïciens divisaient la logique en deux parties, dialectique et rhétorique ; ils définissaient la seconde comme art de bien dire dans des discours bien agencés et la première comme science du vrai et du faux (en ce sens, elle relevait aussi de l’épistémologie), comme art de parler et de penser conformément à la vérité mais aussi de manière appropriée, et sa méthode principale était fondée sur la division et la définition59.

A la différence d’Aristote, les stoïciens ne faisaient pas de différence entre démonstration et dialectique ; la logique, non plus instrument, mais partie de la philosophie, devait favoriser une approche de la vérité. Cet art, écrit Cicéron suivant la définition stoïcienne, permet « de diviser un tout en ses parties, de dégager par une définition une idée cachée, d’éclaircir par une interprétation un sens obscur, de voir les équivoques et de les résoudre, enfin de posséder une règle (regula) permettant de déterminer ce qui est vrai et ce qui est faux, et de savoir de quelles prémisses on ne peut tirer quelles conséquences60 ». Telle est bien la fonction principale de la dialectique stoïcienne, faire voir si une proposition est vraie ou fausse et, « lorsqu’elle est composée, et que plusieurs subordonnées s’y rattachent, examiner si la subordination (coniunctio) est exacte et juste la conclusion de chaque raisonnement »61. On se demandera quelle valeur Cicéron pouvait attribuer à cette dialectique, en homme qui, tout en admettant que la vérité existe, la savait inaccessible en raison de l’incapacité humaine à en trouver le vrai critère. En réalité, s’il maintenait l’aspiration au vrai, Cicéron déniait toute possibilité d’y parvenir par la méthode dialectique ; en revanche, il reconnaissait que, dans le cadre de la discussion, de l’argumentation, du jugement, elle pouvait, par la cohérence du raisonnement, aider à discerner le probable. On comprend aussi tout ce que pouvait en tirer l’interprétation juridique ou ius controversum, dont Servius se révélait un excellent praticien. La dialectique se donnait comme le meilleur moyen de mettre au jour la règle contenue implicitement dans la situation juridique, et ainsi de trancher l’affaire62.

« Un homme avait écrit dans son testament : “Que Pamphilius mon esclave garde à ma mort son pécule et qu’il soit affranchi.” On se demandait s’il était juste que le pécule soit légué à Pamphile, alors qu’il avait été ordonné qu’il conserve son pécule avant d’être libre. [Servius] répondit qu’il n’y avait pas d’ordre dans les deux propositions (in coniunctionibus) et qu’il importait peu de savoir laquelle des deux précédait dans le discours ou dans l’écrit : c’est pourquoi (igitur), il semblait juste que le pécule soit légué, comme s’il avait été ordonné d’abord qu’il soit libre, ensuite qu’il garde son pécule63. » Ce responsum, souvent cité, est particulièrement intéressant parce que l’on voit un juriste œuvrer en dialecticien : répondant à la question d’un particulier, Servius Sulpicius Rufus donne ses raisons, expose une règle générale à partir de laquelle il construit son argumentation et fait ressortir la rationalité interne du cas. Mais ceux qui ont analysé ce responsum n’ont pas vu que, pour dégager sa règle du droit, Servius met aussi en cause un des principes de la dialectique stoïcienne.

Celle-ci, entendue comme l’art d’argumenter et surtout de juger la « vérité » des propositions, avait en effet à voir avec la syntaxe, avec les relations de subordination et de conjonction : « Lorsqu’une proposition est simple, les dialecticiens entreprennent de reconnaître si elle est vraie ou fausse ; et quand elle est composée (coniuncte sit elatum) et que plusieurs subordonnées s’y rattachent, ils examinent si la subordination est exacte et juste la conclusion de chaque raisonnement ». Le mot clé, c’est coniunctio : il traduit très exactement, sur le plan syntaxique, l’idée de système, à laquelle les stoïciens accordent une si grande importance dans leur philosophie. Selon eux, la liaison entre les différentes composantes d’une proposition est telle que, si l’une est vraie, l’ensemble est vrai. Ce qui revient à dire que l’énoncé a un sens en tant que tout, non simplement comme combinaison d’éléments, et donc à défendre une théorie sémantique de la conjonction. Une telle idée était sujette à de nombreux débats : au Ier siècle avant notre ère, Posidonius avait écrit un ouvrage Sur les conjonctions pour la défendre contre les attaques de « ceux qui prétendaient que les conjonctions ne désignent rien et ne font que lier le discours » et qui accusaient les stoïciens de s’attacher plus au langage qu’aux faits. La bataille se poursuivit à travers les temps : au IIe siècle de notre ère, le médecin Galien affirmera à son tour que la conjonction ne permet pas d’établir la relation entre les faits ; qu’elle ne désigne aucune réalité objective. Les Romains étaient à leur tour entrés dans le débat. Selon Varron, pour autant qu’on en puisse juger par ce qui nous reste de son étude de la syntaxe, auquel était consacrée la troisième partie du de lingua latina, l’énoncé était une réalité en soi, de même que la ligne était plus que l’addition de points. Mais Servius Sulpicius Rufus pensait tout autrement. Pour lui, la relation syntaxique ne montrait rien : seuls comptaient les éléments signifiants d’un énoncé, les conjonctions et les mots subordonnants étant de simples liens formels. Les juristes romains avaient compris que la rationalité du cas passait par la compréhension de celle de la langue. Et ils prirent part au débat grammatical : on le savait pour Labéon, dont la familiarité avec les thèses analogistes a été clairement établie ; Servius en est un autre exemple64.

DIALECTIQUE ET LIBERTÉ

Observons que, dans son responsum, Servius ne cite pas les Anciens et ne s’appuie sur aucune autorité, contrairement à la tradition : c’est que la logique l’en dispense. Même s’il n’est pas nécessairement incompatible avec l’art d’argumenter (ratio disserendi), l’ancien a perdu sa valeur de contrainte, le juriste est libre. Libre aussi dans l’interprétation du texte de la loi : alors que, traditionnellement, il se devait de suivre les mots de la loi, au point de le faire, comme elle, sur le mode impératif, la recherche de la rationalité du phénomène juridique lui permet de s’en détacher : formellement, l’interprétation se donne à l’indicatif et à la première personne. Si l’on définit, en suivant Koseleck, la critique comme un « art de juger et de distinguer », la dialectique est la plus apte à accomplir ce programme. N’avait-elle pas dans ses origines platoniciennes une fonction de discernement, d’élucidation ? De même que Platon avait porté dans le discours l’argumentation rigoureuse, la ratio, qui, chez les anciens philosophes, n’existait que dans les démonstrations mathématiques65, de même Cicéron et Servius voulurent porter à Rome une rigueur philosophique dans le domaine du droit ou de la politique. A travers l’éloge de Servius, Cicéron confirme son choix intellectuel et nous fait toucher au cœur de la pensée classique telle qu’elle nous sera léguée en Occident et qu’elle sera déclinée jusqu’au romantisme : la pensée n’est jamais aussi libre que lorsqu’elle se plie à des règles objectives et générales.

Le mot ars, que Cicéron avait utilisé pour désigner chez Servius l’usage de la dialectique, porte un autre sens. Il peut traduire aussi la notion de technè au sens aristotélicien de « discipline organisée ». Mais quel que soit son sens, il contient en lui l’idée d’autonomie intellectuelle : l’ars, écrit Cicéron, doit aider « à ne pas perpétuellement rabâcher en quelque sorte la dictée d’un maître, sans jamais nous écarter de nos cahiers ». Ailleurs, à propos des causes judiciaires, il rappelle la distinction que fait Aristote entre les arguments pris dans la cause (la définition du sujet…) et les arguments pris hors de la cause ; « ces derniers valent surtout, précise-t-il, pour leur garant (ex auctoritate) ; aussi les Grecs les appellent-ils atechnoi, sans art ». Ce qui relève de l’ars porte au contraire une marque d’objectivité – il peut donc, autre avantage, être enseigné rationnellement. Après Aristote, les Romains découvraient qu’il est deux sortes de discours, donc deux manières de transmettre un savoir : l’une consiste à faire apprendre par cœur des modèles et des exemples en quantité, l’autre à enseigner des règles générales à l’intérieur desquelles l’individu peut faire des choix, adapter, moduler selon le cas. La première, issue de la seule expérience, s’adresse à la mémoire, la seconde, théorique, au jugement. Un grand débat s’ouvrit alors à Rome pour savoir ce qui pouvait être transformé en art. L’agriculture ? Le droit ? La grammaire ? Le de oratore en témoigne largement : Antoine par exemple contestait que l’éloquence fût un « art » ; son livre regroupait « non pas des préceptes fondés sur un enseignement théorique, mais les conseils d’expérience oratoire acquise au milieu des affaires »66. Un événement qui se produisit au début du Ier siècle révèle aussi la résistance de la société à de telles questions.

En 92, les censeurs Cnaeus Domitius Ahenobarbus et Lucius Licinius Crassus, un des interlocuteurs du de oratore, firent fermer les écoles de rhéteurs latins. Jusque-là, en effet, la rhétorique s’enseignait en grec : en quoi le fait de l’enseigner en latin pouvait-il nuire ? Quel était le sens de cette décision ? Était-ce une mesure politique dirigée contre un milieu proche des marianistes et des Italiens, alors que le mécontentement de ces derniers s’amplifiait dans ces années qui précédaient de peu la guerre sociale ? Une réaction de l’aristocratie contre une tentative d’enseigner à de nouvelles couches sociales un savoir réservé à l’élite romaine ? Tout cela est peut-être juste. Mais cette méfiance à l’égard des rhéteurs latins, de ces « professeurs d’impudence », selon les mots de Crassus, ne traduit-elle pas plutôt les réticences d’une société devant la montée d’un esprit nouveau ? On devrait rapprocher cet édit de quelques remarques qui parcourent la littérature latine. Celle de Cicéron : « Pourquoi a-t-il toujours été beau d’enseigner le droit… alors que, si l’on stimule la jeunesse à parler ou qu’on l’y aide, on encourt le blâme ? » A quoi semble répondre le contemporain de Crassus, Antoine, dans le de oratore : « J’ai toujours pensé qu’étant donné notre peuple, un orateur serait écouté avec plus de plaisir et produirait plus d’effet, s’il ne laissait percer que le moins d’art possible… Si vous donnez à croire que cet art vous est familier, et que vous y recourez dans votre plaidoierie, cette opinion vous nuit dans l’esprit des juges. Elle diminue l’autorité de celui qui parle et enlève à ses paroles leur valeur persuasive » (imminuit enim et oratoris auctoritatem et orationis fidem). L’art enlève donc à l’autorité, provoque une méfiance naturelle de la part du public. Méfiance qu’inspirait également toute la culture grecque : d’ailleurs, la plupart des orateurs à cette époque cachaient leur connaissance du grec67.

La culture grecque relevait d’un choix privé : aussi, tant que la rhétorique restait enseignée dans sa langue d’origine, elle ne remettait pas en cause le système traditionnel, qui n’accordait aucune place à l’enseignement de l’éloquence – ni d’ailleurs à celui de la philosophie. L’apprentissage de cette même discipline en latin renversait les données du problème : l’éloquence devenait un enseignement reconnu et aussi continu68, elle détenait une place en quelque sorte officielle dans la société. Or, cela était d’autant plus grave que la rhétorique enseignait la persuasion, non l’obéissance, le probable, non la vérité ; et que la rhétorique latine, en outre, rejetait toute autorité fondée seulement sur l’ancienneté – même celle des Grecs. Un document exceptionnel, la Rhétorique à Herennius, attribuée à Cornificius et écrite dans les années 80, nous le confirme : « Ces gens-là [les Grecs] nous impressionnent plus par leur autorité que par la vérité de leurs arguments… Mais si on laisse de côté leur prestige et si l’on veut bien comparer point par point, l’on comprendra qu’il ne faut pas céder à l’antiquitas sur toute la ligne69. » Une des revendications de l’école latine, c’est l’innovation, c’est-à-dire la créativité latine, le refus de l’imitation servile. On comprend que ce texte ait été longtemps attribué à Cicéron : ce dernier ne revendiquait-il pas la même chose dans le domaine de la langue ou de la philosophie – une sorte d’émancipation par rapport à la Grèce ? Ailleurs, Cornificius ajoute : « quand on écrit une œuvre, on doit prendre ses exemples dans le temps présent, et les choisir soi-même ». Ni exemples puisés dans le fonds traditionnel romain ni exemples grecs : Cornificius les prend dans la très récente guerre des Italiens contre Rome. Autorité et antiquité battues en brèche, innovation affirmée, voilà donc qui pouvait, en ce début du Ier siècle, inquiéter les censeurs. Cette crainte semblait d’ailleurs répandue dans la société romaine. Dans le de oratore, où sont exposées les contradictions de l’époque, Scaevola le juriste exprime ce point de vue. Non seulement « les États ont eu souvent plus à souffrir qu’à se féliciter d’avoir produit de grands orateurs » ; ainsi, les Gracques « ont dissipé la république avec leur éloquence ». Mais encore, l’éloquence fait négliger le droit, c’est-à-dire le savoir traditionnel. Parlant positivement, on dira que l’éloquence est un savoir de liberté, fondé sur la persuasion, non sur l’autorité. En ce sens, en effet, il s’oppose à la mentalité traditionnelle70.

Le débat et le dialogue

Il semble que l’on n’ait jamais tant parlé qu’à cette époque, comme si se libérait une parole jusqu’alors contenue. En découvrant les modalités du raisonnement, en apprenant les méthodes de la dialectique et de la rhétorique, les Romains ont placé leurs raisonnements sous le signe de l’argumentation, au risque d’oublier parfois la différence entre persuader et démontrer. Mais que la notion de preuve, en politique ou en droit, avoisine celle de persuasion n’étonne guère. Qu’est-ce que la vérité dans ces domaines ? En tout état de cause, l’épanouissement de la logique argumentative témoigne d’une société qui s’interroge sur tout, mais aussi de la personnalisation du savoir. Nous avons vu plus haut que la jurisprudence tardo-républicaine, née de la laïcisation du droit, se caractérisait notamment par une mise à distance du texte fondateur, la loi des XII Tables. Il est remarquable que les débats sur les Annales des pontifes, texte fondateur pour les historiens, apparaissent à la même époque : alors que Caton en avait rejeté le modèle (« Il ne me plaît pas de rapporter ce qui figure sur le tableau du Grand Pontife », écrivait-il), certains mettaient en cause sa fiabilité même. Une telle attitude critique n’allait pas sans risques, celui, par exemple, d’une dispersion des voix. Les sources nous révèlent en effet une multitude de débats, signe d’une société qui découvre la pluralité.

A l’imitation des Grecs du Ve siècle, qui virent Protagoras développer ses Antilogiai, affirmant que sur tout sujet il y a deux argumentations possibles, ou Socrate questionner son adversaire et contredire, les Romains s’appliquent au dialogue. Cicéron incite ses contemporains à enrichir la controverse. Pour lui, « la philosophie n’aurait jamais été en si grand honneur dans la Grèce elle-même si les rivalités et les dissentiments des personnes les plus savantes n’avaient entretenu sa vitalité ». Penser, pour Cicéron, c’est pratiquer la critique et exploiter le doute : ses dialogues en sont l’expression même, qui le plus souvent se refusent à conclure.

Cette ouverture d’esprit explique la forme même qu’il choisit dans la discussion. Avouant son peu de goût pour l’oratio perpetua, le discours continu, Cicéron préfère, sur le modèle de l’Académie, le questionnement systématique, point par point – la dialectique proprement dite, telle que la pratiquait Socrate – ou la disputatio in utramque partem, introduite par Arcésilas et dont les Tusculanes sont d’après lui la transcription : « la personne qui voulait m’entendre exprimait son avis puis je traitais le thème contraire ». Mais, à la différence des dialogues platoniciens, ceux de Cicéron tiennent plus souvent de l’art d’argumenter que du questionnement. Aussi ont-ils le mérite de mettre l’accent sur les rapports humains et sur les contradictions d’une époque plus que sur la découverte d’une vérité. Le de oratore par exemple met en scène trois hommes qui incarnent chacun une pensée et une pratique sociale différentes : Scaevola représente la tradition juridique, Antoine la pratique oratoire efficace et Crassus une éloquence fondée sur la doctrina, la philosophie, et sur la culture générale dont fait partie le droit. Comme Diderot dans Le Neveu de Rameau, Cicéron exploite les différences de points de vue sans chercher vraiment une réponse. La réflexion procède par questions ou par exposés dans un esprit qui respecte l’égalité des interlocuteurs et laisse le lecteur libre de son jugement. Que faire de la contradiction ? Chez Cicéron, « il n’y a pas de voix autoritaire ». Et lui-même le disait clairement : « Souvenons-nous que notre but n’est pas de donner des règles et que nous mènerons plutôt la discussion en gens qui veulent paraître des critiques (existimatores) et non des professeurs (magistri) »71.

Le débat a lieu aussi bien entre spécialistes que dans la société plus large des gens cultivés. Au IIe siècle déjà, Lucilius établissait des règles de discussion et considérait comme important d’écouter autrui. Sous le Principat, Vitruve en donnera une justification théorique : « chaque science se divise en pratique et en théorie » et la théorie, « commune à tous les savants », leur permet, quelle que soit leur spécialité, de communiquer. Les dialogues, les conversations se poursuivent dans les nombreux réseaux de sociabilité – villas, bibliothèques privées, correspondance –, mais aussi, à la manière des philosophes et des érudits alexandrins, par les livres. Il s’agit, s’adressant au public qui lit, « qui aime les lettres », de le faire assister au débat oral : « j’ai pour ainsi dire mis en scène les personnages eux-mêmes… pour qu’on pût croire assister à la conversation », écrit Cicéron. Le dialogue reflète ainsi la vie « dans la cité », mais également introduit le débat intellectuel sur la place publique72.

LA CONTROVERSE PHILOSOPHIQUE

Le débat philosophique est évidemment un des lieux privilégiés de la controverse : l’exercice de la pensée suppose le dialogue, que ce soit avec des contemporains ou avec les Anciens. Dans ce domaine, les Romains ont imité les Grecs. Ils ont fait bon usage notamment de la doxographie : connue en Grèce depuis le Ve siècle, cette pratique participe en effet de la démarche dialectique, qui veut que de la confrontation des opinions plurielles surgisse la thèse vraisemblable. Quand on recherche les principes d’une science, écrit Aristote, l’on doit « commencer par l’examen des opinions accréditées » (ta endoxa)73. On ne peut poser un problème qu’en le situant par rapport aux recherches antérieures. Outre sa dimension archivistique, qui n’est pas d’un moindre intérêt à l’époque qui nous occupe, l’histoire des idées est ainsi avant tout un art du dialogue, « une discipline propédeutique indispensable à la réflexion méthodique », une façon de dépasser, de contredire ses prédécesseurs. Dans le de lingua latina, Varron ne prend position sur la querelle des analogistes et anomalistes qu’après avoir exposé leur point de vue et dans le but de proposer une synthèse. Une démarche qu’on retrouve chez Cicéron, Vitruve ou Strabon, pour qui critiquer les sources permet de mieux corriger et donc de progresser74.

L’histoire des idées répondait aussi au besoin de clarifier les débats à une époque où les écoles s’étaient multipliées et les polémiques complexifiées : l’ouvrage de Philodème, l’Histoire des philosophes, ou le traité Sur les sectes des philosophes écrit pour Auguste par Arius Didyme répondaient sans doute en partie à ce besoin. Varron de son côté avait établi le nombre de 288 « sectes » philosophiques. Un tel état de fait révélait en tout cas à l’intérieur de chaque grande philosophie l’existence de polémiques innombrables. Et même chez les épicuriens, dont Cicéron niait pourtant l’esprit critique. Sans doute, traditionnellement, l’école cultivait-elle la liberté de parole, la parrhèsia, mais les discussions visaient le plus souvent à confirmer l’autorité du fondateur. L’œuvre de Philodème témoigne en revanche d’oppositions réelles à l’intérieur du groupe sur plusieurs points de doctrines, par exemple sur le statut de l’éloquence ou encore sur le choix politique75.

Tout en considérant l’éloignement de la vie politique comme la condition pour parvenir à l’ataraxie, Épicure ne s’était pas désintéressé de la chose politique et avait défini la monarchie comme le meilleur régime : une position que semblait reprendre l’ouvrage de Philodème, Le Bon Roi selon Homère, écrit sans doute dans les années 48-44, où le sage, Homère, porteur d’une idéologie antityrannique, se présentait comme le conseiller du bon roi. Les épicuriens pouvaient donc envisager une collaboration avec un régime modéré. Cela explique d’abord qu’une partie d’entre eux, tel le cercle de Memmius (avec les poètes Catulle, Calvus, Cinna et Lucrèce), ait pris le parti de César dans les années 55-50 : l’invocation à Venus Genitrix qui ouvre le de natura rerum en est peut-être aussi un indice ; mais il y en a un autre : le beau-père de César n’était autre que Calpurnius Pison, futur dédicataire de l’ouvrage de Philodème et propriétaire de la villa des Papyri à Herculanum, le centre de l’école épicurienne. Cela explique aussi que la dictature de César ait été l’occasion pour bon nombre d’entre eux d’entrer dans l’opposition ; le « bon roi » était devenu clairement un tyran. En revanche, l’acte de Cassius aux ides de mars 44 n’était pas conforme à la tradition de l’école. Si Épicure avait engagé à soutenir une monarchie modérée, il n’incitait pas à agir. Ce qui est encore plus étonnant, c’est qu’au moment même où un Cicéron se tournait vers la pensée pour compenser son impossibilité d’agir et faisait de l’écriture une forme d’action politique, Cassius se convertissait à l’épicurisme et entrait dans l’action violente pour défendre la République : cette prise de position impliquait un vrai travail de la pensée, un effort pour pousser jusqu’au bout l’idée de libertas, d’autonomie, propre à l’épicurisme et pour comprendre que la liberté de parole exigée entre les membres de la même communauté intellectuelle était indissociable d’un État libre. L’assassinat de César laisse aussi penser que la République, non la monarchie, était, pour certains épicuriens, le meilleur gouvernement. On peut se demander, dès lors, dans quelle mesure l’ouvrage de Philodème ne fut pas écrit pour rappeler les « dissidents » aux leçons d’Épicure, tout en mettant en garde contre les risques de la tyrannie. Lucrèce, par exemple, ne semble pas avoir défendu l’idée monarchique ; bien plus, c’est dans une République avec des lois et des magistrats qu’il voyait le salut. Or une chose demeure obscure : alors que les rapports de Lucrèce avec le cercle d’Herculanum sont à peu près attestés, c’est à Cicéron qu’il revint de publier son œuvre après sa mort. N’était-ce pas plutôt le devoir de ses amis épicuriens ? Peut-être Cicéron honorait-il par là un défenseur de la République76 ?

LA POLITIQUE EN QUESTION ET LA LIBERTÉ DE PAROLE

Le débat, dit Torquatus, interlocuteur du de finibus et épicurien, implique nécessairement la critique : reprehensio – un terme de la rhétorique qui désigne dans le discours la partie concernant la réfutation des thèses de l’adversaire, donc l’argumentation, avec preuves à l’appui. Il traduit le grec elenkos par lequel Platon désigne la contradiction opposée par Socrate aux croyances de ses interlocuteurs. Au Ier siècle, les deux termes se retrouvent dans les titres d’ouvrages polémiques, les Réfutations chronologiques (Elenchos chronôn) qui mettaient en cause la fiabilité des témoignages anciens concernant l’histoire de Rome avant l’invasion gauloise de 390, et les Reprehensa capitum Scaevolae où Servius Sulpicius Rufus réfutait, chapitre par chapitre, le traité de droit civil de Quintus Mucius Scaevola – un ouvrage unique en son genre dans toute l’histoire de la jurisprudence77.

Nés au sein de la pratique juridique et de l’interprétation orale, avivés par les querelles philosophiques et l’art de l’argumentation, les débats se poursuivaient en effet au cours de cette période d’un livre à l’autre, avec une liberté que l’Empire ne connaîtra plus. On discutait de la nature de la divination, du meilleur homme politique, ou encore de la définition des pouvoirs78. La réflexion politique s’alimentait aussi de biographies critiques qui circulaient sous forme de livres ou de lettres ouvertes. Après son suicide à Utique, en 46, Caton le Jeune, qui incarnait la vertu romaine et républicaine par excellence, devint ainsi l’objet d’une vraie polémique : aux éloges, ceux de Cicéron (en 45) et de son neveu Brutus (en 46-45), ou encore de son ami Munatius Rufus, répondaient les critiques, celle d’Hirtius qui en 45 recueillit les Vitia Catonis (Les Tares de Caton), ou celle de César qui à la même époque rédigea ses Anticatones « courroucés et vindicatifs ». Sous le Principat, on admirera cet échange comparable au jeu des plaidoiries : « Cicéron fit un livre où il éleva Caton jusqu’au ciel. Comment réagit le dictateur César ? Il se borna à répondre par un discours écrit, comme devant des juges. » Dans la Conjuration de Catilina, écrite bien plus tard, en 36, Salluste ajoutera quelques pages à ce dialogue politico-littéraire, avec un portrait ambigu de Caton où se lit la fascination et l’admiration pour un républicain authentique et rigoureux. Enfin, chacun tentait de récupérer cet illustre suicide : les républicains en faisaient un acte de liberté contre la tyrannie ; les césariens avaient tenté, en vain, d’en dénigrer la portée. Auguste récupérera à son compte la gloire de Caton. Dans sa Réponse à Brutus au sujet de Caton, les Rescripta Bruto de Catone, il en fera un défenseur de la tradition, donc de l’ordre établi – ce qui prouve que le débat était loin d’être clos. Mais la confiscation de l’histoire par le pouvoir dès le début du Principat allait interdire désormais tout débat politique par les livres. Censure, autodafés remplacèrent vite la liberté d’opinion. Il fut impossible de faire l’éloge des républicains et d’écrire sur la guerre civile. La meilleure façon d’en traiter, disait Titus Labienus, était de l’oublier. L’historien Cremutius Cordus, laudateur de Brutus et Cassius, assassins de César, en fit la terrible expérience ; au terme d’un procès devant le Sénat, en 25, il fut acculé au suicide, et son ouvrage livré aux flammes. Dans la composition d’un éloge ou d’un blâme, on le voit, il n’entrait pas que de la complaisance rhétorique. Une biographie écrite était devenue un moyen d’action79.

On comprend que les générations ultérieures aient envié l’époque républicaine, où la diffusion de l’écrit semble donner une impulsion sans précédent à la liberté de parole. Sans doute les échanges intellectuels créent-ils aussi entre les hommes une communauté, une societas qui dépasse les oppositions politiques et intellectuelles – Cicéron, répétons-le, tout hostile à l’épicurisme qu’il se prétende, fait éditer Lucrèce ; sans doute l’épicurisme, qui voulait constituer une communauté d’hommes liés par l’amitié et un modèle pédagogique reposant sur le libre-échange des idées et des sentiments, donnait-il le modèle d’une grande tolérance ; mais tout cela n’aurait été que pure spéculation si la liberté de parole n’était pas devenue, dans les années 80, puis depuis les années 50, un enjeu politique. Cicéron refusait en 45 de siéger au Sénat à la demande de César, car ce dernier ne lui garantissait pas ce droit, et s’en prit plus tard à Marc Antoine qui ne supportait pas la « parole libre » (vultum liberum)80. Et Salluste critiquait en Sisenna un historien qui, par ses posisitons syllaniennes, avait eu la parole « trop peu libre ».

Au XVIe siècle, Francesco Patrizi constatait qu’« à Rome… du temps des Rois, on ne cite pas le nom d’un seul orateur… Mais lorsque le peuple eut accédé au pouvoir…, des orateurs de valeur se firent entendre. Plus tard, une fois que les empereurs eurent établi leur autocratie…, leur race s’éteignit et leur trace s’évanouit ». Au XVIe siècle, donc, l’on établissait le lien entre éloquence et liberté. Cicéron ne disait pas autre chose, lui qui datait du IIe siècle la naissance de cet art et qui, dans le de oratore et le de officiis, rédigés l’un en 54, l’autre en pleine dictature césarienne, montrait qu’un régime autoritaire anéantit l’éclat des magistratures et de toutes les sciences. Il avait découvert que l’activité intellectuelle est liée à la pluralité – ou à la licence, ajoutera Tacite –et que la rhétorique et la dialectique, par leur dynamisme critique, supposent un État libre81.

LA CLARTÉ DU DÉBAT : LART DÉCRIRE

La qualité du débat tient à la clarté du langage. Savoir de quoi l’on parle et se faire comprendre, voilà une double exigence. Or un danger menace les experts, les spécialistes, les savants, celui de créer un langage réservé, des définitions adaptées aux seules réalités qu’ils appréhendent. En philosophie, en droit, en politique, quel langage adopter ? Pour Cicéron, même si les mots nouveaux étaient nécessaires, le débat se devait de rester intelligible à tous – ce qui devait avoir aussi pour effet de réduire le dissensus entre les gens, entre les sectes. Celui qui y parvenait possédait une qualité rare, l’elegantia, ou art de constituer des énoncés clairs et brefs. Beaucoup en étaient dépourvus : les pythagoriciens qui cultivaient l’obscurité et dont le message s’adressait surtout à des initiés, mais aussi les stoïciens qui passaient leur temps en « jongleries verbales » et étaient incapables d’employer le langage de tous. « Qu’est-ce que cette philosophie qui parle sur le forum comme tout le monde et dans ses traités d’une façon qui lui est propre ? » Enfin, les épicuriens étaient les cibles d’âpres attaques. Cicéron les accusait d’abuser du langage, de ne jamais chercher à définir et de cultiver l’obscurité. Pourtant, Épicure avait défini les critères de la concision et de l’élucidation, la σαϕήνεια, et les épicuriens du Ier siècle ont suivi les leçons du maître : Philodème prônait un langage « naturellement beau » et Lucrèce se targuait d’écrire des vers d’une grande clarté – carmina lucida82. Mais dans les attaques de Cicéron il ne s’agissait pas seulement de rhétorique ni de style ; Cicéron leur reprochait en fait de ne pas parler le langage de la cité. Or, force lui était de constater la popularité de cette philosophie et sa diffusion dans la classe dirigeante romaine. N’y avait-il pas là un risque ?

Tel était l’un des enjeux du débat sur l’art d’écrire, qui conduisait à des considérations sur la constitution d’une langue en quelque sorte « vulgaire », plus accessible que la langue scientifique par excellence, le grec, et que les langages techniques – une langue pour un public nouveau peut-être aussi, sachant lire mais ne connaissant pas le grec. Rappelons-nous Tiberius Coruncanius, le premier juriste qui donna ses consultations en public : il communiquait, dit-on, avec ses contemporains de manière claire et accessible (plane ac dilucide), en utilisant « un vocabulaire de son temps » et non les formes archaïques du droit. La laïcisation du droit avait été rendue possible grâce à l’adoption d’un langage susceptible de s’adresser à tous, donc populaire… La question s’était-elle posée exactement en ces termes dès le IIIe siècle ? En tout cas, à la fin de la République, c’est en ces termes que la formulent un certain nombre de grammairiens, rhéteurs, juristes, mais aussi poètes et historiens. Contre ceux qui cultivent l’obscurité, qui usent et abusent des néologismes ou des archaïsmes, ce qui au fond revient au même, Catulle ou Publilius Syrus rejettent les mots du passé et César exhorte à fuir « comme un écueil tout mot étrange et inusité »83. Servius Sulpicius, quant à lui, considérait que seules les formes linguistiques conventionnelles devaient être utilisées dans les actes juridiques : « l’homme n’a rien dit s’il n’a pas employé le nom propre ». Une règle en accord avec celle de Scaevola : « Dans un testament, les dispositions qui sont incompréhensibles doivent être traitées comme si elles n’avaient pas été écrites. » Le langage, pour atteindre son but, « doit être compréhensible et clair », résumait Varron. A cette époque, on se souciait aussi de rendre, matériellement, les textes plus lisibles. Après Lucilius qui avait proposé, par exemple, de distinguer par la graphie le génitif singulier et le nominatif pluriel du mot puer (pueri) pour éviter toute confusion de sens, Auguste, expert en communication politique, « n’hésitait pas dans ses édits à exprimer les prépositions devant les noms des villes ni à répéter souvent les conjonctions, dont la suppression entraîne quelque obscurité ». Il semble avoir été également sensible, comme son siècle depuis au moins les années 80, à la nécessité d’utiliser une ponctuation pour le sens, ainsi que le montre le texte épigraphique de ses mémoires, les Res Gestae84. Mais sa clarté ne concernait pas le débat politique, tout au plus la diffusion des messages officiels.

Dire vrai ne consiste donc pas seulement en un discours objectif, mais en un langage facile d’accès et relativement lisible. Une telle exigence grammaticale et rhétorique s’explique parfaitement dans une société qui voit se développer les échanges commerciaux, les nouvelles relations entre les peuples, les besoins de traduction (dans toutes les disciplines, mais aussi dans les conventions, les contrats et les traités), qui voit aussi se modifier les rapports sociaux. Elle atteste également, tout comme la critique de l’autorité et des opinions, la montée d’un esprit nouveau placé sous le double signe de la transparence et de la responsabilité.

Rendre raison : transparence et responsabilité

Voici donc qu’on exige de l’homme qu’il parle le langage de tous, qu’il produise ses raisons, rende compte de ses croyances – tel est l’objet du débat sur la divination –, de ses idées, de ses décisions – la critique des juristes en est un des exemples. Reddere rationem, « rendre raison » : il nous faut revenir sur ce syntagme, rencontré si souvent dans les pages précédentes, afin d’en éclairer la portée. Ces deux mots scandent en effet un grand nombre de textes, de situations, unifient des débats de nature apparemment différente (philosophiques, moraux, administratifs, politiques…). Même si leur histoire n’est pas linéaire, ils forment ainsi un parfait « énoncé », c’est-à-dire une de ces petites phrases qui traversent une époque et révèlent quelques-unes de ses transformations majeures.

LA RESPONSABILITÉ INDIVIDUELLE

L’expression reddere rationem présente d’abord un caractère technique. Elle s’applique à la reddition des comptes que les gouverneurs de province (et leurs questeurs) sortant de charge devaient effectuer auprès du Trésor public. On ne sait quand, au IIe siècle, cette obligation fut définie – peut-être en même temps que la lex Calpurnia de 149, attachée à punir les exactions financières des magistrats ; mais, jusqu’à la loi de César en 59, la lex Iulia de repetundis, qui la renouvelle et en fixe explicitement les modalités, il semble qu’elle ne fut pas toujours respectée dans les formes. La question devait en revanche être sérieusement débattue au Ier siècle, époque où l’on s’attachait aussi à définir, dans des ouvrages spécialisés, les devoirs des magistrats, des sénateurs, des juges… A la fin du de legibus, Cicéron y revint à son tour et, s’inspirant du modèle grec, proposa d’obliger les magistrats à présenter d’abord aux censeurs leur reddition de comptes. Façon d’en renforcer le contrôle.

Il s’agissait bien en effet de mettre en place un véritable contrôle financier. Selon les dispositions de la lex Iulia, les ex-gouverneurs devaient déposer trois rapports aux archives publiques : l’un portait sur leur administration judiciaire, un autre sur le butin rapporté des campagnes, le troisième, dont deux copies devaient aussi être laissées dans deux villes de la province, sur la gestion financière. Ce dernier rapport, soumis à l’examen des questeurs urbains, précisait les sommes reçues, les sommes dépensées et le reliquat. C’est seulement au terme de cette vérification que le compte était considéré comme définitivement accepté (rationes referre). Le rapport, on le voit, ne se suffisait pas d’un exposé oral, les documents devaient être détaillés mais aussi sans ratures, c’est-à-dire critiquables et vérifiables85.

Un tel contrôle révèle plusieurs transformations intellectuelles et politiques fondamentales – et c’est cela seul qui nous importe ici. Tout d’abord, la promotion du document écrit, garant d’objectivité et d’authenticité, ce qui n’allait pas de soi dans une société habituée au témoignage oral et à la falsification (ou à la destruction) des registres – du reste, jusqu’à la fin de la République, la classe dirigeante conserva une certaine défiance à l’égard de la mémoire écrite.

Ensuite et surtout, la reconnaissance de la responsabilité du magistrat devant une instance supérieure. A vrai dire, cette « découverte » était d’actualité depuis le milieu du IIe siècle, époque à laquelle on commençait à s’interroger sur la valeur du suffrage populaire dans les décisions politiques et même dans l’élection des magistrats. N’était-ce pas de cela qu’il s’agissait, par exemple, lorsque, dans des discours motivés et pleins d’éloquence, Tiberius Gracchus, soumettant au vote populaire la destitution du tribun de la plèbe Octavius, demandait au peuple « si un tribun qui se montrait l’ennemi des plébéiens devait conserver ses fonctions » ? Et la démission forcée d’Octavius faisait passer une telle conception dans les faits.

Mais l’idée de responsabilité n’allait pas non plus de soi. Exiger d’un magistrat qu’il se justifie, qu’il explique ses décisions, ses actions, c’était en effet d’une certaine façon mettre en cause sa parole, traditionnellement acte d’autorité. Et c’est de cette façon que P. Cornelius Scipion l’Africain l’avait ressenti, lorsqu’en 187, au retour d’une mission auprès d’Antiochus, des sénateurs l’avaient sommé de présenter un rapport sur des sommes reçues du roi de Syrie : offensé de se voir soupçonné, l’Africain avait produit les tablettes de sa gestion mais les avait détruites en public, déclarant, selon les mots de Polybe, qu’« il n’avait de compte à rendre à personne ». L’attitude de Caton le Censeur, son contemporain, tranchait avec une telle arrogance. Il montrait dans tous les domaines un souci constant de se justifier et d’obliger les autres à le faire. Il alla même jusqu’à publier les discours dans lesquels il avait expliqué sa conduite – le Dierum dictarum de consulatu suo, résumé détaillé de sa campagne d’Espagne et réponse à une accusation judiciaire, ou encore Sur ses dépenses (De sumptu suo), jusqu’à ce discours de 149 prononcé contre Galba, qu’un tribun avait accusé « d’avoir fait massacrer les Lusitaniens au mépris de la foi donnée ». Harangue doublement exemplaire parce que, face à un adversaire qui tentait par tous les moyens d’attendrir les juges et le public, Caton recourait à des explications et des arguments rationnels, et parce qu’il en inséra le texte dans ses Origines. Preuve que cet ouvrage historique, nourri en partie de ses écrits précédents, devait apparaître aussi comme une défense personnelle. Selon Cicéron, les Origines commençaient d’ailleurs par ces mots : « Les hommes en vue et les personnages importants doivent rendre compte (rationem exstare) aussi bien de leurs loisirs que de leurs activités »86.

Caton montrait clairement qu’en assumant sa responsabilité l’homme public faisait un acte d’autonomie. C’était en son nom propre qu’il publiait ses discours et expliquait les raisons de son action ; en son nom qu’il les retranscrivait dans ses Origines, alors même qu’il se refusait à nommer, dans sa narration, le moindre nom de général romain, pour ne pas suivre l’exemple de ces historiens qui, en grec, sous prétexte de raconter l’histoire de Rome, exaltaient leurs propres familles. Il assumait ainsi publiquement, en latin, une œuvre cohérente, absolument originale. Rappelons qu’à la même époque, c’est aussi à titre personnel, et non plus au nom du collège des pontifes, que les juristes donnaient leurs consultations et rédigeaient des ouvrages. Promotion de la parole individuelle et responsabilité allaient ainsi de pair. On peut mesurer l’influence politique qu’allaient avoir dans un tel contexte la rhétorique et la dialectique grecques, dont l’arrivée à Rome datait de ce même IIe siècle et qui enseignaient des méthodes pour argumenter et pour persuader. D’ailleurs, en reproduisant ses propres discours dans son ouvrage d’histoire, Caton ne cherchait-il pas également à mettre en valeur sa propre éloquence87 ?

Publier ses discours, parler en son nom propre, justifier ses actes, c’était aussi montrer un souci de transparence politique – une « révolution » dans cette société oligarchique où l’autorité se renforçait d’un savoir réservé, où les documents des magistrats, conservés dans les archives privées, étaient en fait inaccessibles. A la fin du IIe siècle et au cours du Ier, d’autres mesures, d’autres décisions illustrent le même souci de clarté. Par exemple, Caton le Jeune, qui, lors de sa questure en 65 ou 64, avait introduit un contrôle sur les scribes du Trésor, exigea, lorsqu’il redevint simple particulier, de poursuivre la vérification des comptes publics ; ou encore, la lex Cornelia de 67 contraignait les préteurs à publier intégralement leur édit dès leur entrée de charge et à le respecter à la lettre, sans introduire subrepticement au cours de l’année de nouvelles dispositions. Mais s’il est une mesure qui illustre le mieux ce nouvel esprit, c’est sans doute la décision de César, prise lors de son premier consulat, en 59, de rendre publics les « actes » du Sénat, c’est-à-dire ses débats. Innovation sur laquelle Auguste reviendra très vite, rétablissant le secret qui entourait l’Assemblée.

Traditionnellement, en effet, au nom d’une solidarité de classe, les sénateurs étaient tenus à la réserve ; seules étaient publiées leurs décisions officielles – les sénatus-consultes, dont ils étaient collectivement responsables. La réforme de César mettait pour la première fois en lumière le déroulement même des séances. Déjà, en décembre 63, Cicéron, alors consul, avait recouru à ce procédé : il avait confié à des sénateurs « sachant écrire vite » la mission de noter toutes les dépositions des Gaulois Allobroges et leurs révélations sur la conjuration de Catilina (sans oublier les questions des sénateurs eux-mêmes) ; puis, au lieu de conserver ce document dans sa demeure, comme c’était l’usage, il l’avait largement diffusé, « à Rome, en Italie, dans toutes les provinces », selon ses propres termes. Le document, écrit en quelque sorte sur le vif, constituait une preuve à jamais établie, une mémoire vraiment authentique, que nul ne pourrait l’accuser d’avoir falsifiée, mais aussi un moyen redoutable d’information.

La réforme de César, on le voit, rendait régulières de telles pratiques, elle les rendait officielles. Politique éclairée, dont témoignait aussi sa volonté de mettre à la disposition du public les œuvres d’art, en organisant des expositions de peinture sur le Forum, mais aussi les livres, en créant une bibliothèque publique, ou encore les lois et le droit civil, jusque-là cachés dans les archives publiques et dans les maisons des juristes, en les « codifiant ». Politique de responsabilisation surtout : de même que la reddition de comptes, définie par la lex Iulia de repetundis de 59, imposait aux magistrats de justifier leurs actes administratifs, la publication des débats sénatoriaux forçait les sénateurs à assumer publiquement jusqu’à leurs opinions : elle révélait en effet au peuple ce que chaque sénateur avait, en son nom propre, dit, suggéré, fait voter, dévoilant du même coup les dissensions, les conflits, la pluralité des idées. La mesure comprenait cependant un risque : elle pouvait, par la crainte qu’une telle diffusion inspirait, limiter la liberté de parole dans la Curie88.

Supporter la responsabilité de leurs actes, de leurs paroles et de leurs opinions, tous ceux qui acceptaient une charge officielle y étaient donc confrontés d’une manière ou d’une autre. Ce fut aussi, après la mort de César, le lot de ceux qui l’avaient soutenu pendant la guerre civile puis pendant sa dictature, ou qui continuaient à honorer sa mémoire. La correspondance de Cicéron les montre en effet soucieux de se disculper et leur argumentation les conduit à déplacer le problème de la responsabilité sur un plan moral. Pour comprendre les raisons des uns et des autres, un bref détour est nécessaire.

L’AUTONOMIE DE LA VOLONTÉ

Alors que César et Pompée s’affrontent ouvertement à partir de l’année 49, Cicéron se demande ce qu’il doit faire. Suivre le second – mais Pompée ne cherche que le pouvoir, tel un nouveau Sylla, et il abandonne Rome et l’Italie – ou rester en Italie et tenter une médiation pour éviter la guerre civile ? L’interrogation prend différentes formes et l’on y a vu beaucoup d’opportunisme : il est vrai que ses hésitations pouvaient passer pour un désir de se ménager une issue auprès du vainqueur, quel qu’il fût. Pourtant la pensée de Cicéron, son hésitation traduisent une exigence bien différente : trouver la décision rationnelle en analysant la nature des différentes causes. La méditation dialectique, par examen d’alternatives et de questions générales, le conduit à cette conclusion : suivre Pompée, c’est céder au devoir d’amitié, payer en quelque sorte pour les bienfaits reçus, donc accepter d’être tributaire – une défaite morale, à laquelle il ne cédera que lorsqu’il comprendra que la République est anéantie. Rester en Italie, ce qu’il décide de faire dans un premier temps, c’est choisir en pleine conscience l’intérêt de l’État (reipublicae causa) – une décision rationnelle mais qui le met, lui, dans une situation ambiguë. Si la décision est difficile à prendre, l’alternative reste donc claire : le parti de Pompée est sans doute celui de l’amitié – « je donnerais ma vie pour Pompée » –, mais aussi de la contrainte, de la soumission à l’auctoritas d’un homme ; celui de la République, entité au-dessus des factions et des hommes, nécessite un détour critique, seul moyen d’accéder à la solution morale, autonome. La neutralité d’Atticus exprime le même choix : pouvoir régler ses actions « sur son propre jugement », non sur l’opinion et les préjugés89.

Amitié ou patrie ? Tel était aussi le dilemme qu’avaient dû affronter bon nombre de Romains au début de la guerre civile : choisir l’un ou l’autre camp, César ou Pompée, c’était de toute façon prendre le parti de la guerre civile. Mais quel pouvait être le choix de la paix, celui en somme de la République ? Si l’intérêt de l’État va contre l’amitié, que choisir ? S’il y a contradiction entre les deux, l’amitié est-elle digne ? Peut-on se rebeller contre un tyran ? Ces questions étaient des lieux communs de la rhétorique grecque ; mais pour les Romains, elles avaient des résonances tout à fait immédiates et ils les traitèrent de manière très personnelle.

Dans sa correspondance, Cicéron accuse C. Matius d’avoir, par amitié, soutenu César – un tyran – contre les intérêts de la patrie. Jusque-là le thème est traditionnellement traité. Mais cette accusation, qui témoigne aussi de la crise de l’ancienne notion d’amitié, puisqu’il peut y avoir incompatibilité entre le sens moral et le sens de l’État, appelle une autre question : les amitiés n’enchaînent-elles pas les hommes plus qu’elles ne consacrent leur rapprochement intellectuel ou même politique ? Ne conduisent-elles pas à des engagements irrationnels ? Ainsi, C. Matius invoque les devoirs d’amitié pour justifier sa conduite pendant la guerre civile : « Je n’ai pas approuvé César dans la guerre civile, mais tout en étant choqué par les événements je n’ai pas abandonné l’ami. » De la même façon, Asinius Pollion concède qu’il a renoncé à ses sentiments républicains pour la seule raison que César l’a traité comme un intime : « Ce qui m’a été ordonné, je l’ai exécuté… d’une telle manière que j’agissais sur ordre, contre ma volonté. » Et encore : « J’ai été entraîné vers une voie où je n’avais guère envie d’aller. » César aurait-il exigé un devoir d’obéissance inconditionnelle, sorte d’allégeance à sa propre personne ? L’amitié aurait-elle une valeur contraignante, serait-elle, comme l’ordre d’un supérieur, susceptible de délivrer de la responsabilité ? Pour Cicéron, il ne peut en être question : « C’est une excuse honteuse et inacceptable pour toutes les fautes (in ceteris peccatis), et surtout pour celles que l’on commettrait contre l’État, d’avouer qu’on a agi en faveur d’un ami », écrit-il en 44 dans le de amicitia. Ni la famille, ni l’amitié, ni l’ordre ne peuvent atténuer le libre arbitre : l’homme est entièrement responsable de ses actes90.

C’est au nom des mêmes principes que Cicéron rejette le fatalisme des stoïciens ou la tyrannie qui empêche l’homme d’exercer sa volonté. Au pire de la crise entre le Sénat et Marc Antoine, en avril 43, Cicéron écrit à Brutus, l’assassin de César : « Aujourd’hui, de quoi s’agit-il, Brutus ? Les temples des dieux immortels sont menacés par les espérances des miséreux dépravés et ce que cette guerre est en passe de trancher n’est ni plus ni moins que l’alternative, pour nous, entre être ou ne pas être » (utrum simus nec ne). Pouvons-nous agir en conformité avec nos actions, alors nous sommes ; sinon, nous ne sommes rien. On peut toujours agir correctement par contrainte, écrit-il aussi dans le traité Des devoirs, mais « il serait mieux de le faire volontairement car l’acte qui est correct est juste à condition d’être volontaire » (nam hoc ipsum ita iustum est quod recte fit, si est voluntarium). Au moment où s’effondrait l’ancienne liberté politique liée au respect des lois, alors que la République se mourait, Cicéron et quelques autres découvraient la liberté morale, l’autonomie de la volonté. Si l’État ne peut plus imposer ses lois, l’homme les trouve dans l’intériorité. Telle est aussi la raison du soutien apporté à Octave : ce n’est pas un appel à l’illégalité ou à la puissance du chef, mais à l’action autonome, créatrice d’une nouvelle forme d’autorité91.

En mettant l’accent sur l’idée d’autonomie, Cicéron dépassait une définition purement sociale de l’homme. Un tel choix n’était pas sans lien avec sa biographie : homme nouveau, parvenu au consulat par la seule force de son mérite personnel et non par tradition familiale, il s’était toujours présenté comme celui qui fut capable, il le dit lui-même au début d’un discours au peuple, de « forcer les défenses de la noblesse ». La pratique politique traditionnelle, qui reposait sur la seule ancienneté familiale et sur les clientèles et les amitiés, lui semblait intolérable, ainsi que les dérives factionnelles : il cherchait, lui, à susciter un consensus, c’est-à-dire l’adhésion rationnelle de tous les gens de bien à une politique tournée vers le bien public et prônait dans ce but le recours à la liberté du jugement, source de prudentia et fondement de liberté – un projet difficilement réalisable, mais qu’il a soutenu jusqu’au bout. Dans un de ses derniers ouvrages, sous la dictature de César, il écrivait : « La nature nous a fait endosser deux personnages (personae) : l’un nous est commun, du fait que nous participons tous à la raison et à cette dignité qui nous élève au-dessus des bêtes… ; quant à l’autre, il nous a été attribué à chacun personnellement… Or il faut absolument que chacun garde son caractère (sua), non pas ses défauts, mais son originalité (propria)… ». Et il fondait sur cette règle la distinction entre les êtres ordinaires et les grands hommes. Après avoir reconnu que la plupart des gens suivent le chemin tracé par leurs ancêtres, il ajoutait : « Il arrive parfois que quelques-uns, renonçant à imiter les aïeux, poursuivent certain dessein personnel, et ceux-là surtout s’y appliquent qui, nés d’aïeux obscurs, se proposent de grandes choses »92. Destin personnel et autonomie : le choix de l’homme nouveau ne pouvait que se satisfaire de cette alliance dans le cadre de la vie politique.

D’autres empruntèrent la voie de la responsabilité individuelle. Salluste, qui définissait la noblesse par le seul courage, Lucrèce, qui, derrière la critique de la religion civique, découvrait le rôle du sentiment religieux dans la vie intérieure personnelle, mais aussi, avant eux, Caton le Censeur, et l’idée de volonté entrait dans l’éducation93 ou encore dans le droit. Alors que la notion de fraude était, jusqu’au Ier siècle, définie en rapport avec l’acte lui-même, à partir d’Aquilius Gallus (juriste contemporain de Cicéron), elle prit en compte l’intention : le dol (dolus malus), c’est « feindre une chose et faire une autre ». Une définition que reprenait un disciple de Gallus, Servius Sulpicius Rufus, souvent attaché, par ailleurs, comme toute l’époque, au respect de l’intention de l’auteur dans l’interprétation d’un texte. Depuis le IIe siècle, en effet, cette notion modifiait l’appréhension de certaines situations juridiques, et cela aussi bien en droit pénal que dans les rapports privés (ce dont témoignent notamment l’apparition de la notion de bonne foi ou encore l’idée que d’un simple consensus naissent les obligations réciproques du vendeur et de l’acheteur)94. Tout cela n’est pas sans rappeler l’intérêt des historiens de cette époque pour les consilia, c’est-à-dire les motifs qui conduisent les acteurs de l’histoire… et l’apparition de la poésie lyrique.

L’EXPRESSION DU SENTIMENT PERSONNEL

« Quant à moi, tout jeune encore, mes goûts me portèrent d’abord comme tant d’autres vers les affaires publiques et là je rencontrai bien des déboires : … on ne voyait partout qu’insolence, corruption, cupidité. Bien que mon âme, encore vertueuse, répugnât à ces vices, ma faible jeunesse, séduite par l’ambition, ne s’en trouvait pas moins captive au milieu de tant de turpitudes et, tout en condamnant la corruption des autres, comme eux avide d’honneurs, j’étais comme eux dévoré par la médisance et l’envie. » Cette confession, qui n’est pas sans rappeler quelques accents rousseauistes, surprend au début d’un ouvrage d’histoire sur la conjuration de Catilina et après quelques lignes philosophiques sur le genre humain. Quand il écrit ces lignes, Salluste a 50 ans. De quoi témoigne cette confession ?

On dit souvent que les sociétés antiques furent incapables de sincérité. On nous explique par exemple que les poètes élégiaques ne parlaient pas en leur nom propre lorsqu’ils peignaient un chagrin d’amour, mais qu’ils visaient à comprendre ce qu’est le sentiment de l’amoureux. On ajoute que le genre poétique était pure forme, et une forme imitée, empruntée aux poètes alexandrins. Concédons-le. Mais la question demeure : pourquoi cette forme, qui place l’individu au premier plan, apparaît-elle à cette époque, dans une société si politique ? Quelle est la signification et l’efficience d’un texte qui se déploie autour du sujet comme « complexe d’émotions, de sentiments, de passions »95 ?

La poésie élégiaque apparaît dans les années 50. Autour de Catulle se réunissent des poètes, les « poètes nouveaux » (poetae novi), originaires pour la plupart de la Cisalpine, région où la romanisation, et donc l’hellénisation, progressent à grands pas. Nouveaux, ces poètes le sont à la fois par l’accent et par les thèmes ; on pourrait même dire « révolutionnaires », un sens que prend parfois le mot novus. Car leur expérience poétique ne rappelle ni l’épopée à la manière d’Ennius, ni les vates que critique Lucrèce, ni les inventeurs de mythes que fustige Varron dans sa théologie. Ce n’est pas non plus la satire selon Lucilius ou Varron, ni l’épigramme, bien qu’elle lui reste liée. Rien à voir enfin avec l’autobiographie, orientée, comme l’elogium traditionnel, vers des tendances apologétiques96. La poésie nouvelle, bousculant les valeurs traditionnelles, désigne le mos comme conformisme : contre la vie publique et la socialité, elle choisit la sphère privée, caractérisée ici par l’otium, le loisir cultivé, et par l’amour, capable « de fonder une autarcie et de donner un sens à la vie ». A un laudateur de l’empereur, Properce répondait : « Oui, César est grand, mais dans la guerre ! et des nations soumises ne peuvent rien sur l’amour. »

La poésie traduit un choix de vie, équivalent, strictement, à celui de la philosophie. Engagée dans les débats de l’époque, elle répond à sa manière – qui souvent scandalise : libertinage et préciosité sur le plan des mœurs et du langage, à une époque où l’on réfléchit sur les fondements de la politique et sur les usages du latin. Cynisme et évasion du réel, quand d’autres s’interrogent sur les meilleurs gouvernants et les meilleures institutions. Goût de l’érudition gratuite, alors que s’élabore une érudition sérieuse propre à restaurer l’État. Esprit ludique contre esprit de sérieux. Le libertinage n’est pas à cette époque érigé en philosophie, mais il n’en est pas moins caractéristique du comportement élégiaque, contre la tradition. Libre-pensée, enfin, ou plutôt pensée libre97.

La poésie élégiaque eut la fonction que Platon voyait à la poésie : d’être subversive. Elle traduit la contradiction d’une société qui oscille entre la tradition et la nouveauté absolue. On pourrait en comparer la naissance à celle de la poésie courtoise, liée au développement de l’individu et destinée à remplacer la satire ou l’épopée, symbole de la culture chevaleresque. Avec son cortège de critique des préjugés et de la tradition, la ratio n’aurait-elle pas ouvert les portes de l’imaginaire, rendu possible cette ouverture ? La poésie romaine constitue un moment de l’autonomie, par lequel le sujet en tant qu’il exprime un sentiment individuel touche à l’universel.