SIXIÈME CHAPITRE

La construction de l’universel romain


La rationalité romaine emprunte une double voie : celle de la pluralité, qui naît de la critique et des débats, et celle de l’unité que la recherche formelle met en place. Deux voies, deux démarches apparemment contradictoires. Et pourtant, à Rome, l’une n’est pas exclusive de l’autre. Reconnaître la diversité, cela empêche- t-il d’œuvrer à l’unification ? Le municipe est la forme générale qu’empruntent les communautés alliées d’Italie une fois intégrées dans la citoyenneté romaine, mais, sur le plan local, subsistent des particularismes en tout genre (institutions, langue, pratiques religieuses) ; le consensus auquel appelle Cicéron fonde un ordre rationnel mais qui ne supprime pas celui de la tradition. A la question de savoir comment constituer un état pluriethnique, faire de la diversité des hommes, des langues une seule entité, les Romains ont répondu qu’il existe en quelque sorte deux niveaux : celui des événements, ancré dans le divers, et celui, formel (et romain), de l’unité. Sans doute la fulgurance de la conquête, la nécessité de l’organiser simultanément dans toutes les régions les ont-elles contraints à maintenir la diversité des coutumes et des statuts locaux, conservant par exemple en Égypte une partie de la bureaucratie pharaonique et ptolémaïque, en Sicile les anciens règlements du roi Hiéron, en Asie ceux du roi de Pergame… Créer, pour eux, c’était adopter et adapter : la pluralité faisait partie de leur univers. Et pour définir leur propre identité, il n’en a pas été autrement. C’est sur ce double plan de pluralité et d’unité qu’ils l’ont construite, de manière réfléchie, lorsque, entre tant de peuples italiens devenus soudain concitoyens, entre Barbares et Grecs, ils se sont demandé qui ils étaient. Et cela leur a permis de proposer un modèle d’universalité.

De la pluralité : l’étranger en soi

LES RÉCITS DORIGINE

L’origine d’Athènes ne faisait pas de doute pour ses habitants : autochtones, nés de la Terre même, c’est ainsi qu’ils se définissaient. L’unité ethnique de tous les citoyens était admise officiellement, au moins depuis le Ve siècle, et c’est sur cette base qu’Athènes revendiquait l’hégémonie sur la Grèce tout entière. L’autochtonie était la justification ethnique de sa supériorité politique. Les Grecs distinguaient deux autres modes de fondation : par immigration (c’était le cas de nombreuses colonies) et par mélange de peuples ; mais, pour les Athéniens, « un peuple et une cité ont une origine honorable quand leurs habitants sont autochtones ou établis sur le sol depuis longtemps ». Les préjugés sont tenaces. A l’époque d’Auguste encore, un historien romain d’origine gauloise, Trogue Pompée, évoquant la glorieuse et pure naissance d’Athènes, écrivait sans sourciller : « ce ne sont ni des étrangers ni un ramassis de peuples qui ont donné naissance à la ville, mais des hommes nés sur son sol et qui l’habitent toujours ». Le Gaulois n’était pas à un lieu commun près : pour l’origine de Rome, il usait d’une autre expression tout aussi stéréotypée, mais péjorative cette fois, celle de « ramassis d’étrangers » (colluvies convenarum). Chose curieuse, la formule apparaissait une seule fois dans toutes ses Histoires et c’était dans un discours attribué à Mithridate, roi du Pont. Propos anti-romain ?

Les récits romains d’origine, que ce soit le mythe troyen ou la légende des jumeaux Romulus et Remus, n’ont rien de la grandeur de ceux des Athéniens. Ils correspondent aux deux genres de fondation les moins prestigieux, par immigration et surtout par mélange, et attestent à quel point les Romains pouvaient paraître méprisables aux yeux de certains. Le plus étonnant, c’est que ces récits ne sont pas tous d’invention grecque et qu’ils sont anciens. Reste donc à examiner la façon dont ils ont été utilisés par les Romains. Les mythes d’origine offrent un intérêt exceptionnel pour comprendre le regard que les peuples posent sur eux-mêmes. Peu importe, anciens ou récents, qu’on y prête foi ou non, pourvu qu’on s’y réfère comme à des modèles identitaires. Or c’est notamment par ces mythes, dont on discute tant à la fin de la République, époque cruciale pour la construction de la tradition romaine, que les Romains ont affirmé leur spécificité ; et celle-ci relève de la pluralité1.

 

La légende troyenne. Quand Rome parvint sur la scène internationale, dès les IVe et IIIe siècles, toutes sortes de bruits coururent sur ses origines : était-elle grecque ou barbare ? Avait-elle été fondée par le Troyen Énée, par le Grec Ulysse ou par une bande de brigands avec à sa tête un certain Romulus ?

Ce sont des Grecs qui ont fait d’Énée le fondateur de Rome. Déjà, au Ve siècle, Hellanicos de Samos soutenait cette thèse et il établissait un lien entre Énée et Ulysse : une tradition qui eut une grande faveur jusqu’au IIIe siècle et peut-être faut-il replacer la traduction de l’Odyssée par Livius Andronicus dans ce contexte. A partir du IIIe siècle, cette tradition tend à être remplacée par la légende proprement troyenne : Ulysse disparaît des récits2. Pour certains Grecs, Énée reste le fondateur de Rome, mais dès lors se pose la question de l’adéquation avec la légende des jumeaux ; pour d’autres, en accord avec la tradition latine, il devient le fondateur de Lavinium. A l’intérieur de cette dernière tradition, quelques-uns en font un traître à sa patrie, ce qui dévalorise doublement les Troyens et les Romains par rapport aux Grecs. Enfin, d’autres affirment l’origine grecque des Romains : Aristote, qui ignore Énée, Héraclide de Lembos au IIe siècle, et surtout, à la fin du Ier, Denys d’Halicarnasse, pour qui les Troyens sont en fait des Grecs, c’est-à-dire une race pure, comme les Aborigènes, les Pélasges, les Arcadiens – tous peuples présents à la fondation de Rome ; et ces Grecs se sont mêlés peu à peu aux Italiens. A l’opposé, enfin, pour Demetrios de Scepsis, les Troyens n’étaient jamais venus en Italie, Énée était mort à Troie – Rome était donc une ville barbare –, tandis que, selon Strabon, les Romains n’étaient ni Grecs ni Troyens, plutôt des Barbares : et, pour lui, il n’existait pas de race mélangée.

Notre résumé ne se veut pas exhaustif. Entre le Ve et le Ier siècle, on peut recenser une trentaine de versions grecques du même thème. D’après Denys d’Halicarnasse, la plupart témoignaient de « l’ignorance des Grecs en ce qui concernait l’histoire ancienne de la cité des Romains » et « se fondaient sur les premiers racontars venus, induisant les gens en erreur ». Il aurait pu ajouter que certaines furent élaborées dans un contexte anti-romain. Quelles que soient les versions, pour autant qu’on en connaisse le détail, elles développent toutes la même idée : qu’ils fussent grecs, troyens ou barbares, les Romains étaient des étrangers en Italie3.

A Rome, l’origine troyenne est généralement acceptée depuis au moins le IVe siècle, et cela indépendamment des développements de la même légende en Étrurie et à Lavinium ; elle constitue en quelque sorte un « noyau dur », mais elle est diversement interprétée et diversement appréciée selon les époques, soit dans un sens favorable au rapprochement avec les Grecs, soit pour s’en démarquer. Elle a dû en tout cas s’adapter à la légende des jumeaux, sans doute plus ancienne. C’est pourquoi, alors que certains Grecs font d’Énée le fondateur de Rome, les Romains ont laissé Énée dans le Latium et Romulus à Rome. Dans la tradition latine, en effet, Énée vient en Italie, où il fonde Lavinium, puis son fils, Ascagne, fonde Albe-la-Longue, la future métropole de Rome, trente ans plus tard. Énée est donc l’ancêtre prestigieux de la race romaine – et pendant toute l’histoire de l’empire, les Pénates romains resteront à Lavinium, signe de l’ancienneté de la légende troyenne –, mais en aucun cas le père de Rome : ce sont les deux jumeaux qui jouent ce rôle4. Toutefois, au IIe siècle, sous l’influence des multiples traditions grecques, il existe à Rome un vrai débat sur la venue d’Énée en Italie et sur sa nature. Albinus écrit un ouvrage de adventu Aeneae et Accius fait d’Énée et d’Antenor, fondateur de Padoue, les héros d’une pièce de théâtre. Dans les années 100, Lutatius Catulus reprend (pour des raisons politiques, par opposition à Marius dont la femme Julia se réclamait de Vénus ?) le motif de la trahison d’Énée dans ses Communes historiae, tandis que Sisenna, contemporain de Sylla, dit que « seul Anténor a trahi »5.

L’historiographie romaine a également souligné d’autres influences dans la formation du peuple romain – Grecs, Aborigènes, Sabins – dont il fallait établir l’origine… Fabius Pictor tenait les Aborigènes pour des Grecs et attribuait au roi arcadien Évandre l’importation de l’alphabet en Italie. Après lui, Caton n’avait pu nier totalement l’apport des Grecs, mais il en diminuait l’importance, niant notamment toute parenté du latin avec leur langue. Il reconnaissait aussi la grécité des Aborigènes mais de manière assez vague et, d’autre part, il insistait sur leur soumission aux Troyens, les vrais importateurs de la civilisation, puis aux Sabins6. Varron, de son côté, présentait le peuple romain comme descendant à la fois des Aborigènes et d’envahisseurs successifs auxquels ces premiers s’étaient acculturés : Pélasges, Arcadiens, Lydiens. S’ils avaient subi des influences étrangères et accueilli des étrangers, les Aborigènes étaient donc des indigènes en Italie, plus précisément des Sabins venus s’installer sur le site de Rome, soixante ans avant la guerre de Troie, avec leur roi Faunus ; ce dernier aurait ensuite offert le Palatin au roi arcadien Évandre ; enfin, sous le règne de Latinus, unis aux Troyens, ils auraient pris le nom de Latins et, sous celui de Romulus, celui de Romains. Tel était à peu près le récit des Antiquitates. Ainsi la race romaine, tout en ayant une origine indigène, était le résultat de mélanges successifs entre Sabins, Troyens, Latins, Grecs. Le « patriotisme » de Varron, Sabin originaire de Reate, que certains se sont plu à souligner, n’était pas exclusif : Varron insistait ailleurs sur l’unification des influences par Romulus7.

Celui qui fixa définitivement la liste des escales d’Énée avant son arrivée en Italie, Varron, fut aussi le premier historien à établir un lien entre Vénus et l’Énée latin. Avant lui, seule la gens Iulia le revendiquait : en 89, le censeur L. Iulius Caesar, qui avait frappé des monnaies à l’effigie de Vénus, avait restitué son territoire sacré à la déesse Athena Ilias en hommage d’une antique ascendance et lui avait accordé l’immunitas, l’exemption de toute redevance. Avec César, cet aspect de la légende troyenne s’affirmait encore plus ostensiblement : dans l’oraison funèbre de sa tante Julia, déjà, en 68, il exaltait la glorieuse origine des Iulii, descendants de Vénus ; un denier de 47-66 montrait également Énée en fuite avec Ascagne et le Palladium ; enfin son forum, dominé par le temple de Venus Genitrix, donnait une allure dynastique à cette exaltation, qui s’imposera dans l’Énéide de Virgile8.

 

Romulus et Remus. Comme le mythe d’Énée, l’épisode de la fondation romuléenne présente de nombreuses variantes. Ses éléments apparemment amoraux et cruels (ligue de bandits, présence de la louve, meurtre de Remus) ont fait douter de son ancienneté : certains y ont vu plutôt une fable récente, inventée dans un milieu anti-romain. Il est vrai qu’une historiographie hostile à Rome, sans doute née vers l’époque de Pyrrhus, au IIIe siècle (puisqu’elle est attestée chez Hieronymos de Cardia), et reprise chez les historiens favorables à Hannibal puis, au Ier siècle, dans l’entourage de Mithridate, insistait sur le caractère vil de cette cité, composée en son origine de brigands ou d’esclaves fugitifs, réfugiés sur le Palatin, dans l’asylum que leur avait ouvert Romulus ; il est vrai aussi, que Denys d’Halicarnasse, favorable à Rome, considérait cette version comme erronée9. L’argument reste pourtant assez faible : si la légende était née dans un contexte hostile, peut-on imaginer que les Romains l’auraient reprise à leur compte ?

Il semble en fait que la légende de Romulus et Remus soit connue au moins depuis le IVe siècle puisque, d’après Tite-Live, elle est représentée sur un relief en 296. De plus, à partir de la fin du IIIe siècle, elle est devenue la version officielle : Fabius Pictor, qui semble écrire pour redorer l’image de Rome aux yeux des Grecs, ainsi que d’autres annalistes, transmet l’histoire de la louve. Est-elle si connue, si ancienne qu’il ne puisse l’éviter ? Certes, toutes les versions ne concordent pas, certaines sont plus édulcorées que d’autres. Cicéron par exemple ne fait aucune allusion aux brigands. Romulus est un berger qui a péché (peccavit) en tuant son frère et a ouvert sa cité aux étrangers. Quant aux familles primitives, c’étaient de « grandes familles » (familiae amplissimae), de même que les Sabines raptées étaient « de haute naissance »10.

C’est Tite-Live qui rapporte de la légende la version latine la plus complète, dans un texte qui n’est pas sans rappeler les accents de Salluste. Tite-Live décrit les compagnons de Romulus comme des « hommes grossiers », et il insiste aussi sur la fondation de l’asylum, « où vint se réfugier des contrées voisines une foule de toute sorte, mélange indistinct d’hommes libres et d’esclaves, tous en quête de nouveauté ». Une tradition sans nuance, qui reprend à son compte tous les thèmes de couleur anti-romaine mais en les positivant ; et qui s’oppose aussi à la version anoblissante de Denys : parmi les réfugiés il y avait même des esclaves. Que le droit d’asile soit d’origine grecque, peu importe ici : la tradition romaine met l’accent, elle, sur les effets bénéfiques de cette fondation qui permit à Rome de s’agrandir. « Un grand nombre d’aventuriers quittèrent leur contrée et vinrent là en foule, avait écrit aussi Caton. Grâce à cet afflux, l’État prospéra. » Plutarque à son tour décrira ces « bannis et esclaves fugitifs » qui se sont assemblés autour de Romulus et Remus, et dont Albe ne veut pas ; c’est pour eux que, « les premiers fondements de la ville étant à peine posés », on établit « un sanctuaire où les hors-la-loi trouvaient un refuge et qu’ils appelèrent le sanctuaire du dieu Asile. Ils y recevaient tout le monde et ne rendaient ni l’esclave à son maître, ni le pauvre à ses créanciers, ni le meurtrier aux magistrats ». Et il poursuit par le récit de la fondation même de la ville, après le meurtre de Remus, suivant un rituel religieux précis : « On creusa vers l’endroit qu’on appelle aujourd’hui le Comitium une fosse circulaire où l’on déposa les prémices de tout ce dont l’usage était légitimé par la loi ou rendu nécessaire par la nature. A la fin, chacun y jeta une poignée de terre apportée du pays d’où il était venu et on mêla le tout ensemble. Ils donnent à cette fosse le nom de mundus, le même qu’à l’Olympe. » Chez les Romains, le mundus était l’umbilicus urbis, le centre de la cité et le lieu de passage avec le monde de l’au-delà. Lieu hautement symbolique, lieu de tous les mélanges11.

LA SPÉCIFICITÉ ROMAINE : LE MÉLANGE DES PEUPLES

L’interprétation des légendes d’Énée et des jumeaux soulève d’innombrables questions, et notamment celle-ci : pourquoi les Romains ont-ils « choisi » comme ancêtres des Troyens, c’est-à-dire des vaincus ? Pourquoi leur récit de fondation comporte-t-il tant d’éléments violents ? T. Mommsen voyait dans la légende des jumeaux une tradition inventée au début de la République pour justifier la dualité des consuls, tandis que l’on proposait récemment d’y trouver le souvenir de deux ancêtres fondateurs. Sans chercher à expliquer la formation d’une légende dont les éléments se retrouvent dans d’autres civilisations, on peut se demander quelle signification y ont trouvée les Romains de la fin de la République, quelle valeur ils lui ont donnée, alors que toute une tradition grecque l’utilise dans un sens hostile. Ne peut-on y voir, au-delà d’une fidélité à d’anciennes traditions, une volonté de prendre le contre-pied des modèles grecs – une façon d’affirmer leur originalité ?

Voulant raconter l’origine des Africains, Salluste évoque les premiers habitants, Gétules et Libyens, comme « des hommes sauvages, grossiers, n’ayant ni coutume ni lois, errant sans demeure fixe », puis, un beau jour, civilisés par des descendants d’Hercule. Un peuple aborigène sans loi se civilisant ainsi sous l’influence d’un peuple supérieur (d’origine grecque) venu de l’extérieur, voilà un modèle d’explication fréquent dans l’ethnographie grecque antique, lorsqu’il s’agit de l’origine des Barbares. Varron et d’autres l’utilisent dans ce même esprit. Mais le plus intéressant, c’est que Salluste y recourt aussi pour expliquer l’origine de Rome – des Aborigènes sans loi civilisés par les Troyens – et que sa version présente en fait de nombreuses affinités avec celles de Caton sur les Latins12. Selon cette interprétation, qui adopte la bipartition grecque du genre humain, les Romains se trouvent donc en quelque sorte du côté des Barbares.

Une telle idée n’aurait pas suscité l’enthousiasme au IIe siècle. Si Plaute faisait rire son public lorsqu’il traduisait « latin » par « barbare », quelques-uns de ses contemporains s’irritaient qu’on pût classer les Romains dans cette catégorie, si l’on en croit les réflexions acerbes de Caton sur le sujet ou la question inquiète soulevée par les interlocuteurs du de republica : les Romains de Romulus étaient-ils des Barbares ? Ces trois exemples prouvent surtout que la rencontre avec les Grecs fut déterminante dans l’interrogation que menèrent les Romains sur leur identité ; mais aussi que le rôle de Rome ne fut pas négligeable dans les transformations du modèle bipartite imposé par les Grecs13.

 

Le mélange des races. C’est à Athènes que Rome s’oppose. Dans toutes les variantes, que les Romains se disent issus des Troyens, d’Ulysse, des Arcadiens d’Évandre ou même des Aborigènes, la tradition met l’accent sur le mélange des races dès la fondation de Rome. Salluste évoque l’union extraordinairement rapide des Troyens et des Aborigènes, « malgré la différence de race, de langue et d’usages », Tite-Live souligne la façon dont Romulus « fit un peuple homogène de cette multitude », Varron parle d’une cité triplex, composée de Sabins, de Troyens et d’Aborigènes… Par ces récits d’origine, non seulement les Romains rendent justice à la cause des vaincus – grâce à Rome, Troie a en quelque sorte une nouvelle chance – et, par un retournement, en font la condition de leur aeternitas, mais, à l’encontre de la plupart des Grecs qui méprisent tout genus mixtum, les Romains fondent leur identité sur cette idée de « mélange des sangs » – qui est d’ailleurs aussi leur métaphore pour parler du mariage14. Les notions mêmes de cité et de citoyenneté devaient en subir les effets.

Que les Romains de la fin de la République aient été très conscients de cette opposition, les débats sur l’autochtonie l’attestent amplement. Déjà Cicéron s’était moqué de cette tradition : « les Athéniens ont inventé qu’ils étaient sortis de terre, comme nos souris sortent de la surface des champs ». Après lui, Denys d’Halicarnasse, qui croyait en la pureté (grecque) de la race romaine à l’origine, en dénigre le modèle, tandis que Tite-Live la dénonce comme « un stratagème dont usent habituellement les fondateurs de cités ; attirant à eux une foule d’hommes obscurs et inconnus, ils prétendent ensuite que c’est la terre elle-même qui enfante des citoyens » (natam e terra sibi prolem ementiebantur). L’autochtonie, et avec elle l’« ethnicité », selon l’expression de sociologues contemporains, est une construction de l’esprit, une fiction politique, le résultat de ce que E. Hobsbawm a décrit comme l’« invention de la tradition ». On ne peut douter que Tite-Live dénonce très précisément le mythe athénien, banalisant du même coup la fondation de Rome. Après lui, Censorinus se moquera plus explicitement encore des « grossières fictions » par lesquelles Athéniens, Thessaliens et Étrusques se disaient autochtones. Pour un Romain, toute race est mélangée, l’identité d’une cité n’est en aucun cas ethnique15.

Évitons cependant de simplifier. Le modèle athénien, celui des Étrusques aussi semblent avoir tenté certains Romains à la fin du Ier siècle, alors même que l’idée de consanguinité entre les Italiens commence à apparaître. Varron décrit les Aborigènes comme des autochtones (au sens large d’« indigènes », mais il faut préciser qu’ils ne sont qu’un des éléments constitutifs de la race romaine) et surtout Virgile fait des Troyens les descendants du roi Dardanus, parti jadis de Cortone pour fonder Troie.

Les mêmes récits d’origine diffèrent de sens et de portée selon les époques et les nations. Lorsque les Français se proclameront fils de Francion, lui-même fils du Troyen Hector, ce sera un gage de noblesse, d’ancienneté, et surtout d’unité nationale : « le plus grand avantage du mythe étant probablement d’ancrer la solidarité nationale dans les liens du sang… Tous, nobles et non-nobles, sont troyens ». La face cachée du mythe – les Français sont étrangers sur leur terre – sera en revanche occultée au cours des siècles, voire même éliminée. Les Troyens, déclare-t-on au XVe siècle, sont en fait d’anciens Gaulois établis en Asie : le mythe du retour rend ainsi aux Francs leur noblesse et légitime leur installation en Gaule. Comme le feront les Français au XVe siècle, Virgile transforme les Troyens en anciens émigrés italiens et fait du voyage d’Énée un nostos, un retour vers l’origine. L’idée de retour prend le même sens qu’au XVe siècle en France : comme modèle de fondation et de généalogie, elle offre une légitimité incontestable aux Troyens sur le sol italien, par là même aux familles troyennes – et notamment la gens Iulia dont Auguste était l’illustre descendant. Sans nier l’influence que l’Énéide aura aux époques suivantes, on remarquera que la thèse virgilienne du retour ne sera jamais reprise16.

 

Ancienneté ou secondarité. L’idée d’autochtonie s’enracine dans une autre fiction que la pureté de la race : celle de l’ancienneté. Pour les Grecs, nous l’avons vu, il ne faisait pas de doute que l’histoire humaine, au moins celle qui était datable, commençait avec eux, prétention que les histoires universelles avaient remise en cause. On débattait ainsi pour savoir qui des Grecs, des Égyptiens ou des Assyriens étaient les plus anciens. Hérodote racontait l’histoire du pharaon Psammétique Ier « qui voulut savoir quel peuple méritait vraiment ce titre » et parvint à la conclusion que les Phrygiens étaient antérieurs aux Égyptiens. Et Platon se faisait aussi l’écho dans le Timée et le Critias de ces querelles infinies. Au Ier siècle, Diodore de Sicile relevait aussi la susceptibilité des nations à ce sujet : « Quant à l’ancienneté de l’espèce humaine, non seulement les Grecs mais de nombreux Barbares se disputent la priorité, se vantant d’être des autochtones et, de tous les hommes, les premiers inventeurs des arts utiles à la vie, et affirmant que ce sont les événements de leur propre histoire qui ont été les plus anciennement jugés dignes d’être enregistrés. » Et il cite encore les Éthiopiens, les Bretons, les Égyptiens, sans prendre parti. Il aurait pu ajouter les Scythes, qui se proclamaient plus anciens que les Égyptiens, les Étrusques, ainsi que d’innombrables cités. Tacite rapporte que les onze cités d’Asie qui demandaient à être choisies pour la construction du temple de Tibère utilisèrent le même argument devant le Sénat : « toutes vantaient à peu près dans les mêmes termes l’ancienneté de leur origine… » Quant à Ilion, elle « n’avait d’autre titre que son antiquité »17.

Les Grecs et les Étrusques se moquaient en revanche de la jeunesse de Rome, de « l’origine toute neuve de la nation romaine », comme un Flavius Josèphe se moquera de la jeunesse de la Grèce par rapport au peuple juif. Les Romains, eux, ne se souciaient pas de se vieillir – ils se reconnaissaient comme un « peuple récent », né au temps « où la Grèce commençait à vieillir ». Certes, ils se livrèrent au jeu des comparaisons. On trouve dans les Origines de Caton qu’Antemna est « plus ancienne que Rome », ainsi que la cité d’Amérie ; que Capoue et Nôle, fondations étrusques, sont plus récentes en revanche – mais les historiens n’étaient pas d’accord entre eux. Varron reconnaissait la priorité absolue de Thèbes en Grèce, mais Rome lui semblait être « la plus ancienne ville du territoire romain » – et le titre de sa grande œuvre, Antiquitates rerum, comme ses études chronologiques semblent bien céder à la tentation de l’ancienneté… Selon Augustin, il disait que « comme il faisait partie d’un peuple ancien (vetus populus), il ne pouvait changer ses institutions »18.

Pour les Romains, cependant, la question ne se posait pas exactement en termes de rivalité. S’il était nécessaire de rétablir la profondeur historique de Rome à une époque où la cité dominait l’histoire du monde, s’il y avait un enjeu culturel à la décrire comme une cité civilisée et vénérable, il n’était en aucun cas question de priorité. L’idée même de race mélangée impliquait celle de « secondarité » : les Romains étaient des descendants, non des pionniers.

Bien plus, la puissance de Rome, le dynamisme de son expansion territoriale compensaient, à leurs yeux, sa jeunesse. Alors que, selon l’idéal des cités grecques, il était bon qu’une cité persévère dans un état proche de l’origine – ni trop grande ni trop peuplée, et surtout autarcique, comme le voulait Aristote –, les Romains plaçaient au contraire toute leur histoire sous le signe de l’agrandissement, auquel seul Auguste suggérera de mettre fin19. A la différence des tenants de l’autochtonie, qui se cherchaient des racines, Rome se cherchait de l’espace : « les Romains ont acquis la plupart de leur territoire par la conquête et ils ont l’espoir d’occuper le reste du monde habitable », dit sans plaisanter Tiberius Gracchus chez Appien. Rome tendait ainsi vers un accroissement spatial infini qui compensait en quelque sorte sa jeunesse. Et par un renversement spectaculaire, elle tirait de cette extension territoriale la profondeur temporelle qui lui manquait : « En lisant les annales du peuple romain, écrira Florus après Polybe, ce n’est pas l’histoire d’un peuple, mais celle du genre humain que l’on apprend. » Quelques siècles plus tard, Symmaque, un des derniers païens, pourra reprendre ce qui dès lors est devenu un lieu commun : « Maintenant notre République est devenue mère de tous les peuples, parce qu’à chacun elle peut tour à tour enseigner son passé. » Par la conquête, Rome se donnait un passé, elle faisait sienne l’histoire de tous les peuples soumis20.

Impérialisme, certes, également aptitude sans pareille à absorber l’autre pour le faire sien, mais aussi en quelque sorte pour être l’autre. Une aptitude qui s’illustre surtout dans la facilité avec laquelle la cité romaine, tout au long de son histoire, s’est donnée aux peuples étrangers. Contrairement aux Grecs, qui formaient une mosaïque de cités irréductibles les unes aux autres, Rome se voulut rassembleuse. De cette Rome ouverte au monde, le rapt des Sabines, troisième volet de la légende d’origine, constituait en quelque sorte le paradigme.

 

Le rapt des Sabines : la question de la consanguinité. A plusieurs reprises, Tite-Live démontre les bienfaits de la pluralité romaine et l’orgueil que Rome doit en tirer. Outre l’épisode romuléen, il y a le récit de l’arrivée d’Énée en Italie et de son alliance avec les Aborigènes, laquelle va former la race latine – les Latins sont donc le fruit d’un synœcisme – et permettre la défaite des Étrusques, ennemis implacables à l’origine, mais dont Tite-Live reconnaît la puissance et l’influence ultérieure sur Rome. Cette idéologie de la « pluriethnie » est réaffirmée encore au livre IV, cette fois de manière théorique, comme un principe de conduite traditionnelle. Le tribun Canuleius s’adresse au peuple pour protester contre l’inégalité juridique entre patriciens et plébéiens : pourquoi l’intégration des plébéiens pose-t-elle tant de problèmes quand on sait que nos ancêtres ont ouvert la cité à tant d’étrangers ? « C’est parce qu’on ne tenait compte que de la valeur personnelle, qu’on ne méprisait les origines d’aucun homme que l’empire romain a grandi… Nos ancêtres acceptaient des étrangers pour rois et, même après l’expulsion des rois, Rome n’a point été fermée au mérite étranger. » Non seulement les Romains étaient un peuple mêlé à l’origine, mais ils ont reçu dans leur cité de nombreux étrangers.

On ne sait quand cette tradition fut théorisée, ni si elle était reçue de tous. N’y avait-il que des étrangers pour s’en étonner, comme le roi Philippe V de Macédoine au IIIe siècle ? On ne possède aucun indice sur l’époque à laquelle les Romains ont rationalisé leur comportement traditionnel, mais, si l’on ne trouve aucun écho qu’ils en aient débattu avant le IIe siècle, on peut supposer que la confrontation avec la Grèce joua un rôle non négligeable. Nous en avons trouvé une preuve chez Tite-Live et Cicéron, qui dénonçaient explicitement l’autochtonie athénienne. Et Denys d’Halicarnasse était aussi clair : Qu’est-ce qui fait la supériorité des Romains ? se demandait-il un siècle après Polybe. Ce n’est pas la protection de la Fortune, comme le croient leurs ennemis, mais leur capacité à faire des vaincus des citoyens ; au contraire, les Grecs, « jaloux de leur noble naissance (to eugenès), ne donnent leur citoyenneté qu’à un petit nombre ». Un texte qui n’est pas sans faire écho à une affirmation d’un orateur athénien du IVe siècle, Isocrate : « l’État dont on doit vanter le bonheur n’est pas celui qui attire du monde entier au hasard une foule de citoyens, mais celui qui conserve mieux que les autres la race des fondateurs originels de la cité ». La Grèce a sans aucun doute influencé les Romains en de nombreux domaines, mais elle a, dans ce cas-là, servi de contre-modèle. On peut bien revenir aujourd’hui, pour plaider en sa faveur, sur la « prétendue frilosité grecque » en matière de citoyenneté, en montrant qu’être citoyen en Grèce engageait une forte participation politique, tandis qu’à Rome la civitas impliquait surtout une protection juridique. Il n’en reste pas moins que les Anciens, eux, opposaient sans ambiguïté les idées athéniennes d’autochtonie et de citoyenneté réservée à l’ouverture romaine, qui, tout aussi bien, pouvait prendre des formes plus ou moins visibles21.

Tout avait commencé avec le rapt des Sabines, dû d’ailleurs, selon Tite-Live, au refus des cités voisines de s’allier avec Rome : c’est par cet acte violent que la cité put survivre à la première génération. Cicéron s’y était référé également et en tirait une règle de conduite théorique : « Romulus, le premier de nos rois, le créateur de notre ville, nous a enseigné par le traité avec les Sabins que nous devions accroître notre État en y accueillant même des ennemis. Forts de cette garantie et de ce précédent, nos ancêtres n’ont jamais cessé d’accorder et de distribuer le droit de cité. » Une idée que reprendra sans distinction l’empereur Claude lorsqu’il devra défendre auprès des sénateurs l’intégration au Sénat de notables gaulois. L’exemple des Sabines, qui vise à inscrire dans l’origine la tradition de pluriethnie, éclaire aussi un aspect déjà mis en valeur dans la fondation de Rome par Romulus : la cité est une societas, elle repose sur une alliance, sur un contrat entre des peuples ou des familles d’origines diverses. Quelle que soit son origine, quel que soit le conflit qui l’a opposé à Rome, l’étranger a sa place dans l’espace romain22.

Il faut insister sur ce paradigme pour comprendre la notion de cité à Rome et revenir sur ce qui l’oppose au concept grec d’homophylia, d’unité ethnique, ou du moins à ce qu’en connaissaient les Romains. Un texte de Polybe, dont on sait le rôle dans la classe dirigeante au IIe siècle, offre un indice non négligeable : « les cités se constituent lorsque des hommes de même race (tov oJmofuvlon) se rassemblent ». Que Polybe ait pu affirmer cela sans nuance prouve d’abord qu’on ne discutait pas encore de la pluriethnie romaine au milieu du IIe siècle. La définition de Polybe s’y oppose en tout cas radicalement : l’unité de la cité est pour lui dans la nature, tandis qu’elle est pour les Romains le résultat d’une association. Un texte de la tradition latine y insiste tout particulièrement. Il s’agit du passage bien connu où Florus, auteur du IIe siècle de notre ère, évoquant la guerre qui éclata en 90 entre Romains et Italiens, la définit comme une guerre civile. En effet, explique-t-il, le peuple romain « s’était mêlé aux Étrusques, Latins et Sabins, et de tous ces peuples il avait tiré un seul sang ». Florus n’exalte pas ici une pseudo-consanguinité naturelle entre les peuples italiens, comme la plupart des traducteurs l’ont compris, mais une sorte de « consanguinité artificielle » qui découle du mélange des races. Ce que veut dire Florus, c’est que, même s’ils n’avaient pas encore reçu la citoyenneté, les Italiens étaient en quelque sorte déjà des citoyens, tant, par le mélange des sangs, Rome les avait déjà unis, tant elle avait déjà fait de tous ces peuples un seul peuple. Et l’image du sang mêlé (miscere) traduit précisément l’idée d’association. Dans son Éloge de Rome, le sophiste Aelius Aristide, à son tour, résumera cette idée en une formule elliptique : « Nombreux sont, dans chaque cité, ceux qui sont des concitoyens pour vous [Romains], comme ils le sont pour les gens de leur propre race. » Aristide reconnaissait ainsi que la citoyenneté romaine créait entre les habitants d’une même cité une relation comparable à celle que fondait chez les Grecs l’identité ethnique ; autrement dit, que le lien juridique à Rome l’emportait sur le lien naturel23.

Le plus souvent, la réflexion romaine concernant les étrangers ne se fonde pas sur la nature, elle est politique ou sociale. L’idée de consanguinité entre des peuples n’y a jamais été très efficace, pas même sur le plan diplomatique. Dans les rapports avec les Italiens, elle est restée marginale jusqu’au début du Principat, qui la récupérera : l’histoire italienne est alors devenue une domestica historia, ce qui concorde avec le choix d’Auguste d’asseoir son pouvoir sur une base italique. De manière générale, à cette époque, on tenta de faire oublier que les Italiens n’étaient pas des Romains, et les Italiens aussi essayèrent de l’oublier24. Sous la République, en revanche, l’idée d’unité italienne était entendue essentiellement d’un point de vue géographique, politique puis, au Ier siècle, juridique, et Salluste désignait les rapports entre anciens et nouveaux citoyens sur le même modèle, celui de la concorde, que l’alliance originelle entre Troyens et Aborigènes. Le premier Romain qui ait invoqué l’argument de la consanguinité en faveur des Italiens fut, semble-t-il, Tiberius Gracchus pour justifier sa proposition de loi agraire : il se lamentait, écrit Appien, « de ce qu’un peuple si vaillant et lié aux Romains par le sang fût devenu si pauvre ». Vu la proximité entre les Gracques et le cercle hellénisé à Rome, on pourrait bien faire l’hypothèse d’une influence grecque sur cet argument gracquien, si étranger à la mentalité traditionnelle, et dater de cette époque l’apparition du débat entre une conception naturelle de l’unité et une conception contractuelle, plus traditionnelle. Mais il reste difficile de trancher25.

De cette idéologie contractuelle, un texte pourrait constituer un autre témoignage important. Il s’agit d’une définition de la coutume (mos), attribuée à Varron par le grammairien Servius. D’ordinaire, ce qu’on met en valeur dans ce genre d’énoncé, c’est la donnée temporelle. Selon Aristote, la coutume ne peut être créée que par le temps. A quoi fait écho la définition d’Ulpien : « les coutumes sont le consensus tacite du peuple, qu’une longue habitude fait durer ». La formulation de Varron diffère quelque peu. Selon lui, « la coutume (mos) est le consensus commun (communem consensum), sanctionné par le temps, de tous ceux qui habitent ensemble (simul habitantium) ». A la dimension temporelle, Varron ajoute donc celle de l’espace : c’est, en somme, le seul fait d’« habiter ensemble » qui crée la communauté des traditions. Le mot habitare est d’un emploi bien attesté en ce sens ; il n’a pas de valeur technique : il ne renvoie pas à un statut, ni à l’origine ni à la « résidence » (on trouverait incolare), mais au simple fait de séjourner quelque part. La définition de Varron s’inscrit ainsi dans une problématique communautaire, liée au cadre de la cité-État, indépendamment de tout particularisme (il utilise le mot omnium et non pas populus). On pense au contexte italien du Ier siècle, aux problèmes posés par l’intégration de nouveaux citoyens dans la civitas, et aussi aux innombrables conflits soulevés par la cohabitation, dans les cités italiennes, des Italiens indigènes et des colons (des vétérans de l’armée, de plus en plus) envoyés là par le gouvernement central. Appien en a décrit les aspects dramatiques, mais d’autres textes et des témoignages archéologiques montrent l’ampleur de ces difficultés26. La petite phrase de Varron pourrait se lire comme une incitation à dépasser ces difficultés par le contrat, par l’association. Avoir les mêmes traditions, c’est partager le même espace : le fait civique l’emporte non seulement sur la nature ethnique mais sur l’histoire.

Les Romains ont ainsi rendu positif ce qui pour d’autres peuples constituait une tare : l’idée de mélange ethnique. C’est sous ce même signe que l’on peut comprendre un autre trait : leur aptitude à emprunter, à adapter. Si les Grecs se vivent comme des inventeurs, les premiers du genre humain, les Romains reconnaissent qu’ils sont débiteurs ou héritiers. A la fin de la République, ils se mettent même à dresser la liste de tout ce qu’ils doivent aux autres.

LE SYNDROME DU PUITS

Emprunts et imitation. « Nos ancêtres n’ont pas manqué de sagesse et d’audace, écrivait Salluste. Jamais pourtant l’orgueil ne les empêcha d’adopter les usages des autres peuples quand ils les trouvaient bons. » Ce qui faisait écho à Cicéron : « Si la sagesse de nos ancêtres mérite des éloges, c’est précisément en ceci que beaucoup d’institutions empruntées par eux à l’étranger ont été rendues chez nous bien meilleures qu’elles n’avaient été à l’endroit d’où elles sont venues et où elles avaient pris naissance. » Et Varron, dans son de gente populi romani, repérait « tout ce que les Romains ont tiré de chaque peuple par imitation ».

Ce concept d’imitatio constitue un des éléments clés de l’identité romaine. Déjà Polybe l’avait relevé, lorsque, décrivant l’équipement des cavaliers romains, il en faisait remonter le modèle aux Grecs : « si un peuple a cette qualité, de changer ses usages pour imiter les bons exemples, c’est précisément le peuple romain ». A la même époque, Cn. Gellius racontait, aux dires de Solin, comment les Sabins avaient appris du Phrygien Megalè l’art de prendre les augures (ab eo docti) et du Grec Évandre l’alphabet ; et les fameuses listes des inventeurs et des inventions, dont on trouve l’exemple dans les Res rusticae et le de gente de Varron ou au livre VII de l’Histoire naturelle de Pline, le confirment : la civilisation a été importée. Voilà un trait dont on trouvera des échos jusqu’à la fin de l’Empire : « nous avons emprunté nos armes aux Samnites, nos insignes aux Étrusques, nos lois aux Pénates de Lycurgue et de Solon… », écrira Symmaque à son ami Naucellios27.

Emprunter ne signifie pas tout prendre. Et le débat qui s’ouvre au IIe siècle consiste plutôt à mesurer l’ampleur de la dette dans le temps et l’espace. Caton, sans doute en partie contre l’envahissement grec, étudiait le rôle de l’Italie dans la constitution des coutumes romaines et insistait notamment sur l’influence des Sabins, peuple indigène. Varron s’en souviendra, mais aussi Virgile et Tite-Live, lequel, cependant, ne manque pas de reconnaître l’apport des Étrusques. Chaque emprunt mérite une discussion – et la production de preuves. Au témoignage de Censorinus, Varron a démontré « avec force arguments », argute, que les noms des mois ont été empruntés aux Latins. La formation des mores romains associe ainsi de nombreux peuples alliés à l’histoire de Rome, donnant tout leur sens aux enquêtes des Romains sur les mœurs italiennes : dans leur recherche des inscriptions, des archives des temples, dans le relevé hâtif des vestiges et des mots épars, c’est leur propre passé qu’ils explorent, c’est leur filiation qu’ils établissent28.

L’exclusion de telle ou telle influence relève, il est vrai, plus de partis pris que d’une objectivité à toute épreuve, que ce soit à l’égard des Étrusques, des Sabins ou des Grecs. Mais les Romains se sentaient libres et ils ont compris que les civilisations font des choix. Une page du de officiis illustre cette idée : Cicéron explique qu’il va suivre les stoïciens non pas en s’en faisant l’interprète, mais « en puisant (hauriemus) à leurs sources, à mon gré et à loisir, autant et de la manière que je jugerai bon ». Imiter, mais avec un esprit sélectif, telle est la méthode de l’accrétion, tel est le fait de l’acculturation. Comme les humanistes de la Renaissance le feront à l’égard des Anciens, les Romains à l’égard des peuples qu’ils ont côtoyés ont en quelque sorte pratiqué une « imitation-création29 ». Créer revient, pour eux, à tirer des œuvres antérieures ce qu’il y a de meilleur. Ainsi font Cicéron, Pline ou encore Vitruve : « Je remercie infiniment tous les écrivains qui, par l’apport au cours des temps des ressources éminentes de leur génie, ont, chacun dans son domaine, constitué d’abondantes réserves où nous puisons comme l’eau à des sources, pour alimenter de nouveaux projets… Ayant donc pris conscience qu’ils m’avaient ouvert la voie, j’ai entrepris, à partir de leurs travaux, d’aller de l’avant. » Cette démarche, le syndrome du puits, définit la « secondarité » romaine dans tous les domaines. Le progrès n’est pas dans la découverte mais, littéralement, dans l’abstraction – qui signifie aussi perfection et perfectionnement. Les Romains « ont toujours montré plus de sagesse que les Grecs et perfectionné les emprunts qu’ils leur ont faits », affirmait Cicéron : lui-même était considéré, par ses contemporains et par l’époque suivante, comme celui qui, dans le domaine de l’éloquence, avait permis à Rome de dépasser la Grèce30.

 

L’origine de la langue latine. Comme la liste des emprunts, le débat qui s’ouvre au IIe siècle sur l’origine de la langue latine met en jeu la question de l’identité. La passion grammaticale, qui va donner à la discipline un statut nouveau dans la société romaine, ne reflète pas en effet la seule influence de l’érudition hellénistique, bien que le séjour forcé du grammairien de Pergame Cratès de Mallos en 169-168, à la suite d’une fracture de la jambe, y ait joué un rôle déterminant.

Dans ce domaine, le même clivage apparaît entre ceux qui insistent sur l’origine grecque du latin et ceux qui, comme Caton, veulent privilégier l’apport italique. Et les Grecs, là encore, se sont mis de la partie. Au Ier siècle, des traités portant « sur le dialecte des Romains » tendent à établir une origine éolienne de la langue latine – un écho à la thèse selon laquelle les Romains étaient en fait des Grecs d’Arcadie et l’Arcadien Évandre l’importateur de l’alphabet grec à Rome31. Voilà ce que défendent notamment Philoxène, peut-être contemporain de Varron, Tyrannion, le grammairien qui fut à l’origine de la redécouverte des manuscrits d’Aristote, et, à la fin du siècle, Denys d’Halicarnasse, dont les Antiquités romaines ont pour but de montrer, afin de justifier leur hégémonie, que les Romains « étaient des Grecs et que les nations dont ils venaient n’étaient ni les moindres ni les plus méprisables ». Contre cette thèse résolument grecque, des traités latins de lingua latina ou de sermone latino mettent en valeur d’autres origines. Certains ont la faiblesse de croire à une pureté originelle de la langue latine – tel était sans doute le cas d’Aelius Stilon qu’une remarque de son disciple Varron semble disqualifier : « l’origine de notre propre langue ne se tire pas toujours de notre fonds indigène ». La plupart s’entendent sur son caractère composite. Dans son grand projet de construire, par la méthode étymologique, une histoire culturelle de sa langue, Varron proposait quant à lui une synthèse des différentes traditions : selon ses conclusions, une partie du latin était vernaculaire – il faisait donc une place non négligeable aux dialectes italiens –, une autre venait du grec, et plus précisément de l’arcadien et de l’éolien, langue existant avant même l’arrivée des Doriens. Ainsi, Varron « se référait à une antique unité italico-grecque du temps de la colonisation éolienne, portant de cette façon la culture romaine à une dignité égale à celle de la Grande-Grèce ». Il n’était plus possible de faire l’erreur de tenir pour indigènes des mots venant du grec, comme l’avait fait Stilon, mais on ne pouvait non plus tout ramener au grec. Le raisonnement portait aussi sur la syntaxe : Varron montrait, par exemple, qu’une tournure pouvait être correcte tout en étant grecque ; l’idée de latinitas postulait à la fois une parenté linguistique entre le grec et le latin et une certaine autonomie de la langue latine. Enfin, il reconnaissait l’influence plus récente d’autres langues, l’étrusque, le gaulois et l’osque. Une langue donc mélangée dès l’origine et stratifiée. Par la diversité de ses analyses, par sa distinction entre l’origine et les emprunts successifs aux autres langues, Varron enrichissait la question traditionnelle, posée seulement en termes d’origine : comme la civilisation romaine, la langue s’était, à partir d’un double fonds indigène et grec, constituée par accrétion. Le vrai « patriotisme culturel », au sens que développera Julien Benda, ne consiste-t-il pas précisément à reconnaître un héritage multiple ?

Un siècle plus tard, Quintilien reprendra à son compte les thèses de Varron. « Les mots sont de notre fonds (verba nostra) ou étrangers (peregrina) », écrit-il d’abord, pour reconnaître ensuite plus longuement l’extraordinaire mélange que représente la langue latine : « Venons aux mots : ils sont latins ou étrangers. Oui, des mots étrangers nous sont venus, je dirais volontiers, de toutes les nations, comme il nous en est venu beaucoup d’hommes et aussi beaucoup d’institutions. » Puis il énumère également les mots gaulois, carthaginois, espagnols et il ajoute : « mais j’ai particulièrement en vue le grec ; c’est de là que la langue romaine est tirée pour la plus grande partie… » Quintilien résume parfaitement les idées que les Romains se faisaient d’eux-mêmes : un peuple pluriel, héritier d’une multitude de traditions et surtout, par là même, grandi par elles32.

Les Romains ont en effet vécu leur histoire comme celle d’une accrétion, sans cesse renouvelée, d’hommes et de peuples nouveaux. Rapaces, impérialistes, capitalistes même, quel que soit le nom qu’on a pu leur donner, ils n’ont qu’un but avoué : augmenter l’acquis des ancêtres. Tite-Live, comme Denys, avait écrit qu’en ouvrant l’asylum sur le Capitole, Romulus « se proposait d’augmenter la puissance de Rome tout en affaiblissant celle des cités voisines ». « Romulus a accru (auxit) la cité », écrit aussi Velleius, et il évoque l’accroissement du nom romain par l’association des Italiens à l’empire : auctum nomen romanum communione iuris. Dans tous les domaines, les mêmes mots reviennent : augere, amplificare, crescere. Vision conquérante, certes, mais que sous-tend une conception originale : la force d’une cité consiste en sa capacité d’emprunter à l’étranger et d’intégrer. Dans son discours en faveur de l’entrée au Sénat des notables gaulois, l’empereur Claude rappellera que, par l’intégration des Italiens, « la paix fut solide à l’intérieur ; et nous eûmes face à l’étranger une situation florissante quand les Transpadans furent accueillis dans notre cité, quand par l’admission des provinciaux les plus vigoureux, il fut remédié à l’affaiblissement de l’empire ». Ce n’est pas seulement en raison du nombre plus grand de ses habitants que l’empire devient plus puissant, c’est parce que ces étrangers transportent à Rome leurs bienfaits, leurs vertus, leur fortune : « Regrette-t-on que d’Espagne les Balbi, de Gaule Narbonnaise des hommes non moins distingués aient passé chez nous (transivisse) ? » ajoute Claude. Le verbe transire est évocateur : il exprime clairement l’idée d’un transfert de forces vers Rome, d’un apport concret venu de l’extérieur. On comprend que les Romains « pensent historiquement » : le populus romanus n’est pas une entité fixe ; il s’est construit dans le temps33.

Les Athéniens ont cherché jusque dans la conception de leur cité et de leur citoyenneté à se maintenir au plus près des valeurs originelles : « Athènes ne s’est pas comme toutes les autres cités élevée de l’état le plus humble au faîte de la puissance. Elle est peut-être la seule qui puisse rapporter à son origine, et pas seulement à son développement, l’éclat de sa gloire. » Ainsi Trogue Pompée oppose-t-il implicitement Athènes et Rome : là tout est donné dès l’origine, les hommes comme les valeurs, et la fondation a valeur de paradigme ; à Rome, la grandeur est acquise selon un processus continu, à partir d’un acte fondateur imparfait. Il n’y a qu’un Grec, Denys d’Halicarnasse (dont le projet est de présenter Rome comme une cité grecque supérieure aux autres), pour faire de Romulus un fondateur à part entière, l’auteur d’une constitution écrite : mais même chez lui ne disparaît pas l’idée que c’est le peuple tout entier (koinon) qui a fait l’histoire de Rome34.

On peut dire de toutes les civilisations qu’elles doivent quelque chose à celles qui les ont précédées. L’idée même de culture est contenue presque tout entière dans cette capacité d’interaction, cette aptitude à accueillir des valeurs, à les modifier et à renverser les influences. Mais une chose est de reconnaître la vérité de cette assertion d’un point de vue historique, une autre de construire son identité sur la dette elle-même, c’est-à-dire sur autrui. Il n’est sans doute plus très original aujourd’hui de rappeler la facilité avec laquelle les Romains ont donné leur citoyenneté ni de relever tout ce qu’ils ont emprunté réellement aux cités et aux royaumes avec lesquels ils sont entrés en contact. « De naissance, Rome fut quelque chose d’artificiel, sans rien d’originel », écrit Hegel. On peut expliquer que cela fut rendu possible parce qu’elle était en position de supériorité : et Paul Veyne a raison d’évoquer le « théorème de Tocqueville », selon lequel « un groupe humain n’adopte les valeurs d’une civilisation étrangère qu’à la condition de ne pas se retrouver après sa conversion au dernier rang de cette civilisation ». Mais le plus important, à nos yeux, c’est moins la réalité de ce pluralisme que la façon dont les Romains l’ont revendiqué. Devant le poids de plus en plus important des étrangers sur leur cité, ils auraient aussi bien pu se replier sur eux-mêmes. Ils ont choisi de s’ouvrir. A la fois pour rationaliser, théoriser un état de fait, et pour se différencier, ils se sont eux-mêmes définis comme un peuple de descendants, reconnaissant aux étrangers une place dans leur histoire, dans leur espace civique même, où le nom des collines rappelait l’adjonction de peuples successifs – Latins, Sabins, Albains –, et inscrivant par là leur cité dans une histoire en progrès. A chaque époque ils se sont demandé si tel peuple ou tel autre le méritait : les Italiens – et ceux-ci ont forgé des généalogies pour le prouver ; puis les Éduens35 ; et ensuite les provinciaux. Il est besoin de l’avis de tous, de lois ou de sénatus-consultes pour faire admettre la fraternité – c’est-à-dire la consanguinité théorique ou plutôt fictive – avec un peuple. Il est besoin aussi des antiquaires et des historiens : et ce sont les listes des emprunts aux Sabins, aux Albains, aux Étrusques, aux Samnites, aux Carthaginois même…, toutes listes qu’on trouve chez Caton, Varron, Salluste, Tite-Live, Florus et bien d’autres après eux. Dans ces listes, il y a toujours évidemment Rome au centre, car il s’agit de retrouver dans les autres ses propres traces : voilà sans doute ce que voulait dire Augustin, lorsqu’il reprochait à Varron de n’avoir dans ses Antiquités parlé que de Rome.

C’est dans la crise que les Romains ont théorisé cette identité plurielle qui paraîtra à d’aucuns une non-identité – ce qu’elle parut à certains Grecs –, mais qui témoigne de l’extraordinaire ouverture de cette cité. La liberté de choix et la pluralité fondent aussi l’éclectisme romain, sa capacité d’innover dans le domaine de l’art, de la philosophie et de la religion. Rappelons par exemple que les livres sibyllins, recueils de prières et d’oracles consultés en temps de crise par les pontifes et conservés dans le temple de Jupiter Capitolin jusqu’au Principat, étaient écrits en grec : selon la légende, ils avaient été présentés au roi Tarquin par une vieille femme étrangère. On voit comment au passé le plus ancien s’était mêlée la sagesse étrangère36.

Il ne faut bien sûr pas être dupes. Nous sommes devant les sources antiques comme devant des énigmes. Quelle est la vérité du passé ? Herméneutes infatigables, il nous faut traquer les sens et surtout discerner les débats que supposent les théories. De ce que nous pouvons nommer la « théorie de l’accrétion », peut-on savoir si elle suscitait des controverses dans la société romaine ? Des discours aux actes, y a-t-il continuité à cette époque ? C’est ce que nous voudrions en quelque sorte vérifier.

IMPÉRIALISME, UNIVERSALISME : QUELQUES MISES AU POINT

Il nous faut d’abord revenir sur une ambiguïté. Le discours sur l’accrétion présente un ton impérialiste, nous l’avons vu, et les textes, le thème même de l’expansion nous incitent à le croire : « Après la victoire, écrit Cicéron, il faut laisser vivre ceux qui dans la guerre n’ont été ni sauvages ni barbares. C’est ainsi que nos ancêtres ont même admis dans le droit de cité les Tusculans, les Èques, les Volsques, les Sabins, les Herniques, mais qu’ils rasèrent complètement Carthage et Numance… » L’intégration des étrangers dans la citoyenneté fait en effet souvent suite à la conquête. Cicéron veut donc dire qu’il existe une alternative à l’esclavage ou à la mort, c’est la citoyenneté. Il devrait aussi rappeler que ce don si généreux fut parfois un châtiment, une manière de mieux soumettre les vaincus, de les priver de leur liberté. Qu’il la présente seulement comme un bienfait, un acte de clémence, qu’il distingue le cas des Tusculans et celui des Carthaginois, tout cela désigne la propagande romaine – qui passa si bien qu’on la retrouve dans les éloges grecs de Rome : depuis le IIe siècle, en effet, les Romains s’étaient efforcés de justifier, devant l’opinion internationale, le sac de la capitale punique. L’insistance à souligner leur ouverture n’est-elle donc qu’une manière d’occulter, par le discours, le fait de la conquête ? Un tel épilogue nous paraîtrait résulter d’une confusion entre la clémence, qui est un message impérialiste, l’ouverture de la cité, qui peut en être un, et l’identité plurielle, qu’on ne peut suspecter. C’est plutôt le thème de la race pure et supérieure qui sous-tend ordinairement l’idée impériale, l’histoire nous en offre bien des exemples. S’il est un mot qui convient, c’est en revanche celui d’universalité, nous allons y revenir. Voyons d’abord s’il y a adéquation du discours aux faits37.

 

Discours et réalités. Un fait demeure établi : l’indifférence des Romains à la question ethnique. On ne reviendra pas ici sur ce qui est parfaitement connu et qui étonnait tant les Anciens – le « laxisme » des Romains en matière de citoyenneté, dont même les affranchis pouvaient bénéficier, ce qui n’était pas le cas en Grèce. Rappelons seulement que l’ouverture se vérifie dès l’origine. Aucune trace d’une quelconque exclusion ethnique n’apparaît dans la Rome archaïque alors que d’autres sociétés la pratiquent clairement. Les trois tribus Ramnes, Tities, Luceres « n’ont pas dépassé le stade de l’expression éponymique » ; et l’on peut en dire autant des cadres religieux et même politiques de la cité : l’étude des fastes consulaires révèle qu’aux époques les plus anciennes de nombreuses familles romaines avaient une origine italique et que la société était déjà fort mélangée. Rome ne s’est jamais souciée de favoriser une quelconque parenté ethnique dans sa politique d’assimilation – la citoyenneté partielle, sans suffrage, par exemple, est accordée indistinctement aux Herniques (en 306), aux Ombriens (en 299) ou aux Èques (en 304-303) –, ni dans sa politique d’alliance. Le traité du Ve siècle, le Foedus Cassianum, associait aussi bien des Latins que des Herniques ; or l’alliance signifiait au moins la reconnaissance du droit aux mariages mixtes (conubium) et la liberté des relations commerciales (commercium). On a souvent invoqué à l’appui d’une thèse de la xénophobie romaine l’épisode de l’ensevelissement des couples de Gaulois et de Grecs en diverses époques (en 215, en 135), mais, d’une part, ce « sacrifice humain » est ressenti comme d’origine étrangère, d’autre part, on peut y voir un rituel guerrier (non une réaction raciale) à une époque où Gaulois et Grecs étaient jugés militairement hostiles à Rome38.

Il faut également distinguer de la question ethnique, sans valeur à Rome selon nous, l’exclusivisme politique de la classe dirigeante romaine au cours du IIe siècle. En ce qui concerne d’abord l’accès aux magistratures, il est établi qu’un nombre relativement restreint de familles détint la plupart des postes au consulat ; mais, outre qu’il est possible de relever dans ces rangs la présence de quelques hommes nouveaux (tel Caton l’Ancien), il faut noter que ces derniers occupèrent amplement les grades inférieurs de la hiérarchie. Pour ce qui est de l’accès à la citoyenneté, le durcissement de la politique romaine au cours de cette période est indéniable : après Formies, Fundi et Arpinum en 188, on n’a plus d’exemple de cités accédant à la citoyenneté complète (civitas optimo iure) ; et surtout, pour la première fois, on commence à expulser des Latins de Rome, donc à remettre en cause leur droit d’immigration (ius migrandi), c’est-à-dire la possibilité qui leur était reconnue légalement de devenir citoyen romain par le seul fait de s’y installer. Est-ce que la défection de nombreuses cités italiennes en faveur d’Hannibal au cours de la deuxième guerre punique, puis la répression romaine qui s’en était suivie avaient modifié les rapports entre Italiens et Romains au point de justifier ce durcissement ?

Il n’est pas inutile de préciser toutefois que certaines expulsions de Latins eurent lieu non par décision romaine unilatérale, mais sur la pression des cités latines, inquiètes de voir leurs effectifs diminuer. Et surtout, que de nouveaux modes d’acquisition de la citoyenneté romaine furent mis en place : pour les Latins, par l’exercice d’une magistrature dans leur cité ; et, pour tous les alliés indistinctement, s’ils sortaient vainqueurs d’une accusation contre un magistrat romain dans un procès de concussion (de repetundis). Il est vrai aussi que ces mesures ne profitaient plus qu’à l’élite italienne et qu’elles furent votées entre 124-122, dans un contexte romain agité, qui va faire des Italiens un des enjeux de la politique populaire. C’est en effet de cette époque que datent les projets « révolutionnaires » de Fulvius Flaccus, puis de Caius Gracchus, d’accorder la citoyenneté à tous les Italiens selon le premier, ou aux seuls Latins selon le second. Propositions qui échouèrent39.

Comment expliquer la résistance d’une bonne partie de la classe dirigeante à ces projets entre 125 et 91 ? Il y a principalement une raison politique : ce sont les populares qui, pour faire passer leurs lois agraires, détestées par les Italiens, ont tenté de les gagner à leur cause par cette promesse. En effet, si l’« unification spontanée » était en cours, il n’est pas de témoignage d’une revendication italienne de ce genre avant la révolte de Frégelles en 125 (à condition qu’elle soit liée à l’échec de Flaccus), ni même longtemps après : la question de l’unité n’était donc pas vraiment à l’ordre du jour. Il n’en reste pas moins qu’à Rome même, ces propositions « populaires » et la répression violente de la révolte par le préteur L. Opimius ont marqué le début de tensions politiques et de débats jusqu’en 91 : « Voyez, alliés, quel cas ils font de vous, alors qu’ils pourraient vous épargner ! » dénonçait le satiriste Lucilius. De leur côté, selon Appien, « les sénateurs s’emportaient à l’idée que de sujets (ὑπήκοι) les Italiens devinssent des citoyens égaux en droit à eux-mêmes (σϕῶν ἰσοπολίτας) ». Quant au consul Fannius, hostile au projet gracquien, il usait auprès du peuple d’un argument poujadiste : « Si vous donnez la citoyenneté aux Latins, dit-il, vous ne pourrez plus jouir autant des assemblées politiques (contiones), des jeux (ludi) et des jours de fête (dies festi) ; il vous faudra les partager. » Ces arguments portèrent sans nul doute. On remarquera cependant que, dans aucun texte, il n’est question d’hostilité xénophobe, ni non plus de pression venant des alliés eux-mêmes avant 9140.

Après la guerre sociale, l’intégration institutionnelle se fit sans grands heurts. Appien a décrit le conflit qui opposa marianistes et syllaniens pour déterminer dans quelles tribus les nouveaux citoyens seraient intégrés : on peut aisément le croire, mais dès 83 les deux partis durent s’entendre sur ce point. On n’a ensuite aucun témoignage d’une hostilité des Romains à l’égard des nouveaux citoyens, sauf à interpréter dans ce sens la lenteur des opérations du recensement des nouveaux citoyens ; mais rien n’est moins clair41. L’unité italienne fut si peu remise en cause qu’elle donna même lieu à la construction d’un discours nouveau sur la consanguinité entre tous les peuples de la péninsule : une idée sans doute favorisée par l’utilisation augustéenne du mythe troyen.

Dans cette histoire il est vrai, le cas des Transpadans mérite un traitement à part. En 89, alors que les autres italiens recevaient la citoyenneté romaine, la Cisalpine n’obtenait, par la lex Pompeia, que le droit latin, les populations préalpines les moins romanisées gardant le statut de pérégrins ; seules les anciennes colonies latines, situées pour l’essentiel en Cispadane, au sud du Pô, obtinrent la citoyenneté romaine ; enfin, l’ensemble du territoire, resté jusque-là, comme l’ensemble de l’Italie, sous l’autorité des consuls, devint une province. Dès 68, puis encore en 65, César proposa d’accorder la citoyenneté aux Transpadans, afin d’unifier le statut de Cisalpine42. Or c’est à cette même date que fut votée la lex Papia, qui prévoyait l’expulsion de Rome des étrangers (peregrini) non domiciliés en Italie et l’institution d’un tribunal, une quaestio de civitate, pour juger ceux qui s’étaient fait frauduleusement inscrire sur les registres du cens comme citoyens. Ce n’était pas la première fois que de telles mesures étaient prises : en 126 déjà, la lex Iunia avait expulsé de la cité les peregrini, c’est-à-dire les Latins et les Italiens ; et en 95, la lex Licinia Mucia, proposée par les consuls L. Licinius Crassus et Q. Mucius Scaevola, avait renvoyé dans leur cité bon nombre d’Italiens, irrégulièrement inscrits sur les registres du cens, mesure qui, selon certaines sources, avait suscité l’indignation des alliés et des Latins. La lex Papia, quant à elle, visait non plus les Italiens, qui étaient devenus citoyens, mais les Transpadans, dont l’agitation était soutenue par Crassus et par César, et tous les étrangers en général. En vertu de cette loi furent intentés plusieurs procès, dont trois nous sont connus : contre le poète Archias, accusé en 62 d’avoir usurpé la citoyenneté au lendemain de la guerre sociale, contre L. Cornelius Balbus, ancien citoyen de Gadès, accusé en 56 de l’avoir reçue illégalement de Pompée, et contre un certain M. Crassus ou Cassius, traduit en justice pour le même motif, cette fois sous l’accusation de sa propre cité – qui voulait le récupérer. Ces exemples font comprendre que les procès de citoyenneté ne répondaient pas tous à des motivations identiques. Et que, par ailleurs, même si les lois, votées par les comices, ainsi que la tenue de procès traduisent à l’évidence une hostilité à l’égard des étrangers, de telles mesures ne recueillaient pas l’assentiment de tous les Romains. On en a deux preuves : d’abord la sentence des juges, qui, dans les trois affaires, rejetèrent l’accusation et confirmèrent la citoyenneté romaine des accusés ; ensuite quelques lignes de Cicéron, dirigées explicitement contre ces lois : « Ils font mal ceux qui interdisent aux étrangers (peregrini) le séjour des villes et les bannissent, tels Pennus chez nos aïeux et Papius récemment. En réalité, il est juste d’interdire à un non-citoyen de tenir une place de citoyen, et c’est la loi que portèrent les très sages consuls Crassus et Scaevola ; mais interdire aux étrangers le séjour d’une ville, c’est vraiment inhumain43. » Ce texte, qui apprend à distinguer usurpation de citoyenneté et immigration, atteste clairement l’existence de débats politiques, à certaines périodes, sur le statut des étrangers à Rome. On rappellera toutefois qu’en 89, après que la lex Iulia eut accordé la citoyenneté aux Italiens, la lex Plautia Papiria l’avait offerte à tous les non- Italiens inscrits comme résidents dans une cité alliée et ayant un domicile à cette époque en Italie. La vision unitaire l’emportait alors sur des distinctions de statut. La lex Papia manifestait peut-être une sorte de repentir de la part des plus conservateurs.

 

Controverses idéologiques. S’il apparaît donc que la place réelle, concrète des étrangers dans la cité suscitait des polémiques depuis le IIe siècle, on peut se demander, pour achever cette mise au point, quelles réactions provoquait le discours sur la pluralité. Parmi les rares indices, trois textes nous éclairent quelque peu. Le premier est extrait du de republica. Scipion a réfuté pour des raisons chronologiques l’influence de Pythagore sur le roi Numa ; convaincu par cette démonstration, Manilius s’étonne qu’« une si grave erreur » ait duré si longtemps ; mais il se console : ainsi « notre culture est venue non de disciplines importées d’outre mer (non… transmarinis nec importatis artibus) mais de vertus propres à notre race (sed genuinis domesticibus virtutibus) ». On voit par là que la question des « emprunts » (notamment à la Grèce) n’allait pas de soi, mais qu’elle était assez disputée pour que Cicéron y glisse une allusion très brève dans le dialogue entre Scipion et Manilius. Il ne s’agit pas ici de revenir au problème de la réception de l’hellénisme à Rome : ce que révèle le passage de Cicéron, c’est l’autre discours sur l’identité romaine.

Le deuxième témoignage se trouve dans un pamphlet contre l’empereur Claude, paru après sa mort, l’Apocoloquintose. L’auteur fait parler une des Parques : « j’aurais voulu allonger un tout petit peu sa vie, le temps qu’il octroie le droit de cité au tout petit nombre de ceux qui ne l’ont pas encore : car il s’était promis de voir en toge tous les Grecs, Gaulois, Espagnols, Bretons. Mais comme il est bon de laisser quelques pérégrins pour la graine… » L’allusion au discours de 47 sur l’intégration des notables gaulois au Sénat est claire : il avait dû en son temps soulever des oppositions, puisqu’un pamphlet en rappelait la teneur après la mort de l’empereur. Mais ces oppositions étaient d’une nature bien précise : elles portaient moins sur l’attribution de la citoyenneté, dont l’Empire maintenait la tradition – dans un sens beaucoup plus restreint, il est vrai, puisqu’elle concernait surtout les élites provinciales, tandis que les modalités et le nombre des affranchissements étaient revus à la baisse – que sur l’intégration des nouveaux citoyens dans les ordres supérieurs de l’État44. Tacite a conservé l’écho des débats et son récit constitue notre troisième témoignage : « Certains soutenaient que l’Italie n’était pas malade au point de ne pouvoir fournir un Sénat à sa capitale. Les seuls indigènes (indigenas) y avaient suffi jadis aux peuples consanguins, et certes on n’avait pas à se plaindre de l’ancienne république. N’était-ce pas assez que des Vénètes et les Insubres eussent fait irruption dans la curie, sans y introduire, avec des bandes d’étrangers (coetus alienigenarum), comme un rassemblement de captifs ? » On ne sera pas surpris de voir évoquer l’argument de consanguinité, si rare à l’époque républicaine, et si opposé au thème de la pluralité : ce qui prouve que l’unité italienne, mais sans doute aussi l’unification de l’Italie sous un princeps auxquels tous se rattachaient par une commune ascendance, en avait fait progresser le modèle. Inversement, la réponse de Claude non seulement en démontre la nullité – les Italiens aussi ont été jadis des étrangers –, mais elle rappelle les bienfaits de l’intégration et de la pluralité : « Je n’ignore pas que les Julii sont venus d’Albe, les Coruncanii de Camerium, les Porcii de Tusculum, et, sans fouiller les temps anciens, que d’Étrurie, de Lucanie et de l’Italie tout entière nous avons fait venir des sénateurs, qu’enfin les bornes de cette contrée elle-même furent portées jusqu’aux Alpes, pour que non seulement des individus à titre personnel, mais des pays, des nations se fondissent dans notre peuple. Alors la paix fut solide à l’intérieur… Quelle autre cause perdit les Athéniens et les Lacédémoniens sinon qu’ils écartaient les vaincus comme des gens d’une autre race ? Au contraire le fondateur de notre État, Romulus, fit preuve d’une telle sagesse que le même jour il eut bien des peuples pour ennemis et pour concitoyens. Des étrangers ont régné sur nous, des fils d’affranchis ont accès aux magistratures, non pas, comme bien des gens le croient à tort, par une innovation récente, mais selon une politique fréquente de l’ancienne république… Toutes les institutions que l’on croit maintenant très anciennes furent nouvelles : les plébéiens admis aux magistratures après les patriciens, les Latins après les plébéiens, les autres nations de l’Italie après les Latins. Celle-ci vieillira également45. » Ce texte, qui a fait couler beaucoup d’encre, révèle la vigueur du discours romain sur l’ouverture. Inscrivant l’intégration des plébéiens et celle des étrangers sous le même signe de la promotion civique et sous ce signe seul, l’empereur non seulement en rappelle l’efficience politique – c’est de là, dit-il, que Rome a tiré sa puissance – mais l’inscrit dans la tradition romaine la plus ancienne, répondant aux adversaires absolus de toute nouveauté46. Argument hautement subtil – ou spécieux –, qui nous livre une définition très particulière du rapport à la tradition : ce qui est traditionnel, c’est moins d’avoir intégré que d’avoir su innover ; car ce qui est ancien aujourd’hui a été nouveau. L’esprit traditionnel, on le voit, n’est pas nécessairement conformiste.

La pensée plurielle est une pensée dynamique, tournée vers l’avenir et qui, tout en suscitant des débats et des controverses, l’a toujours emporté à Rome, même si le contenu de la citoyenneté a évolué. Les Romains en étaient fiers, qui affichaient à Rome les concessions de citoyenneté, les faisant graver sur le bronze. Du reste, l’histoire a confirmé les discours : l’édit de Caracalla, en 212 de notre ère, concéda la citoyenneté à tous les habitants de l’empire. Le nom romain montrait là encore sa capacité d’extension47.

Le monde est Rome ou l’universalisme concret

Il n’est pas nécessaire d’admettre l’existence… d’une Unité séparée de la multiplicité pour rendre possible la démonstration… Ce qui est nécessaire c’est qu’un même attribut puisse être affirmé de plusieurs sujets : sans cela il n’y aurait pas en effet d’universel… Il faut qu’il y ait quelque chose d’un et d’identique qui soit affirmé de la multiplicité des individus, d’une manière non équivoque.

Aristote, Analytiques postérieurs I, 11, 77a 5-9.

Formée des apports successifs de tous les peuples, Rome porte en quelque sorte le monde en elle – seule façon de trouver la paix et la puissance. Mais comme pour un édifice, comme pour un livre, rassembler ne suffit pas : il faut un mortier pour sceller les pierres, une structure logique qui révèle la cohérence de la matière. Dans cette identité, qu’est-ce qui crée le lien, qu’est-ce qui fait l’unité ? Décrivant l’Italie à l’époque augustéenne, Strabon constatait : « Et maintenant tout le monde est romain ; cependant quelques-uns sont appelés Ombriens, Étrusques, Ligures, Insubres… » D’une cité multiple et mélangée, avait écrit Varron, Romulus a fait une seule cité au triple fondement – triplex civitas. Comment Rome peut-elle être à la fois le multiple et l’un ?

LE LIEN DE DROIT

Du fait même de son origine plurielle, l’unité de la cité romaine ne pouvait être, nous l’avons vu, qu’artificielle. Salluste l’exprimait d’une façon tout à fait claire, lorsqu’il évoquait le rassemblement des Aborigènes et des Troyens : « Quand ils se trouvèrent réunis dans une même enceinte, ces gens de races diverses, de langage différent et vivant chacun à leur mode fusionnèrent avec une incroyable facilité : peu de temps avait suffi pour que d’une multitude sans lien commun, nomade même, l’union fît une cité. » L’unité, c’est, désigné par le simple rempart, un espace commun qui la constitue. Une image qui n’est pas sans rappeler la définition de la coutume (mos) par Varron et qui pourrait servir de paradigme à l’ordre communautaire romain. Le récit des origines par Tite-Live ajoute un élément fondamental : après s’être acquitté des fonctions religieuses, des rituels de fondation, Romulus réunit en assemblée « cette foule qui ne pouvait se fondre dans le corps d’un seul peuple (in populi unius corpus) que par des lois ». Ici, le droit fait en quelque sorte fonction de l’enceinte sallustienne, il constitue le lien extérieur par lequel une multitude parvient à former une cité. Tous ces textes pointent, chacun à sa façon, le lieu de l’unité et s’accordent sur un aspect fondamental : ce qui est romain, ce n’est pas un donné, c’est très exactement ce que construit le lien juridique et civique ; ce n’est pas un préalable, c’est une conquête, ou, pourrait-on dire, une seconde nature. Une définition dont les implications sont immenses, comme le laisse entendre Cicéron, qui, par deux fois, en fait la théorie.

Alors qu’il s’attache, dans le de officiis, à distinguer les différents niveaux de la société humaine (gradus societatis humanum), l’orateur évoque d’abord le lien naturel qui unit tous les êtres humains, puis il précise : « Il existe, plus particulière, la société de la même race (gentis), de la même nation (nationis), de la même langue (linguae), qui réunit très fortement les hommes ; mais le lien est plus intime (interius) encore quand on appartient à la même cité (civitatis). » Alors que les notions de gens, natio expriment une appartenance ethnique ou géographique, la civitas, la cité- État, définit une sociabilité hors de toute détermination : l’espace public est équivalent pour tous. Cicéron ajoutera que, quel que soit l’amour que l’on a pour ses parents ou pour ses amis, « le lien le plus cher (carior) est celui qui existe pour chacun avec la République ». Plus loin encore, le mot respublica est remplacé par patria : c’est la seule pour qui l’on peut accepter de sacrifier sa vie. La patrie ne se définit donc pour lui ni par la région où un homme est né (natio), ni par le peuple dont il est issu (gens), ni même par la langue qu’il parle ; c’est un État auquel on est politiquement et juridiquement lié. Cette notion juridique de patrie n’est pas si facile à recevoir. Étymologiquement, la patrie n’est-elle pas ce qui donne naissance ? En la fondant non sur la nature mais sur le droit, Cicéron révèle une transformation remarquable. On peut s’étonner qu’il ne s’y arrête pas davantage, mais sans doute est-ce parce que, dix ans plus tôt, dans un bref passage du de legibus, il l’avait expliquée avec toute la clarté nécessaire.

« Un Romain d’origine italienne a deux patries, une patrie de nature, une patrie de citoyenneté », écrivait-il alors, après avoir évoqué l’émotion que suscitait en lui, citoyen romain, l’évocation d’Arpinum, sa ville natale, et des lieux de sa jeunesse. Formule très dense, mais qui résumait l’originalité de la situation italienne au Ier siècle. A la suite de l’extension de la citoyenneté à tous les habitants de la péninsule, en effet, Rome était devenue, dans la péninsule, le seul État souverain, celui qui donnait le titre de citoyen, tandis que les anciennes communautés, réduites au rang de municipes, c’est-à-dire de simples « communes », indiquaient seulement l’origine. Le nouveau citoyen romain n’avait donc plus, comme aux époques antérieures, un lieu d’attache, mais deux, Rome et sa ville d’origine. Cicéron donnait cependant encore autre chose à entendre. Il insistait sur le fait que ces liens étaient l’un et l’autre de nature différente et non concurrentielle, que la cité romaine ne se substituait pas à la cité natale, mais se situait au-dessus, dans l’univers du droit. Rome n’était donc plus seulement une ville concrète sur la carte du monde, c’était aussi le nouvel espace civique formé de la réunion de citoyens d’origines différentes, une « patrie commune » (Roma communis nostra patria est, lit-on encore dans le Digeste) dont les membres étaient unis par le seul lien juridique – l’urbs et l’orbis, « la ville et le monde », dira-t-on sous l’Empire. Comme un genus, la civitas romana subsumait en quelque sorte les différentes patries, comme un genus, elle créait un ordre nouveau et abstrait.

Ce faisant, Cicéron répondait sans aucun doute aux inquiétudes des Italiens, à leur crainte de perdre leur identité. Il leur expliquait qu’au contraire, tout en devenant Romains, ils conservaient chacun leur culture particulière, que le droit n’annulait pas l’histoire, s’il la recouvrait. Cela justifiait l’insistance avec laquelle, dans un traité qui affichait pourtant des ambitions philosophiques, il rappelait ses propres attaches familiales et même ancestrales avec Arpinum, entrée dans la citoyenneté romaine depuis plus d’un siècle, bien avant la guerre sociale : il voulait dire par là que, du point de vue de la citoyenneté, du droit, le temps ne jouait pour ainsi dire aucun rôle48.

La formulation cicéronienne n’était pas purement spéculative ni idéologique. Elle théorisait pour une bonne part la pratique romaine la plus ancienne : le plus souvent, en effet, Rome absorbait le monde en lui laissant sa diversité, sans chercher à imposer un système unique. Sous des statuts génériques (municipes, provinces…), en dépit de chartes précisément rédigées, elle laissait perdurer les pratiques locales, parfois sous le nom romain, parfois à côté de lui. Dans le domaine de la religion, par exemple, l’extension romaine, pas plus en Italie qu’ailleurs, n’empêcha des cultes anciens de subsister : en Cisalpine, le substrat indigène – cultes vénètes, rétiques, celtiques – se maintint après la pénétration romaine ; et dans le Centre et le Sud, d’anciens sanctuaires continuèrent à jouer le rôle fédérateur qu’ils avaient avant la municipalisation. En ce qui concerne la langue, les Romains n’eurent pas non plus de politique autoritaire ; les seules contraintes définies par le pouvoir romain concernaient les magistrats en fonction et les exigences de l’administration. Sans doute l’unification linguistique progressa-t-elle au fil du temps en Occident, mais, en Orient, le grec demeura la langue officielle et, de manière générale, dans tout l’empire, les diverses langues subsistèrent, l’ibère, le germain, le celte, l’illyrien, le thrace, le copte, l’araméen, l’arménien… et même le punique (dont on rappellera qu’il était la première langue de l’empereur Septime Sévère et d’Augustin). En droit, il ne fut pas non plus question d’uniformité ni à la fin de la République, ni plus tard. La notion ancienne de municipium avait été à l’origine élaborée de telle sorte que les habitants de ces communautés conservaient leurs droits locaux, tout en étant citoyens romains. La tabula Banasitana nous apprend qu’au IIe siècle de notre ère l’esprit était resté le même : ce dossier épigraphique de l’époque d’Hadrien, concernant la concession de la citoyenneté à une famille berbère, révèle qu’en devenant citoyens romains ces Berbères maintinrent leurs pratiques coutumières (ius gentis) selon une clause parfaitement explicite. Clause que l’on retrouve peut-être dans l’édit de Caracalla. Ainsi était-il garanti à tout pérégrin qu’en devenant citoyen romain rien ne serait vraiment changé pour lui49. Jamais mieux que dans ces textes ne fut énoncé le caractère « formel » de la citoyenneté romaine et l’idée de double patrie théorisée par Cicéron y trouve une application parfaite. Bien sûr, le contenu de la citoyenneté s’est considérablement affaibli entre son époque et celle de Caracalla (tandis que les charges afférentes au statut se sont accrues), mais il s’agit toujours du même rapport entre le général et le divers. Théoriquement compatible avec l’ordre romain, la conservation des traditions locales dans une région ne révèle donc pas nécessairement la résistance des populations soumises, plutôt la tolérance d’un pouvoir qui cherchait à conquérir, non à assimiler. Cela n’est pas contradictoire avec la progression réelle de modèles de vie romains (ou plutôt gréco-romains) : disons plus simplement que cette romanisation ne fut pas exclusiviste.

Pour comprendre comment cela fut rendu possible, il convient de revenir sur la spécificité de la citoyenneté romaine, de rappeler qu’elle s’était émancipée de son lien originel avec le territoire de Rome au fur et à mesure qu’elle avait été accordée à des peuples sans continuité physique avec lui, qu’elle était donc devenue, selon l’expression de Claude Nicolet, un statut purement juridique, ni lié au sol ni lié au sang. Comme de nombreuses institutions romaines (le droit latin, la tribu par exemple), la citoyenneté avait été ainsi, si l’on veut permettre ce néologisme, « juridifiée », ce qui la rendait extensible indéfiniment. Voudrait-on définir la romanité, on la trouverait non dans un quelconque sens pratique, mais dans cette faculté d’abstraction, dans cette capacité, liée à l’extension et à l’accrétion, de « juridifier » leurs expériences, donc de les universaliser. C’est sans aucun doute en raison de cette nature si particulière que la civitas romana pouvait être un facteur commun entre les peuples les plus divers, se superposer à des relations plus anciennes, laisser subsister des coutumes locales. A elle seule, en somme, elle désignait ce qui était romain, quel que fût son objet, et de la pluralité faisait une unité. Cicéron en donne un exemple remarquable : « Le culte de Cérès importé de Grèce a toujours été desservi à Rome par des prêtresses grecques, mais Rome a tenu à transformer leur citoyenneté par une loi afin que les prières aux dieux immortels soient effectuées dans un esprit civique et romain, même si la science en est étrangère. » La seule naturalisation des prêtresses suffisait donc à rendre romain un culte dont les pratiques restaient authentiquement grecques. Ainsi, Rome imposait un universalisme bien particulier : ni symbolique ni abstrait, il était concret, en tant qu’il impliquait, dans tous les sens du terme, la multiplicité géographique, la diversité des nations, la pluralité des histoires, et même se construisait sur elles.

On pourrait s’étonner qu’en dépit d’une telle expérience, malgré la précision avec laquelle ils ont su désigner le nouveau lien qui unissait les Italiens à Rome, les Romains n’aient pas pensé l’État romano-italique en tant que tel. Ni Salluste ni Varron ne réfléchissent hors du cadre physique de la cité-État, c’est-à-dire de Rome, ni Cicéron, qui définit la patrie comme « le forum, les temples, les portiques, les rues, les lois, le droit, la justice, les votes, les relations aussi et les amitiés, et… tous les contrats d’affaires ». Tout se passe comme si, au lieu de tenir compte de l’extension territoriale de la cité jusqu’aux limites de la péninsule, ils ne pouvaient désigner la nouvelle communauté civique, constituée par l’accroissement du nombre de citoyens, qu’en analogie avec Rome.

Dans la ville même, cette relation symbolique était en fait inscrite depuis toujours. La tradition voulait que le pomerium, la ligne originelle délimitant l’espace sacré de l’urbs, fût repoussé au fur et à mesure de l’expansion des fines imperii, du territoire de l’empire. On discute aujourd’hui pour savoir si cela concernait à l’origine l’expansion en Italie ou bien dans l’ensemble du monde. Quelle que soit la réponse, cette procédure, qui, selon nous, concernait l’extension du corps civique, non de la domination romaine, confirme le lien qui était établi entre Rome et le reste du territoire romain. Rome était en quelque sorte l’analogue de ce dernier, capable dans tous les sens du terme de le représenter. Inversement, l’intégration des étrangers dans la communauté civique était surtout conçue comme une transvectio, un déplacement vers la cité : « Regrette-t-on que d’Espagne les Balbi, de Gaule Narbonnaise des hommes non moins distingués aient passé à nous ? » interrogeait l’empereur Claude. C’est sur le même mode que Cicéron exhortait ses contemporains à faire passer concrètement les forces intellectuelles de la Grèce à Rome et qu’Hadrien rapportera dans l’Urbs les merveilles du monde. Tout convergeait vers la cité, abstraitement ou concrètement, comme si elle devait accomplir le destin du genre humain50.

L’UNITÉ DU GENRE HUMAIN

Le concept de patria communis a été élaboré dans le contexte de l’unification italienne : mais Cicéron a-t-il perçu et dit la vocation universelle de Rome ? Avant d’en venir à cette question, faisons un détour par un texte de Pline l’Ancien : « Je n’ignore pas que je puis passer, à juste titre, pour ingrat et paresseux si je parle comme en passant et sans m’arrêter de cette terre, à la fois l’élève et la mère de toutes les terres, élue par le vouloir des dieux pour rendre le ciel lui-même plus brillant, réunir des empires dispersés (quae… sparsa congregaret imperia)…, rapprocher et faire communiquer les dialectes discordants et sauvages de tant de peuples grâce à une langue véhiculaire, donner à l’homme son humanité (humanitatem homini daret), en un mot devenir la patrie unique de toutes les nations du monde entier. » Dans cet éloge de l’Italie, Pline définit à sa manière l’idée de patrie. On remarque une évolution notable par rapport à Cicéron : la langue latine constitue pour lui un lien capable de réunir tous les hommes. Telle est bien l’idée impériale d’une Rome qui rassemble – ce que Strabon avait déjà dit : « les Romains ont mis des peuples éloignés en communication »51.

Mais Pline dit quelque chose de plus intéressant : en unifiant l’ensemble des hommes sous le droit romain et sous la langue latine (par le rassemblement de ce qui était dispersé, comme pour le savoir !), Rome rend à l’homme son humanité – humanitas. Il faut prendre cette expression dans son sens littéral : Rome rejoint l’aspiration fondamentale de la nature humaine, elle reconstitue l’unité du genre humain. Comme si la diversité des nations n’était au fond qu’un méfait de la civilisation.

L’idée de l’unité du genre humain est apparue à l’époque hellénistique. Alors que presque toute la pensée grecque classique divisait l’humanité en Grecs et Barbares, on raconte qu’Alexandre s’y refusait : il préférait favoriser les bons et châtier les méchants, de quelque origine qu’ils fussent. Ératosthène l’en louait, car, selon ce savant du IIIe siècle, il existait parmi les « Barbares » des gens civilisés, les Indiens, les Ariens, les Romains ou les Carthaginois. Cette idée se retrouve dès la fin de ce siècle à Rome, et surtout au siècle suivant dans le cercle des Scipions. Outre le fameux vers de Térence, humani nil a me alienum…, « rien de ce qui est humain ne m’est étranger », porteur à la fois de force comique et de valeur philosophique, d’autres textes témoignent de son développement dans le contexte romain : Polybe déjà avait proclamé l’unification par Rome de l’histoire et du monde habité, tout en reconnaissant la diversité des situations humaines ; Panétius avait défendu l’idée, contraire à l’ancien stoïcisme, que tous les hommes partagent la raison et qu’il existe une justice universelle. Au Ier siècle, Posidonius avait posé les bases d’une anthropologie fondée sur cette idée : la diversité qu’il décrivait relevait, selon lui, des conditions climatiques, géographiques, non de conditions génétiques. A ses yeux, Grecs et Barbares étaient égaux d’un point de vue scientifique : d’où la nécessité de critiquer les préjugés et d’élaborer une ethnologie objective. Enfin, Antiochus faisait la synthèse entre l’académisme, le péripatétisme et le stoïcisme : toute activité morale nous lie avec nos semblables, proclamait-il. C’est sous son inspiration que Cicéron formulait sa propre théorie, qu’il disait, avec raison sans doute, partager avec ses contemporains. L’idée était devenue une sorte de lieu commun, mais la formulation cicéronienne traduit une réflexion originale, ancrée dans le contexte romain. Le de legibus en éclaire la portée52.

Le livre I pose comme postulat l’unité du genre humain : « quelle que soit la définition que l’on donne de l’homme, elle est une et valable pour tous… Ce qui est une preuve qu’il n’y a pas de dissemblance dans l’espèce, car, s’il en existait, une définition unique ne saisirait pas tous les individus » (§ 29-30). Les hommes sont égaux entre eux en tant qu’ils partagent la droite Raison, « répandue chez tous » – ce qui les distingue du reste de la nature. Ainsi, par un mouvement qui nous est désormais bien connu, Cicéron rassemble la diversité des hommes sous l’idée de genre humain – genus humanum. Une telle démarche se retrouve également dans le de republica, où la conscience d’une parenté entre tous les hommes fonde l’humanitas : c’est ce qui fait qu’un homme est un homme, « à Rome et à Athènes » ; une idée sur laquelle Cicéron reviendra longuement dans le de officiis, de manière encore plus explicite : « quant à ceux qui disent qu’il faut tenir compte des citoyens mais non pas des étrangers (externi), ils rompent le lien social commun du genre humain (dirimunt communem humani generis societatem) ». Dans le de legibus, cependant, la déclaration d’une unicité du genre humain prend une valeur particulière. Précédant un long projet de codification, elle joue le rôle d’une véritable déclaration de principes : par nature, tous les hommes partagent entre eux et avec les dieux une communauté radicale, une civitas communis, et par nature ils sont égaux entre eux (I, 23). Puis, au livre II, c’est juste avant de commencer l’exposé de sa constitution qu’il définit, comme en préambule, sa conception de la double patrie : la civitas, nous l’avons vu, définit entre les hommes une communauté, quelle que soit leur patrie de naissance. Dès lors, par son caractère abstrait et généralisable, cette civitas semble bien rejoindre l’aspiration unitaire de la nature humaine. Fondement de l’unité, de l’égalité, elle est ce qu’on partage, ce qui est en commun, ce qui réunit les hommes ; et les mêmes termes – patria communis, civitas communis – servent, dans ce texte et dans d’autres, à désigner à la fois le monde, patrie commune des dieux et des hommes, et la cité romaine. Le reste des livres II et III conforte cette interprétation : Cicéron explique, comme il l’a déjà fait dans le de republica, que la constitution romaine répond presque totalement aux exigences de la loi naturelle. Ainsi, non seulement elle devient la constitution idéale en tant qu’elle rejoint la Raison naturelle, mais elle peut s’étendre à tous et donc reformer, dans l’histoire, l’unité originelle53. C’est en ce sens que le citoyen romain est vraiment homme, et que se romaniser, c’est en quelque sorte passer du statut de Syrien, d’Espagnol, de Gaulois ou d’esclave à celui d’homme : la citoyenneté accomplit ainsi le droit naturel.

Sans doute Cicéron n’a-t-il pas conçu de manière explicite le de legibus comme un programme immédiatement valable pour l’ensemble de l’empire ou du monde habité. Cela n’est dit clairement nulle part et, du reste, le contexte du traité est plutôt italien. Mais, pourrait-on dire, c’est sa réflexion théorique sur la patria communis et sur le droit naturel qui le conduit à une vision universelle. Telle est bien la signification de ce passage du de legibus : « nous devons aimer celle par laquelle le nom de respublica s’applique à une civitas universa ». Il ajoutera un peu plus loin : « ce n’est pas au peuple romain seulement, mais à tous les peuples bons et sérieux (omnibus bonis firmisque populis) que [sous-entendu “par cet ouvrage”] nous donnons des lois ». Ce faisant, Cicéron ne défend pas une conception impérialiste, conquérante du pouvoir romain, mais, tirant seulement les conséquences de sa méditation, il ne suggère qu’une chose : la cité romaine intéresse le monde entier. Que cette vision soit un simple rêve ou qu’il y pense sérieusement importe peu. L’essentiel est qu’il la formule54.

Pour la première fois est donc pensé un universalisme politique, bien différent du cosmopolitisme stoïcien. Il ne s’agit pas, en effet, d’un simple appel à la vertu, entendue comme participation à la nature, fusion avec le cosmos, mais de la définition d’une éthique universelle, fondée sur la sociabilité et la rationalité humaines dont Cicéron dit trouver l’écho dans le très ancien droit romain et dans les formules juridiques de son temps55.

Une telle conception comporte deux corollaires non négligeables. D’une part, Rome achève en quelque sorte le monde, elle en fait la synthèse, étant la réunion de tous les peuples en un seul corps : de même que, de tout ce qui existe avant eux, les Romains choisissent le meilleur, de même ils perfectionnent ce que d’autres ont commencé, ils le portent même à la perfection. A l’époque suivante, cette idée s’impose dans les histoires universelles, qui développent le thème de la translatio imperii des Assyriens aux Romains en passant par les Grecs et les Macédoniens ; mais aussi dans les ouvrages ou cartes de géographie, qui s’emploient à présenter le tableau d’un monde achevé, unifié dans le moment présent56.

D’autre part, et surtout, l’institution romaine se donne comme capable de rivaliser avec la nature et l’histoire, de créer un ordre quasi naturel. Par le lien qu’elle instaure entre tous les hommes, la civitas fonde, nous l’avons dit, une sorte de consanguinité, comparable à celle qui existe dans la nature, comme l’adoption transforme deux étrangers en parents, à l’imitation de l’ordre naturel. Ce qui, dans d’autres cités, relève de la nature – la consanguinité, l’unité – relève à Rome de l’ordre civique. On comprend le rôle de la référence à la nature dans la pensée de l’époque : elle est le but vers lequel tend la civilisation, mais seule Rome, la maxima civitas, y parvient. Ce lieu commun aura un grand avenir : Pline dira de l’Italie qu’elle était la seconde mère de l’univers (parens mundi altera), l’autre étant la nature, un thème que reprendra Symmaque au IVe siècle : « notre République est devenue la mère de tous les peuples, puisque à chacun elle peut tour à tour enseigner son passé (docere enim singulas potest antiquitates suorum) ». Ainsi, la nature s’accomplit dans l’institution romaine ou, pour être plus précis, l’institution rivalise avec elle. Polybe s’étonnait de la façon dont les Romains construisaient leurs camps militaires, selon un plan préétabli et partout identique, quel que fût le lieu, alors par exemple que les Grecs s’adaptaient à l’espace naturel. Dans tous les domaines, l’ordre romain s’est construit ainsi : la centuriation visait à dompter les structures naturelles, les grands travaux à réaliser « ce que la nature avait refusé », l’architecture se donnait comme capable de l’emporter même en beauté, en force sur les créations naturelles. Au VIe siècle de notre ère, encore, Cassiodore en fait le constat lyrique : « Les aqueducs de Rome se font remarquer par leur structure admirable et la salubrité particulière de leurs eaux. En effet, ces montagnes artificielles (quasi constructis montibus) qui y amènent les eaux, feraient croire leur lit naturel composé des rochers les plus durs, pour avoir pu soutenir pendant des siècles l’impétuosité si rapide du courant. Les flancs creux des montagnes s’écroulent le plus souvent, les lits des torrents s’effacent ; mais cet ouvrage des Anciens ne se détruira pas, tant que l’industrie veillera à sa conservation »57. La raison de Rome l’emporte ainsi sur tout : elle crée un ordre logique, une forme spécifique, capable de constituer une unité là où il y a de la pluralité, de recouvrir les particularismes nés des vicissitudes historiques, de transcender les différences sans les annuler.

On voit ce qu’une telle idéologie peut produire de plus sectaire – ceux qui ne sont pas dans Rome sont en dehors du genre humain, dans l’immanitas58 – ou de plus humain, selon qu’elle donne la première place à l’homme ou à la romanité, selon qu’elle regroupe la diversité sous le genre humain ou sous le nom romain. Et cette ambiguïté n’échappait pas non plus à certains Romains qui, dans leurs Histoires, donnèrent la parole aux Barbares pour dénoncer la servitude que Rome imposait sous couvert de civiliser. Mais on voit aussi en quoi les deux idées pouvaient se rejoindre au point de renouveler la notion même de civilisation : pour les Grecs, seuls les Grecs étaient civilisés, qu’ils entendissent sous ce nom une race ou une culture ; dans l’idéologie romaine, c’était la loi qui définissait l’humanitas. On pourrait croire qu’il s’agit de la même chose, mais la discrimination n’était ni ethnique ni culturelle, elle était juridique : or quiconque pouvait un jour devenir citoyen romain.