ÉPILOGUE

La chambre de l’hôpital universitaire Agostino Gemelli donnait sur un joli jardin potager, mais à ce moment-là l’attention de Tomás était exclusivement centrée sur Maria Flor. Sa fiancée avait passé deux nuits assise à côté du lit dans lequel il dormait sous l’effet des sédatifs qu’on lui avait administrés. Lorsqu’il s’était enfin réveillé, elle le regardait avec une expression pleine de repentir.

 

– Je sais que j’ai un sale caractère, mon chéri, dit-elle d’une voix douce. J’étais remontée contre toi. J’ai même éteint mon portable pour ne pas recevoir tes appels. Mais lorsque j’ai entendu que le pape avait été enlevé, j’ai pris peur et je suis allée t’attendre à l’hôtel. Pour ne pas perdre la face, j’étais déterminée à ne pas t’appeler, alors que j’avais bien vu que tu avais essayé de le faire deux fois. Mais tu n’arrivais pas et j’ai commencé à m’inquiéter. J’ai même fini par t’appeler, mais ton portable était éteint. J’ai pensé que tu étais toujours fâché et…

– Pour quelle raison aurais-je été fâché contre toi ?

– Eh bien parce que je te faisais la tête, bien sûr. Tu sais bien que je peux être très énervante parfois…

Ils rirent tous les deux.

– Que tu es bête…

– Quoi qu’il en soit, je t’ai encore appelé deux fois ! Mais ton téléphone était toujours éteint et j’ai décidé de m’arrêter là. J’avais répondu à tes appels, tu n’avais qu’à me rappeler si tu le voulais, après tout… Mais j’étais de plus en plus préoccupée par ton silence. Comme il se passait toutes ces choses à cause du pape, j’ai même songé un moment à venir participer à la veillée place Saint-Pierre, mais de peur de te rater j’ai décidé de rester à l’hôtel. Et puis, avec tous les attentats qui avaient lieu un peu partout, il m’a semblé plus prudent d’éviter de descendre dans la rue. À minuit, j’étais assise sur mon lit, à regarder les événements terribles qu’on montrait à la télévision. Je pleurais à chaudes larmes pour le Saint-Père, et qui est-ce que je vois sur l’écran, au milieu de ces horribles terroristes ? Toi !

– Tu as été surprise ?

– Surprise ? ! s’exclama-t-elle. J’ai failli tomber dans les pommes, oui !

Nouvel éclat de rire de Tomás.

– J’imagine.

– Non tu n’imagines pas ! C’était horrible. Ho-rri-ble ! J’ai pensé que ces bandits t’avaient tué ! Je me suis mise à crier et je suis sortie dans le couloir pour demander que l’on te vienne en aide. À l’hôtel, plusieurs personnes pleuraient aussi à cause du pape, et nous avons tous pleuré en chœur. Écoute… je ne sais pas comment te décrire la scène, c’était indicible. On se serait cru dans un film.

– Et après ? Qu’as-tu fait ?

– Je suis sortie et je me suis précipitée au Vatican, j’avais l’air d’une folle, je courais en pleurant. En fait, si on ne m’a pas vraiment prise pour une folle, c’est parce qu’il y avait plein d’autres gens en larmes sur les trottoirs, tout le monde était en état de choc à cause de ce qui se passait et…

 

À ce moment-là, une voix féminine et enjouée résonna dans la chambre.

– Coucou, mon chou ! salua Catherine. Comment va notre malade ce matin ?

– Les deux femmes restèrent figées, chacune se demandant qui était l’autre et, surtout, de quel droit elle se trouvait dans cette chambre. Allongé sur son lit, Tomás eut envie de se cacher sous les draps. Mais il ne le pouvait pas.

– Maria Flor, voici Catherine Rauch, auditrice du Vatican, annonça-t-il d’une voix vaguement effrayée. Catherine, je vous présente Maria Flor, ma… euh… fiancée.

Elles échangèrent un regard glacial.

– Bonjour, dit Catherine.

– Comment allez-vous ? répondit Maria Flor.

Se remettant du choc qu’elle venait de ressentir en apprenant que Tomás avait une fiancée, la Française le regarda de la façon la plus neutre possible.

– Sa Sainteté souhaite vous parler. Il haussa les épaules.

– Je ne pourrai sortir d’ici que lorsque le médecin me le permettra.

– Vous l’ignorez peut-être, mais Sa Sainteté est également hospitalisée ici, l’informa-t-elle. La Polyclinique universitaire Agostino Gemelli appartient à l’université catholique du Sacré-Cœur et le Saint-Siège y dispose de plusieurs chambres réservées en permanence. (Elle fit un large geste, balayant la pièce.) D’ailleurs, celle-ci en fait partie.

– Ah bon, s’étonna Tomás. Vous voulez dire que je suis hospitalisé aux frais du Vatican ?

– Oui. (D’un signe, elle désigna la porte du couloir.) Vous sentez-vous capable de marcher jusqu’à la chambre de Sa Sainteté, ou préférez-vous que j’aille chercher un fauteuil roulant ?

Tomás sortit du lit et, se sentant parfaitement d’aplomb, il se dirigea vers l’armoire d’où il sortit un peignoir à l’emblème de l’hôpital Agostino Gemelli. Il eut quelques difficultés à enfiler la manche droite, les pansements entravaient ses mouvements et sa blessure le gênait encore.

Une fois prêt, il se tourna vers la Française.

– Pensez-vous que je puisse me présenter devant le pape dans cette tenue ?

– Tout comme le Saint-Père, vous êtes un patient et Sa Sainteté le sait, je ne vois donc pas où est le problème. (Elle se se dirigea vers la porte.) Allons-y !

Maria Flor intervint.

– Je peux venir aussi ?

Son fiancé lui répondit avec un sourire.

– Bien sûr.

 

Ils tournèrent à droite dans le couloir. Dans l’hôpital, assez calme malgré les fréquents va-et-vient des médecins et des infirmiers, planait une odeur aseptisée. Catherine marchait en tête ; ils avançaient lentement, Tomás se sentant encore faible. Maria Flor était nerveuse à la perspective de rencontrer le pape en personne ; déjà intimidante en soi, pour une catholique comme elle, c’était encore plus impressionnant.

Et puis, il y avait cette Française, cette belle blonde que Maria Flor n’avait jamais vue et qui semblait si bien connaître son fiancé, dont l’arrivée fracassante lui déplaisait fortement. Méfiante, elle s’approcha de Tomás et lui demanda à l’oreille :

– Qui est cette fille ?

– Catherine ? C’est… on a travaillé ensemble sur l’enquête pour retrouver le pape.

– Non, mais tu as vu son décolleté ?

– Arrête avec ça, Florzinha, tu veux !

– Ces Françaises, pour qui se prennent-elles ? Elles enfilent une toilette sophistiquée, s’aspergent de parfum, se mettent sur leur trente et un et se donnent des airs de coquettes. Et les hommes tombent comme des mouches, ces grands dadais ! (Elle haussa les épaules.) D’ailleurs, il faudra que tu m’expliques ce qu’il y a entre vous pour qu’elle se soit autorisée à entrer dans ta chambre en t’appelant « mon chou ». Tu sais que j’ai fréquenté l’Alliance Française, et je crois bien me souvenir que les petites Françaises ne donnaient pas du « mon chou » au premier venu… Il faut une certaine intimité.

– Arrête, je te dis.

Sans parler portugais, Catherine avait bien compris le sens général de la conversation. Agacée par les observations de Maria Flor, elle s’arrêta et se retourna brusquement avec un sourire contraint, avant de décocher une vanne à sa rivale.

– Vous saviez que ma femme de ménage est portugaise ? Elle est très douée pour le ménage…

– Ménage ? reprit la Portugaise, feignant de ne pas comprendre. Un ménage à trois, très peu pour moi, espèce de chipie !

Tomás ne savait où donner de la tête.

– Arrêtez, je vous en prie !

Décidée à ne pas laisser l’avantage à sa rivale, Catherine se retourna et recommença à marcher.

– Regarde comme elle remue du popotin, cette grande vache, murmura Maria Flor. Non, mais tu as vu ça ? Où le Saint-Père est-il allé chercher cette cocotte ? Au Moulin Rouge ou au Crazy Horse ? Pff !

Tournant à l’angle du couloir, ils se retrouvèrent face à deux carabiniers et à plusieurs ecclésiastiques, plantés devant la porte d’une chambre. Ils étaient très certainement arrivés chez le Saint-Père et Maria Flor se sentit obligée de se taire. Tomás souffla presque de soulagement.

Sauvé par le pape !

 

Le chef de l’Église était allongé sur le lit, des tubes de sérum reliés à son bras droit, le tronc plâtré, le cou et la tête recouverts de pansements. Seuls ses yeux bougeaient ; il ressemblait à une momie, totalement immobilisé. Malgré cela, il s’anima dès qu’il aperçut Tomás.

– Quelle joie de vous voir, professeur ! lui dit-il avec chaleur.

Il paraît que je vous dois la vie. Moi, et beaucoup de monde.

Le Portugais voulut baiser son anneau, mais il y avait tellement d’appareils autour du lit qu’il renonça. Au lieu de ça, il s’inclina en une révérence.

– Allons, Votre Sainteté, n’exagérez pas. Tout le mérite vous revient, pour l’intelligence avec laquelle vous avez codé l’information sur le lieu de votre détention dans le message vidéo.

Quant à moi, disons que je n’ai été que « l’instrument de Dieu ».

Le souverain pontife sourit.

– Plus que vous ne l’imaginez, professeur.

Tomás examina le chef de l’Église ; il était pâle et avait une voix faible, mais il paraissait soulagé et de bonne humeur. Après tout ce qui s’était passé et les interventions chirurgicales qu’il avait subies en urgence deux jours plus tôt, son apparence et sa condition semblaient normales.

– Comment vous sentez-vous, Votre Sainteté ? Le pape ébaucha une grimace de douleur.

– J’ai connu des jours meilleurs, reconnut-il. J’ai la gorge partiellement déchirée, deux balles m’ont transpercé le thorax et une autre m’a touché à l’épaule. Mais je ne me plains pas. Il y a eu plus de peur que de mal, grâce à Dieu. Les opérations chirurgicales se sont révélées moins délicates que ce qu’on pouvait craindre. Le docteur Cuffaro dit que j’ai eu beaucoup de chance ; la divine providence a voulu que je ne sois atteint ni au cœur ni à la colonne vertébrale, et que la blessure au cou soit superficielle.

– C’est vrai, il commençait à peine à vous couper la gorge lorsque je l’ai atteint avec… avec… enfin, avec la pioche.

Le visage du chef de l’Église s’assombrit.

– Je ne saurais approuver le recours à la violence pour répondre à la violence, dit-il. Mais, vu les circonstances… disons que votre intervention a été un moindre mal.

– Les criminels doivent être punis, Votre Sainteté.

– Sans doute, mais les deux hommes qui m’ont enlevé sont morts, comme vous le savez. Le véritable châtiment, c’est Dieu qui l’imposera le jour du Jugement dernier.

Tomás fronça les sourcils.

– Vous n’ignorez sans doute pas, Votre Sainteté, qu’ils n’ont pas agi de leur propre initiative, rappela-t-il. Quelqu’un les a envoyés…

Le souverain pontife acquiesça.

– Oui, un groupe affilié à l’État islamique, dit-il. Les présidents américain et français, ainsi que le Premier ministre britannique m’ont appelé aujourd’hui pour m’exprimer leur solidarité et m’informer qu’ils vont procéder à de nouveaux bombardements en représailles. Je les ai implorés de ne pas le faire, faisant valoir que la violence n’engendrait que la violence, et que le Christ nous enseigne d’aimer notre ennemi et de tendre l’autre joue.

– Et ils ont accepté votre requête ?

– Hélas, non. Ils disent que c’est à contrecœur, mais qu’ils doivent agir car ce n’est pas seulement ce que les terroristes m’ont fait qui est en cause. Il y a aussi les attentats à Disneyland, et dans les autres pays, notamment au sanctuaire de Medjugorje, en Bosnie. Le conflit entre Croates et Bosniaques a pu être arrêté, les Turcs se sont retirés de la frontière avec la Grèce, mais il s’en est fallu de peu. Le président américain m’a dit que les différentes composantes de l’État islamique et d’autres mouvements djihadistes, comme Al Qaïda, Al Shabab et Boko Haram, notamment, veulent provoquer une guerre religieuse mondiale, et qu’ils y sont presque arrivés. C’est pourquoi rien ne de ce qui s’est passé ne saurait demeurer impuni.

– Dans ce cas, les terroristes contrôlés par les différents mouvements liés à l’État islamique vont être de nouveau bombardés.

Le pape regarda Tomás avec une expression résignée.

– Je le crains en effet.

– Cependant, comme vous le savez certainement, Votre Sainteté, ce ne sont pas seulement les groupes affiliés à l’État islamique qui sont à l’origine de votre enlèvement.

Le chef de l’Église respira profondément et son expression devint encore plus grave.

– Vous faites allusion à Angelo, murmura-t-il, mentionnant le cardinal Barboni par son prénom. Pauvre Angelo ! On me dit qu’il est totalement anéanti. Ah, quel malheur ! (Il secoua la tête.) Vous voyez qu’au Saint-Siège rien ni personne n’est ce qu’il paraît être.

– Avez-vous déjà parlé avec Son Éminence ?

– Je le ferai dès qu’on me laissera quitter cet hôpital. Pour le moment, je me contente de prier pour son salut, ainsi que pour celui d’Ettore. Tous deux doivent être extrêmement mal à l’aise. Nous devons faire preuve d’indulgence et de compréhension, même au regard de la gravité des actes qui ont été commis. Que personne n’oublie qu’eux aussi ont été des victimes.

– C’est vrai, Votre Sainteté, acquiesça Tomás. Dois-je en conclure que vous allez leur pardonner ?

Le chef de l’Église hocha la tête.

– Pardonner, c’est ce que notre religion nous apprend à faire de mieux, rappela-t-il. Nous sommes tous fils de Dieu. (Il afficha une expression mélancolique.) Le problème, c’est que la trahison fait également partie du christianisme. N’a-t-il pas fallu que Judas trahisse le Seigneur pour trente deniers pour que Jésus soit crucifié puis qu’il ressuscite ?

– C’est ce que disent les Évangiles, Votre Sainteté.

– Dans son immense sagesse, le Seigneur fait certainement les choses avec une intention, Ses desseins sont mystérieux et nous ne sommes que de simples pions entre Ses mains. (Il soupira.) Pauvre Angelo. Imaginez le chantage qu’on a dû exercer sur lui pour l’obliger à faire ce qu’il a fait. Lui et Ettore, les pauvres. (Son expression se raffermit.) Il nous faut à présent déterminer qui les a contraints à de tels actes, la mafia et les politiciens qui lui sont associés. Voilà nos véritables ennemis.

– Mais c’est Votre Sainteté qui nous a mis sur la piste du dossier de monseigneur Dardozzi, fit observer Tomás. Comment avez-vous compris que votre enlèvement n’était pas une opération menée exclusivement par l’État islamique ?

– J’ai entendu mes ravisseurs s’entretenir au téléphone avec ceux qui leur ont fourni un appui logistique en Italie, et j’ai compris que celles-ci n’étaient pas au Moyen-Orient, mais à Palerme, en Sicile. Le reste coulait de source. En lisant le dossier de monseigneur Dardozzi, j’avais compris que de nombreux hommes politiques avaient des comptes occultes à l’IOR, destinés à blanchir l’argent des pots-de-vin liés à l’affaire Enimont et à d’autres. Il y avait aussi des mafieux, des capi comme Matteo Denaro et des gens du même acabit. Pour ne rien dire de ceux qui étaient installés au sein même de la curie. Visiblement, la décision de mettre mon nez dans les comptes des politiciens et de la mafia et de prendre des mesures pour mettre de l’ordre à l’IOR les a tellement effrayés qu’ils n’ont pas hésité à s’allier à des terroristes islamistes pour commettre cette folie.

– Que va-t-il arriver à ces gens-là ?

– Je crois que la police judiciaire va procéder à un certain nombre d’arrestations, révéla le pape. Cependant, je n’ignore pas que nous devons aller plus loin en ce qui concerne le Vatican. L’argent est utile pour bien des choses, mais lorsqu’il en vient à conquérir notre cœur, il finit par nous détruire. Voilà pourquoi j’avais envisagé de fermer l’IOR, car cette institution s’est révélée une source permanente et inépuisable de problèmes. J’ai fini par conclure qu’il était préférable de la réformer.

– Dans quel sens, Votre Sainteté ?

Les yeux du souverain pontife s’animèrent.

– J’ai engagé une authentique révolution au Saint-Siège, annonça-t-il. Ce matin, j’ai signé ici même, sur mon lit d’hôpital, une convention monétaire qui soumet le Vatican à tous les règlements en matière de lutte contre le blanchiment d’argent en vigueur au sein de l’Union européenne, ainsi qu’un décret papal portant création d’une unité ayant pour mission d’enquêter sur tous les fonds d’origine douteuse qui passent par l’IOR. En outre, j’ai approuvé un autre décret qui permettra de clôturer tous les comptes suspects au sein de l’institution. Nous allons également créer un site web sur lequel sera publié un rapport annuel sur les comptes de l’IOR, ce qui n’a jamais été fait au Vatican. Enfin, nous allons signer avec l’Italie un accord d’échange d’informations fiscales afin d’empêcher certains Italiens fortunés et les hommes politiques de prendre le Vatican pour un paradis fiscal et l’IOR pour une machine à laver l’argent sale. Nous en finirons ainsi avec toute cette histoire lamentable. Les groupes affiliés à l’État islamique et la mafia vont être sanctionnés et l’IOR sera profondément réformé. D’un seul coup, le Vatican aura réussi à expulser les voleurs qui ont fait du temple du Seigneur leur maison.

– Un bref silence s’installa dans la chambre, comme si tous les sujets de conversation avaient été épuisés. Catherine et Maria Flor se trouvant hors du champ de vision du chef de l’Église, le pape ne s’était peut-être même pas aperçu de leur présence. Le souverain pontife s’éclaircit la voix et prit un ton solennel.

– Professeur, je vous ai fait venir car je tiens à vous exprimer mes profonds remerciements pour tout ce que vous avez fait pour nous et pour l’humanité, dit-il sur un ton grave. Vous avez été à la hauteur de votre réputation. Lorsque mes ravisseurs me retenaient captif et qu’ils m’ont donné la possibilité d’enregistrer ce fameux message, je n’ai pas douté un seul instant que vous seriez capable de comprendre toutes les informations que j’y avais cachées. Ce fut un grand réconfort en ces heures difficiles. (Il fit une grimace.) Je dois avouer, cependant, que lorsque minuit a sonné et que ces gens ont commencé à se préparer pour… enfin, pour faire ce qu’ils allaient faire, j’ai douté. Mais à tort, comme vous avez fini par le prouver.

– Ce fut de justesse, Votre Sainteté. Cela a en tout cas permis de prouver que les prophéties de Malachie, de Pie X et de Fátima n’avaient pas le moindre fondement.

– C’est vrai que, pour cette fois, elles ne se sont pas accomplies, grâce à Dieu, reconnut le pape. Le Seigneur est miséricordieux. Mais qui sait ce que nous réserve l’avenir ? Il n’est pas dit que ces terribles prophéties ne se réaliseront pas un jour.

– Allons, allons, Votre Sainteté…

Le chef de l’Église essaya de tourner la tête, sans doute pour identifier les silhouettes qu’il devinait du coin de l’œil, mais le plâtre et les bandages l’empêchaient de bouger.

– Mme Rauch, vous êtes là ?

– Oui, Votre Sainteté.

– Ah, très bien. Je crois que vous avez autre chose à annoncer au professeur, n’est-ce pas ?

Ils avaient dû préparer cette petite mise en scène, comprit Tomás. Catherine ouvrit son sac et en sortit une enveloppe qu’elle tendit à l’historien.

– C’est pour vous.

– Le Portugais se figea.

– Veuillez m’excuser, mais je ne veux pas être rémunéré pour ce que j’ai fait, réagit-il avec emphase. Je vous suis très reconnaissant de votre gentillesse, mais le seul paiement que je pourrais accepter concerne le travail que j’ai effectué, en tant qu’historien, dans la nécropole du Vatican. Rien d’autre.

Voyant qu’il ne prenait pas l’enveloppe, la Française l’ouvrit et en sortit une feuille de papier.

– Il ne s’agit pas du tout d’un règlement, déclara-t-elle. C’est le rapport que le laboratoire nous a transmis ce matin.

Le visage de Tomás prit une expression d’incompréhension.

– Le laboratoire ?

Catherine déplia la feuille et la consulta.

– Ce document est signé du professeur Carlo Lauro, voici ce qu’il dit. (Elle s’éclaircit la voix.) « S’agissant des échantillons d’os que Son Éminence, le cardinal Angelo Barboni, a récemment confiés au laboratoire de l’Université de Rome, nous tenons à vous informer que… »

– Les ossements de saint Pierre ! s’exclama le Portugais, en se frappant le front. J’avais complètement oublié ! (Il se tourna vers le pape.) Je ne sais pas si on vous l’a dit, Votre Sainteté, mais j’ai trouvé au Vatican des ossements qui pourraient bien être ceux de l’apôtre Pierre et j’ai demandé à Son Éminence de les faire analyser en laboratoire. (Il se tourna vers la chef de la COSEA.) Quels sont les résultats ?

Catherine ébaucha un léger sourire.

– Ah, vous voilà intéressé à présent… L’historien était extrêmement impatient.

– S’il vous plaît, dites-moi ce qu’a révélé l’analyse !

Elle porta à nouveau son attention sur le document du laboratoire.

– Eh bien, voyons cela… dit-elle en survolant le rapport. Ah, voilà ! Je lis : « Nous pouvons conclure, sans qu’il y ait le moindre doute, qu’il s’agit des ossements d’un individu de sexe masculin, âgé de 60 à 70 ans, et de constitution robuste. »

Tomás était très excité par la conclusion.

– Cela concorde avec ce que nous savons de Pierre !

– Attendez, ce paragraphe concerne l’analyse de la terre qui était incrustée dans les os, ajouta la Française. Écoutez : « La terre en question correspond à celle qui existe dans la nécropole du Vatican. »

– Ça colle !

– Il a également été procédé à l’analyse du tissu qui entourait les os, indiqua-t-elle. Voici ce qui est dit : « Le tissu pourpre a été cousu avec des fils d’or, ce qui dénote par conséquent une vénération particulière. En effet, il n’était pas courant à l’époque d’utiliser un tissu aussi cher et précieux pour protéger des ossements. »

Tomás regarda le pape avec enthousiasme.

– Vous entendez, Votre Sainteté ? Nous avons découvert les restes de saint Pierre ! C’est extraordinaire !

Le chef de l’Église hésita.

– Bien… ne nous précipitons pas. Quelles garanties avons-nous que ces ossements datent vraiment du premier siècle ?

– La zone de la nécropole d’où ces ossements ont été retirés correspond aux tombeaux du premier siècle, Votre Sainteté. Par ailleurs, le loculus où ils ont été découverts se trouve près du trophée de Pierre et la cavité est référencée par un fragment qui indiquait, en grec, Pierre est ici. De plus, l’emplacement se situe exactement sous l’autel papal, ce qui signifie que la basilique Saint-Pierre a été érigée en tenant compte de l’importance majeure du trophée, présenté par Gaius comme étant le lieu où avaient été déposées les reliques de saint Pierre. Il n’y a aucun doute, Votre Sainteté. (Il agita le rapport.) Il s’agit vraiment des ossements du pêcheur Simon, la pierre sur laquelle a été érigée l’Église. Nous avons découvert les restes du principal disciple de Jésus !

 

Enfin convaincu, le pape se signa et pria à voix basse, les paupières closes, avec ferveur. Puis il ouvrit les yeux et dévisagea l’historien.

– C’est un grand jour pour la chrétienté, proclama-t-il, ému.

– Je remercie Dieu pour la grâce qu’il nous a faite. Cette découverte est un don du ciel qui vient raviver la foi que certains agissements de la curie ont pu émousser. Elle ne pouvait pas mieux tomber.

– C’est… c’est extraordinaire ! acquiesça l’historien. Cette confirmation est absolument merveilleuse ! (Il hésita.) Et… et maintenant ?

– Maintenant… Eh bien, je suppose que nous allons devoir rendre saint Pierre à son repos éternel, répondit le pape, hésitant. (Il eut tout à coup une idée.) Écoutez, vous savez ce que je vais faire ? Je vais faire placer les ossements de saint Pierre sous une cloche en plexiglas, c’est transparent et extrêmement résistant. Et nous allons les déposer dans la cavité du trophée de Pierre où les premiers chrétiens les avaient conservés à l’origine.

Une ombre de déception assombrit le visage de Tomás.

– Mais, Votre Sainteté, les gens devraient avoir le droit de voir ces reliques…

– Et ils les verront, soyez rassuré, affirma le chef de l’Église, déterminé à poursuivre son idée. Nous pourrons, par exemple, organiser des visites guidées de la nécropole pour que les fidèles puissent vénérer les restes de saint Pierre.

Jusqu’alors immobile et silencieuse, Maria Flor s’approcha de son fiancé pour jeter un coup d’œil sur le rapport du laboratoire de l’université de Rome.

– Pourrais-je également voir ces ossements ?

La voix de Maria Flor surprit le chef de l’Église qui n’avait pas encore remarqué sa présence.

– Mais qui est cette jeune et si jolie personne ? La Portugaise hésita.

– Moi ? s’étonna-t-elle, se sentant tout à coup au centre de l’attention. (Elle fit une révérence timide.) Je m’appelle… je m’appelle Maria Flor, Votre Sainteté.

– Elle est venue avec moi, s’empressa de préciser Tomás. C’est ma fiancée.

– Votre fiancée ?

– Eh bien…

– C’est votre fiancée.

– Cette fois-ci, le pape ne posait pas une question. C’était bien une affirmation. Les deux tourtereaux échangèrent un regard vaguement embarrassé ; jamais ils ne s’étaient posé la question des fiançailles et encore moins celle du mariage. À présent, le chef de l’Église lui-même la soulevait.

– Eh bien… c’est-à-dire…, bredouilla l’historien. En effet, oui, c’est… ma fiancée.

La réponse surprit Maria Flor et choqua Catherine, qui n’avait pas encore abandonné tout espoir. La Portugaise dévisagea intensément Tomás, tentant de deviner s’il parlait sérieusement, s’il lui faisait indirectement une proposition ou s’il s’agissait d’une simple réponse de convenance pour contourner élégamment l’affirmation gênante du pape.

– Toutes mes félicitations ! dit le souverain pontife avec malice. Et quand aura lieu le mariage ?

Il était évident que le pape prenait un certain plaisir à son espièglerie, ce qui convainquit le Portugais que le chef de l’Église faisait exprès de précipiter les événements et de le contraindre à s’engager.

– C’est-à-dire que… rien n’a encore été fixé, répliqua Tomás prudemment. Nous devons d’abord régler certaines choses et ce n’est qu’ensuite que nous pourrons fixer une date, n’est-ce pas ?

– J’ai un problème, Votre Sainteté, intervint Maria Flor. Tomás ne se considère pas comme croyant, mais je suis catholique et, lorsque je me marierai, je le ferai à l’église. Je crains qu’il ne veuille même pas en entendre parler, tant il a un esprit scientifique et rationnel. Or ce désaccord risque de poser un problème, voire de créer un obstacle insurmontable…

Le pape fronça les sourcils.

– Vous me donnez une idée, dit-il. Vous savez que votre fiancé nous a rendu d’insignes services, à moi et à l’Église, n’est-ce pas ? Je vais donc vous faire une proposition très spéciale. S’il accepte de se marier religieusement, la cérémonie se déroulera à la basilique Saint-Pierre et c’est moi-même qui la célébrerai. Qu’en dites-vous ?

– Tous deux écarquillèrent les yeux, stupéfaits par ce qu’ils venaient d’entendre.

– Votre Sainteté célébrerait la cérémonie ? Au Vatican ?

Le chef de l’Église fit un geste vague de la main, pour montrer que sa proposition n’avait rien d’extraordinaire.

– Je ne comprends pas votre étonnement, dit-il. Après ce que le professeur Noronha a fait pour nous, c’est le moins que je puisse faire pour le remercier. Vous ne croyez pas ? Vous vous marierez à la basilique, et c’est moi qui célébrerai votre union, entendu ?

Tomás et Maria Flor se regardèrent, et l’historien dut faire un grand effort pour dissimuler le sentiment de panique qui s’était emparé de lui.

Il s’était fait avoir !

Telle fut sa première sensation. De main de maître et l’air de rien, le souverain pontife lui avait tendu un piège. Tomás avait réussi, au fil des années, à ne pas s’engager définitivement vis-à-vis de Maria Flor, non qu’il ne l’aimât pas, il l’aimait, mais parce que s’il y a une chose que les hommes chérissent par-dessus tout, c’est bien leur liberté. Comment pourrait-il continuer à vivre librement, à agir sans être tenu par des devoirs et des responsabilités, et même à flirter comme il l’avait fait avec Catherine, en étant marié ?

Il avait bien sûr toujours su que cette liberté ne pourrait durer éternellement. Tôt ou tard, il devrait prendre une décision, forcé de choisir, il serait confronté à un dilemme : se marier ou rompre. Il devrait choisir entre vivre seul ou se ranger définitivement.

Ce moment était arrivé.

 

Cependant, maintenant que la question se posait vraiment, il se sentait étrangement mieux. De manière très surprenante, il devait admettre que ça le tranquillisait. À vrai dire, cela n’avait jamais été un choix à faire, et il comprit à ce moment-là qu’il avait pris sa décision il y a fort longtemps. Sans se l’avouer, comme s’il ne s’agissait pas exactement d’une décision, mais d’une conséquence, du corollaire logique de la relation qu’il avait construite avec Maria Flor. Car les relations humaines sont des toiles qui nous emprisonnent mais qui nous libèrent aussi. Et, à bien y réfléchir, cette décision lui plaisait bien plus que ce qu’il n’avait pu imaginer. Elle l’enthousiasmait même. S’il aimait Maria Flor, et il l’aimait vraiment, leur mariage ne pouvait être envisagé que comme un aboutissement naturel. Finalement, tout prenait son sens.

Il fixa Maria Flor de ses yeux couleur chocolat avec une intensité soudaine et répondit d’une voix assurée, conscient qu’il était heureux de faire enfin ce pas irréversible.

– Oui, dit-il avec fermeté. Bien sûr que oui.