S’efforçant de comprendre ce qui se passait dans la tête du pape, Tomás le regarda fixement dans les yeux. Quel genre de personne avait-il devant lui ? Un vieillard ingénu ? Un obscurantiste superstitieux ? Un politique roublard ? À moins que tout cela ne fût qu’un test de plus ? En accordant crédit aux prophéties de Malachie, en particulier celle selon laquelle le dernier pape de la liste, c’est-à-dire lui-même, serait victime de persécutions et assisterait à la destruction de Rome et au Jugement dernier, le souverain pontife n’était-il pas en train de le sonder, comme au début de leur rencontre, avec l’anagramme de son prénom ?
– Vous croyez vraiment, Votre Sainteté, que vous êtes le Petrus Romanus prophétisé par Malachie et que la papauté s’achèvera avec vous ?
Après une hésitation, le chef de l’Église ouvrit les mains en signe d’incertitude.
– Comme vous le savez sans doute, nous autres Jésuites sommes les plus méfiants envers l’authenticité des prophéties de saint Malachie. Personne n’a plus fait que nous pour décrédibiliser cette liste.
– C’est vrai.
– Et cependant… cependant…
Il laissa la phrase en suspens ; l’hypothèse selon laquelle les prophéties seraient vraies ne lui semblait pas si absurde que cela.
– Et cependant… ?
– Écoutez professeur, dit-il, je dois reconnaître que je n’ai jamais étudié la question avec l’attention qu’elle mérite car, comme vous pouvez le deviner, je n’avais jamais imaginé arriver là où je suis aujourd’hui. Cependant, à présent que, grâce à la divine providence, j’occupe le poste le plus élevé de la hiérarchie de l’Église, et étant directement impliqué puisque je suis le dernier pape de la liste de saint Malachie, j’aimerais évaluer la crédibilité de ces prédictions. (Il soupira.) Mais je n’ai hélas pas le temps de le faire. Je suis surchargé par les fonctions qui sont les miennes et je n’ai aucun moment pour me pencher sur la question avec l’attention et la rigueur qu’elle mérite.
Tomás saisit distraitement l’exemplaire du Lignum Vitae qui était resté sur le bureau.
– Vous savez, si j’étais à votre place, je ne perdrais pas une seconde de plus avec ça…
– Eh bien ! rétorqua le chef de l’Église, un regain de vigueur dans la voix. Une vieille prophétie chrétienne me désigne comme le dernier pape et annonce qu’avec moi l’Église sera persécutée et Rome détruite, puis que viendra le Jugement dernier, et… et vous trouvez que je ne devrais pas m’en préoccuper ? Il faudrait que je sois totalement inconscient !
Tomás comprenait bien le point de vue du souverain pontife. Certaines choses ne pouvaient se régler simplement par la raison et la déduction logique. Par exemple, combien de fois s’était-il dit qu’il n’était pas dangereux de prendre l’avion ? Les statistiques le prouvaient ; voyager en avion était plus sûr que conduire une voiture pour aller de chez soi à l’aéroport. Il avait néanmoins chaque fois l’impression de s’enfermer dans un cercueil volant, et il ne recouvrait un sentiment de sécurité que lorsqu’il en sortait. C’était insensé, bien sûr, mais cette simple expérience prouvait que même pour les esprits les plus rationnels, l’émotion l’emportait bien souvent sur la raison. En outre, l’émotion n’était-elle pas une forme de raison ?
Cela n’empêchait pas l’universitaire portugais de continuer à croire en la force du raisonnement logique. C’était cette croyance en la raison pure, et l’idée qu’un homme de science devait toujours être capable de prouver ce qu’il disait, qui l’incitèrent à chercher dans le livre de Wyon la liste des surnoms latins désignés par les prophéties de Malachie.
– Je vais vous montrer ce qui est fondamentalement erroné dans ces prédictions, annonça-t-il. Si vous y prêtez attention, vous remarquerez, Votre Sainteté, que dans la liste des cent douze papes, une modification fondamentale se produit avec le soixante-seizième, Urbain VII, qui meurt en 1590. Jusque-là, Wyon a toujours donné le surnom latin des papes accompagné d’un bref commentaire, expliquant en quoi ce surnom prophétique s’appliquait au pape en question. Or, après Urbain VII, ce commentaire disparaît.
– C’est vrai, mais Wyon s’en est expliqué, argumenta le souverain pontife. Il a écrit dans le livre que les surnoms latins correspondent à la prophétie de saint Malachie, mais que les commentaires sont de la responsabilité du père Alfonso Chacón, qui a montré comment chaque prophétie s’appliquait à chaque pape qui avait déjà vécu. Il est clair que Chacón n’a pas pu faire de commentaires au sujet des papes postérieurs à 1590, puisqu’ils n’avaient pas encore vécu.
– C’est exact. Le problème, c’est que jusqu’en 1590, les commentaires de Chacón aux prophéties de Malachie semblent suivre la teneur de l’Epitome Romanorum Pontijicum usque ad Paulum IV, l’œuvre publiée en 1557 par Onuphrius Panvinius qui raconte l’histoire des papes jusqu’à Paul IV, dont c’était alors le pontificat.
– Je ne vois pas le problème, rétorqua le pape. Il me semble d’ailleurs très révélateur que les prophéties de Malachie sur un pontificat déterminé aient été confirmées par les événements ultérieurs. Si Panvinius dit que tel événement s’est produit sous tel pontificat et que saint Malachie avait déjà prophétisé cet événement, cela prouve la véracité des prophéties.
– Certes, mais les prophéties de Malachie contiennent des erreurs qui apparaissent aussi dans l’œuvre de Panvinius.
– Des erreurs ?
Tomás feuilleta le Lignum Vitae et indiqua l’un des surnoms latins.
– Vous voyez ce pape, dans les prophéties de Malachie ?
Le souverain pontife mit ses lunettes, se pencha sur le bureau et lut le nom signalé par l’historien.
– Calixte III ? (Il retira ses lunettes et dévisagea son interlocuteur avec une expression intriguée.) C’est étrange ; que je sache, il n’a pas été pape, mais antipape.
– Intéressant, vous ne trouvez pas ? Les prophéties de Malachie comprennent aussi les antipapes, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas été reconnus par Rome et qui sont dus aux schismes survenus au sein de l’Église. (Il chercha d’autres noms dans la liste figurant dans le Lignum Vitae.) Et Calixte III n’est pas le seul antipape de la liste. Voyez, ici Octave, là Pascal III. Eux aussi étaient des antipapes.
Le souverain pontife haussa les épaules.
– Très bien, la vision de saint Malachie comprenait les antipapes. Et alors ?
– Le problème, Votre Sainteté, c’est que l’auteur des prophéties a décidé d’inclure les antipapes, mais il a oublié Innocent III. Et, comme par hasard, Panvinius a inclus dans son œuvre les antipapes qui figurent dans la liste de Malachie, mais il a également oublié de mentionner Innocent III !
– Vous en êtes sûr ?
Le Portugais tapota de l’index les pages du Lignum Vitae portant la liste de Malachie.
– Même erreur dans les prophéties et dans l’œuvre de Panvinius ! Cela prouve que l’auteur des prophéties suivait en réalité le texte de l’histoire des papes de Panvinius ! Or, comme je l’ai déjà indiqué, Panvinius a publié son livre en 1557, donc les prophéties sont nécessairement postérieures à cette année-là. Donc, et c’est d’une logique imparable, elles ne peuvent pas avoir été écrites par Malachie, lequel a vécu au XIIe siècle. Elles sont d’un autre auteur et le nom de Malachie n’a été utilisé que pour les rendre crédibles.
Le chef de l’Église feuilleta les pages de l’œuvre de Wyon, cherchant dans la liste le nom d’Innocent III. L’antipape n’était pas mentionné.
– Je commence à comprendre…
– En somme, jusqu’en 1557 au moins, les prophéties ont été écrites a posteriori. Cette conclusion est étayée par le fait que, jusqu’en 1590, elles se sont révélées exactes à cent pour cent. Il s’agirait, en quelque sorte, de vaticinia ex eventu, c’est-à-dire des prophéties postérieures à l’événement. Ce qui signifie que leur véritable auteur les a écrites à partir du livre de Panvinius. Quant aux prophéties relatives aux papes qui ont vécu entre 1557 et 1590 et qui n’étaient pas mentionnés dans l’ouvrage de Panvinius, elles ont été écrites à partir de ce qu’on savait à l’époque, car ces pontificats étaient encore récents et les souvenirs demeuraient vivaces.
Cette conclusion amena le souverain pontife à secouer vigoureusement la tête.
– Cela ne s’est pas nécessairement passé comme ça, contesta-t-il. Wyon, ou celui qui lui a donné la liste, peut avoir comparé les prophéties avec l’œuvre de Panvinius et fait des corrections et des ajouts, en insérant par exemple les antipapes, afin que les prédictions de saint Malachie soient compatibles avec les événements survenus entre-temps. L’oubli d’Innocent III prouve seulement que quelqu’un a retouché les prophéties.
Tomás souleva un sourcil, ne comprenant pas le sens de l’affirmation.
– Cela n’est pas impossible, reconnut-il. Mais où voulez-vous en venir, Votre Sainteté ?
Le pape fit une pause et examina longuement les ongles de sa main gauche avant de répondre, conscient qu’il allait choquer son interlocuteur.
– Et si je vous prouve que les prophéties sont authentiques ?