C

L’affirmation de Tomás les laissa tous bouche bée. La découverte du trou sous la cuvette des toilettes avait permis de comprendre comment les ravisseurs avaient pénétré dans le Palais apostolique et enlevé le chef de l’Église sans que personne ne les voie. Cette reconstitution semblait solide, d’autant plus qu’elle était corroborée par tout ce qui avait été découvert sur le lieu du crime. La révélation de l’historien selon laquelle toute cette histoire n’était rien d’autre qu’une affabulation étonna donc tout le monde.

– Que voulez-vous dire par là ? demanda Catherine. Les terroristes n’ont pas enlevé Sa Sainteté par le tunnel ouvert dans les toilettes ?

Le Portugais secoua la tête.

– Non.

Tous se regardèrent.

– Comment ça, non ?

– J’ai tout inventé. Ce n’est pas comme ça que le pape a été enlevé.

Les cinq suspects le dévisagèrent, éberlués, se demandant comment il pouvait affirmer une telle chose.

– Mais, un tunnel a bien été aménagé sous les toilettes, argumenta le cardinal Barboni. J’ai moi-même senti l’odeur des égouts. Tout comme Ettore. Une heure après, lorsque nous nous sommes tous retrouvés sur place, cette puanteur n’avait toujours pas disparu. Même mes habits en étaient imprégnés. Comment expliquez-vous cela, mon fils ?

– Le tunnel a été construit pour nous mettre sur une fausse piste, répondit Tomás. C’est comme les trucs des illusionnistes, vous voyez ce que je veux dire ? Pendant qu’on regarde d’un côté, on ne voit pas ce qui se passe de l’autre. Un vrai tour de passe-passe.

– Et… et la poussière des briques qui se trouvaient par terre, dans les toilettes ? rappela Catherine. Comment est-elle arrivée là ?

– La poussière des briques a servi à attirer notre attention sur le trou qui se cachait sous la cuvette. Les auteurs de l’enlèvement voulaient que le tunnel soit découvert.

– Mais dans quel but se sont-ils donné tout ce mal ?

– Ils avaient trois objectifs. Non seulement, ils pouvaient ainsi détourner l’attention, mais, dans la mesure où les tunnels débouchent en ville, cela leur permettait aussi de faire croire que le pape avait été emmené au-delà des murailles léonines et ne se trouvait donc plus au Vatican. Ce qui éloignait les recherches de la basilique.

Le cardinal Barboni regardait l’historien comme s’il attendait quelque chose.

– Vous avez mentionné trois objectifs, mais vous n’en avez donné que deux…

– Le troisième est facile à comprendre, fit observer Tomás. Suivez mon raisonnement, je vous prie. En déposant de la poussière de brique près de la cuvette des toilettes pour que nous découvrions le tunnel, quel était l’objectif de notre Judas ? Il voulait qu’on découvre le trou sous la cuvette, puis le portail verrouillé dans le souterrain. Et pourquoi ? Parce qu’il savait que tôt ou tard nous allions conclure que, le portail et la serrure étant intacts, les ravisseurs avaient utilisé la clé. Et qui avait la clé ? Les forces de sécurité. Partant, qui le traître cherchait-il à incriminer ?

Tous les yeux se posèrent de nouveau sur le commissaire de la police judiciaire, mais ce fut Catherine qui formula la conclusion qui s’imposait.

– L’inspecteur Trodela !

Tomás fit le geste des illusionnistes lorsqu’ils achèvent leur tour de magie avec succès.

– Donc, l’inspecteur Trodela est innocent.

Comme s’il doutait de ce qu’il venait d’entendre de la bouche de Tomás, tant le revirement l’avait pris par surprise, Trodela mit un long moment à réagir.

– Davvero ? demanda-t-il incrédule, craignant visiblement que le Portugais ne revienne aussitôt sur ses paroles. Vous êtes sérieux ? Vous reconnaissez, professeur, que… que je suis innocent ?

– Absolument !

Le visage du commissaire, jusqu’alors furibond, se fendit d’un immense sourire.

– Alla buon’ora ! s’exclama-t-il, exubérant. Finalement ! Evviva ! Quelqu’un croit en moi ! Che splendido ! Justice est faite !

 

Les autres observaient la scène, incrédules.

– Mais… mais alors qui est le Judas ?

Le regard de Tomás revint sur les quatre suspects restants. Une fois éliminé le commissaire de la police judiciaire, le traître était forcément l’un d’eux. Il dévisagea Giuseppe, puis Ettore, puis Catherine et, enfin, le cardinal Barboni.

Il fixa ses yeux sur ce dernier.

– Éminence, veuillez excuser mon indiscrétion, dit-il. Lorsque vous étiez dans votre bureau, juste après l’enlèvement du pape, il me semble que vous avez demandé à l’inspecteur Trodela d’envoyer quelqu’un chez vous chercher quelque chose.

– Des vêtements pour me changer.

– Oui, c’est ça, se souvint l’historien. Vous avez alors donné à l’inspecteur Trodela l’adresse de votre logement. Pourriez-vous me la rappeler, s’il vous plaît ?

– J’habite au numéro deux de la via Carducci.

– Oui, oui, c’est ça, au numéro deux de la via Carducci. Il regarda les trois autres. L’un d’entre vous habite-t-il à côté ?

– Hésitant, presque avec crainte, le secrétaire particulier du pape leva la main.

– J’habite via Salandra, une rue perpendiculaire à la via Carducci.

Le secrétaire d’État haussa un sourcil, étonné par ces questions incongrues.

– Pourquoi nous demandez-vous cela ?

– Pour rien, pour rien.

Cette fois ce fut l’inspecteur Trodela qui intervint.

– Che fastidio, je n’y comprends plus rien ! protesta-t-il. En fin de compte, qui est le traître ?

– Avec tout le respect que je vous dois, inspecteur, la question qui s’impose n’est pas encore celle-là.

– Ah non, et quelle est-elle alors ?

Tomás s’approcha de Trodela et le désigna du doigt.

– Pour quelle raison le véritable ravisseur avait-il besoin de détourner l’attention sur vous ?

Le commissaire de la police judiciaire haussa les épaules.

– Moi aussi, j’aimerais le savoir…

– La réponse est évidente, ajouta le Portugais, répondant à sa propre question. Car, sans la fausse piste du tunnel, les soupçons se seraient immédiatement portés sur le véritable auteur de l’enlèvement.

– Et qui est-ce ?

Tomás désigna Catherine.

– Mme Rauch…

Le visage de la Française se contracta en une expression horrifiée.

– Moi ?

– … ça ne peut pas être elle.

– Pardon ?

– Ça ne peut pas être madame Rauch, répéta le Portugais. Et ce pour une simple raison : au moment de l’enlèvement, elle était avec moi au palais des Congrégations. (Il se tourna vers les autres suspects.) Ce qui signifie qu’il ne reste que vous trois…

– Le cardinal Barboni échangea un regard avec Ettore et Giuseppe avant de fixer l’historien.

– Si vous avez une accusation à porter, allez-y.

Tomás leva la main pour rappeler une vieille maxime policière.

– Cherchez la dernière personne qui était avec la victime et vous trouverez probablement le coupable, dit-il. Or, si l’on considère que le tunnel est une fausse piste, quelle était la dernière personne qui se trouvait dans la bibliothèque lorsque le pape a disparu ?

La question demeura en suspens, et l’inspecteur Trodela finit par y répondre.

– Le majordome !

Se voyant accusé, Giuseppe roula des yeux.

– Dio mio ! C’est toujours la faute du majordome, n’est-ce pas ? C’est comme ça dans les romans policiers et c’est comme ça dans la vie. Déjà, dans l’affaire des lettres secrètes du pape Benoît XVI, on a accusé le majordome. Et à présent, qui accuse-t-on ? Le majordome, bien sûr ! C’est toujours la faute du majordome !

L’inspecteur Trodela le fixa intensément.

– Giuseppe, dites-moi la vérité, murmura-t-il. C’est vous le Judas ?

Le majordome répondit en joignant les mains, comme s’il faisait une prière.

– Per amor del cielo, vous me croyez capable d’une telle chose ? Je jure que ce n’est pas moi ! Je suis innocent ! C’est vrai que je suis entré dans la bibliothèque, mais elle était déjà vide. (Il se tourna vers le secrétaire particulier.) N’est-ce pas, Ettore ?

– Je le confirme. La bibliothèque était vide.

À ces mots, Tomás demeura impassible. Lorsque Giuseppe se calma enfin, il revint à la charge.

– Je n’ai pas demandé quelle était la dernière personne qui se trouvait dans la bibliothèque après la disparition du pape, corrigea-t-il. Ce que je veux savoir, c’est qui y était lorsqu’il a disparu. Ou, en d’autres termes, qui l’a vu en dernier ?

Ce fut l’inspecteur Trodela qui formula l’évidence.

– Eh bien, à vrai dire ce n’était pas une personne, rappela-t-il. Mais deux. Son Éminence et le secrétaire particulier de Sa Sainteté.

Le cardinal Barboni et Ettore se regardèrent.

– Éclairez-moi, per carità, demanda le secrétaire d’État. Qui accusez-vous ? Moi ou Ettore ?

– Lorsque j’ai compris quelles étaient les deux dernières personnes à se trouver avec le pape, je me suis demandé si quelque chose d’anormal s’était passé à ce moment-là, ajouta Tomás, ignorant la question du secrétaire d’État. De fait, quelque chose d’assez inhabituel s’est effectivement produit. Vous êtes allé aux toilettes et vous vous êtes senti indisposé, Votre Éminence. On a alors appelé le secrétaire particulier du pape, qui vous a emmené prendre l’air. Ce détail a attiré mon attention. Pour quelle raison Votre Éminence s’est-elle sentie indisposée ?

– Vous savez très bien pourquoi, mon fils, dit le cardinal Barboni, agacé d’avoir à se défendre. Ça sentait le… les… enfin, les égouts.

– Je reconnais que cette odeur n’est pas très agréable, concéda Tomás. Cependant, elle ne provoque pas de syncope et ça n’a jamais tué personne.

– Les terroristes avaient répandu un gaz dans les toilettes.

– Ce fut, effectivement, la théorie avancée alors pour appuyer l’hypothèse selon laquelle les ravisseurs étaient entrés par le trou situé sous la cuvette des toilettes. Mais en réalité, quelques heures plus tard, il n’y avait que l’odeur des égouts dans les toilettes. Or, comme je l’ai déjà dit, bien que désagréable, celle-ci ne provoque pas d’évanouissement. Cela m’a permis de formuler l’hypothèse suivante. Et si la personne qui s’était sentie mal n’avait pas été Votre Éminence, mais le pape ? Et si l’indisposition du pape avait été provoquée, non par l’odeur des toilettes, mais par une solution chimique, comme… comme, par exemple, du chloroforme ?

Le secrétaire d’État le fixa avec indignation.

– Qu’insinuez-vous ?

– Mais, je n’insinue rien Votre Éminence, s’empressa d’ajouter le Portugais.

– Ah, bon.

– Tomás ne détacha pas son regard du cardinal Barboni, très attentif à la réaction que celui-ci aurait en entendant les paroles qu’il allait prononcer. Demeurerait-il impassible ou perdrait-il ses moyens ?

– Je vous accuse.