XI

Intimement convaincu que les célèbres prophéties de Malachie n’étaient rien d’autre qu’une falsification, Tomás réagit avec un profond scepticisme en entendant le pape annoncer leur authenticité. Comment, au XXIe siècle, de grandes personnalités de renom international pouvaient-elles croire en de pareilles sornettes ?

– Admettons que la version des prophéties que nous connaissons soit une fraude, concéda le chef de l’Église. Vous remarquerez cependant que rien n’empêche de supposer que Wyon, ou sa source, probablement Chacón, ait eu accès à un autre manuscrit, le document authentique dont saint Malachie était l’auteur, et qu’ensuite il en ait corrigé le contenu pour en accroître l’exactitude eu égard aux circonstances de son temps.

Le Portugais eut du mal à contenir un nouveau sourire d’incrédulité.

– Si vous me permettez mon audace, Votre Sainteté, ce que vous êtes en train de dire me semble un peu tiré par les cheveux, parvint-il à formuler sur le ton le plus raisonnable possible. C’est que l’inexactitude décelée à propos des antipapes n’est pas la seule anomalie. On constate en effet que, chaque fois que Panvinius a commis une erreur factuelle en ce qui concerne le nom, le blason ou encore le titre cardinalice de tel ou tel pape, celle-ci se retrouve dans les interprétations des prophéties. Cela démontre qu’il existe un lien entre le livre de Panvinius et les prophéties, ce qui constitue un indice élevé de fraude.

– Si je comprends bien, ces erreurs concernent l’interprétation, pas les prophéties elles-mêmes…

– Oui, c’est vrai, reconnut Tomás. En toute rigueur, les erreurs n’entachent que les commentaires qui tentent de relier la phrase prophétique aux événements historiques. En soi, les prophéties demeurent, il faut bien le reconnaître, immaculées, exception faite de l’incohérence pour ce qui est des antipapes.

Réalisant qu’il venait de marquer un point, le chef de l’Église tapa sur la table avec la main.

– Cela fait toute la différence ! s’exclama-t-il. De plus, si, comme vous le soutenez, il s’agit une fraude, pour quelle raison se serait-on donné la peine de la commettre ? Quelle en serait la motivation ?

– Influer sur le choix du pape, c’est évident.

Ne comprenant pas la réponse, le souverain pontife le fixa, les yeux mi-clos.

– Que voulez-vous dire par là ?

– Lorsque, en 1590, Urbain VII mourut, un conclave fut convoqué pour choisir son successeur. Or, pour la première fois dans la liste publiée par Wyon, il n’y avait aucun commentaire établissant un lien entre la prophétie de Malachie et le pape effectivement élu. La prophétie se contentait de mentionner ce qui caractériserait le pontificat suivant. Voulez-vous me dire, Votre Sainteté, ce qui est prophétisé pour le successeur d’Urbain VII ? Le chef de l’Église lut le surnom en latin qui figurait après Urbain VII dans le Lignum Vitae.

– Ex antiquitate urbis, dit-il, traduisant aussitôt. De l’ancienneté de la ville.

– Ce qui signifie que le successeur d’Urbain VII viendra de la ville ancienne. Il se trouve que, lors du conclave de 1590, l’un des candidats fut le cardinal Girolamo Simoncelli, un homme d’Orvieto, un village qui en latin se dit Urbs Vieto, « ville ancienne ». En d’autres termes, Malachie prédisait que le successeur d’Urbain VII serait le cardinal Simoncelli.

– Il semblerait, en effet.

– Eh bien, il se trouve que le cardinal Simoncelli a perdu face au cardinal qui allait devenir Grégoire XIV ! Ce qui signifie que la prophétie ne s’est pas produite. En réalité, il ne s’agissait, ni plus ni moins, que d’une tentative pour manipuler le conclave.

Le pape écarquilla les yeux, presque scandalisé par le mot choisi.

– Manipuler ?

– Oui, manipuler. Nous savons tous que le pouvoir des papes était tellement grand que, durant le premier millénaire de l’histoire de l’Église, l’élection des souverains pontifes a été soumise à l’influence des autorités politiques et économiques des États italiens et des grandes puissances chrétiennes, qui manœuvraient pour faire désigner celui qui leur convenait le plus. Rois, empereurs, sénateurs… tous tentaient d’influencer le choix. C’est justement pour cela qu’au XIIe siècle des efforts ont été faits pour que les papes soient choisis uniquement par les cardinaux, objectif qui n’a été vraiment atteint qu’au cours de ces derniers siècles.

– Oui, c’est vrai, concéda le chef de l’Église. Et alors ?

– Les prophéties de Malachie s’inscrivent dans cette logique. Très probablement, la liste attribuée à Malachie est l’œuvre de partisans du cardinal Simoncelli, pour convaincre les autres cardinaux. À une époque de grandes superstitions, une telle prophétie pouvait se révéler décisive, Malachie étant en plus un saint très réputé. Qui aurait osé aller contre sa prédiction ? Le fait que le cardinal Simoncelli ait perdu le conclave montre que la manipulation n’a pas abouti, les cardinaux ayant pris la liste pour ce qu’elle était, une fraude.

– Mais, professeur, la prophétie de saint Malachie était pourtant juste en annonçant que le successeur d’Urbain VII serait ex antiquitate urbis, c’est-à-dire d’une ville ancienne !

– Elle s’est trompée. Simoncelli, le cardinal d’Orvieto, a perdu le conclave.

– Mais Grégoire XIV l’a gagné. Or Grégoire XIV, si je me souviens bien, venait de Milan, une ville ancienne !

Tomás fit une grimace contrariée.

– À ce compte-là, la plupart des cardinaux sont originaires de villes anciennes, dès lors la prophétie pourrait s’appliquer à la majorité des autres candidats qui étaient présents au conclave.

– Peut-être, mais si l’objectif était vraiment de conditionner le conclave de 1590, pour quelle raison le falsificateur aurait-il établi une liste aussi longue de noms postérieurs à l’élection ? Vous remarquerez que les prophéties couvrent une période de neuf siècles, et qu’elles se prolongent pendant cinq cents ans après le conclave de 1590. Pourquoi le prétendu falsificateur se serait-il donné tout ce mal ?

– Pour rendre les prophéties crédibles, bien sûr.

– Pour cela, il n’avait pas besoin d’allonger à ce point la liste, observa le pape avec l’expression de quelqu’un qui n’était pas très convaincu. En outre, vous noterez que la dernière prophétie prévoit la destruction de Rome et la persécution finale de l’Église. Une telle prédiction est extrêmement embarrassante dans la mesure où les chrétiens ont toujours cru dans la protection de Dieu et la victoire finale de leur foi. Le christianisme était destiné à conquérir le monde et à convertir toutes les âmes. Qui voudrait croire que la papauté s’achèverait par une grande défaite et que Rome serait détruite ? La chute de la papauté est une idée absolument intolérable pour un esprit chrétien de l’époque. Un faussaire choisirait certainement une autre fin, quelque chose de plus conforme aux attentes des chrétiens.

Tomás se gratta la tête, pesant l’argument, d’une force indubitable.

– Peut-être.

– Notez que tout cela ne m’empêche pas de reconnaître que la liste de saint Malachie a la capacité de conditionner bon nombre de cardinaux et de les amener à adopter des comportements tendant à confirmer les prophéties, ajouta le chef de l’Église. Par exemple, lors du conclave de 1958, tous savaient que saint Malachie avait prophétisé que le pape qui serait élu serait pastor et nauta, c’est-à-dire « pasteur et nautonier ». Accordant foi à cette prophétie, le cardinal américain Francis Spellman trouva un bateau, installa un troupeau dedans et se mit à naviguer sur le Tibre pour essayer de prouver qu’il était le candidat annoncé.

Tomás éclata de rire.

– Il a vraiment fait cela ?

– C’est ce qu’on raconte. Cela ne lui a servi à rien car il a fini par perdre le conclave face au cardinal de Venise.

– Quoi qu’il en soit, cela prouve bien que certains cardinaux au moins font vraiment attention aux prophéties de Malachie. Même les papes s’en préoccupent. Je me souviens que Pie XII avait fait réaliser un documentaire sur sa vie intitulé Pastor Angelicus, qui était justement le surnom prophétique que Malachie lui avait attribué des siècles auparavant.

– Le cas de Sa Sainteté Pie XII est révélateur, observa le pape. Si les prophéties sont réellement une falsification du XVIe siècle, comme vous-même et mes coreligionnaires jésuites le prétendent, comment expliquer que mes prédécesseurs au Vatican, y compris Pie XII, lui aient accordé crédit ?

– En effet, vous avez raison.

Le souverain pontife se tut pendant quelques instants. Il se frottait le menton tout en réfléchissant à l’idée qu’il venait d’avoir.

– Vous savez, il y a un moyen de prouver que les prophéties de saint Malachie sont authentiques.

– Sérieusement ? Comment ?

Le pape saisit le Lignum Vitae sur le bureau et commença à le feuilleter :

– Il suffit de les lire.