XII

Les doigts délicats du pape parcoururent rapidement le vieux livre d’Arnold de Wyon jusqu’à la page qu’il cherchait. Affirmant qu’il était possible de démontrer que les prophéties de Malachie postérieures à 1590 s’étaient effectivement réalisées, il lui appartenait à présent de le prouver. Il n’avait pas l’intention d’échouer.

Il désigna une ligne du Lignum Vitae et regarda Tomás avec une expression de défi.

– Vous voyez ici, le 244e pape, 88e sur la liste des prophéties ? L’historien regarda la page en question.

– C’est celui à qui Malachie avait prédit qu’il serait rastrum in porta ?

– Lui-même. Rastrum in porta, c’est-à-dire « le râteau à la porte ». Il se trouve que le 88e pape de la liste fut Innocent XII, élu en 1691. Son nom de famille était Rastrello, qui signifie râteau en italien, et d’ailleurs son blason comportait effectivement un râteau. Comment le prétendu falsificateur de 1590 pouvait-il prévoir cela au sujet d’un pape dont le pontificat ne commencerait qu’un siècle plus tard ? Et pourtant, il a deviné avec une exactitude absolue. La prophétie s’est réalisée.

– Une coïncidence, sans aucun doute, précisa Tomás. Sur cent douze prophéties, il était inévitable que l’une ou l’autre tombe juste.

– En réalité, il n’y a pas cent douze prophéties postérieures à 1590, mais seulement soixante-huit. Cependant, ce qui importe véritablement, professeur, c’est que le taux de réussite de ces prophéties est très élevé.

– Qu’entend Votre Sainteté par « réussite d’une prophétie » ? Car, à bien y regarder, les expressions en latin attribuées à Malachie sont tellement vagues et ambiguës qu’elles peuvent être appliquées à un très grand nombre de situations et de papes différents.

– Je n’en suis pas si sûr. La prophétie du « râteau à la porte » concernant le 88e pape de la liste me semble très spécifique ; et elle s’est parfaitement réalisée avec Innocent XII.

L’historien ne semblait pas convaincu.

– Un seul cas ne suffit pas pour fonder une thèse, insista-t-il. Votre Sainteté me pardonnera d’affirmer qu’il faut davantage d’exemples.

Le souverain pontife feuilleta le vieil ouvrage de Wyon.

– Il me semble qu’il serait plus facile et moins fastidieux d’examiner le cas des papes du XXe siècle, à partir de la Première Guerre mondiale, proposa-t-il. Ils sont plus récents et leurs pontificats sont donc plus frais dans notre mémoire.

– Très bien, voyons cela.

Le chef de l’Église posa les doigts sur les derniers noms de la longue liste.

– Alors commençons avec Benoît XV, pape de 1914 à 1922. La prophétie de saint Malachie à son sujet était, comme c’est indiqué ici, religio depopulata, c’est-à-dire « la religion dépeuplée », une étrange prophétie qui ne saurait être considérée comme vague et ambiguë, et qui s’appliquerait difficilement à un autre pape. Or, Benoît XV a été témoin de la boucherie que fut la Première Guerre mondiale, de l’hécatombe provoquée par la pandémie de grippe espagnole et de la révolution bolchevique de 1917, qui a fait de la Russie un pays athée où non seulement la religion était découragée, mais où les croyants étaient ouvertement poursuivis. Ce fut la période de l’histoire de l’humanité au cours de laquelle les morts et les persécutions religieuses ont été les plus nombreuses. Où cela s’est-il produit ? Essentiellement en Europe, un continent où l’écrasante majorité de la population est chrétienne. Eh bien, c’est justement à propos de ce pontificat-là que saint Malachie a prédit « la religion dépeuplée ». La prophétie correspond donc parfaitement au pontificat de Benoît XV.

– Certes, cette prophétie très spécifique s’est effectivement réalisée, reconnut l’universitaire portugais. Mais… et les autres ? Le souverain pontife porta son attention sur la ligne suivante :

– Saint Malachie a associé le pape suivant à fides intrepida, c’est-à-dire « la foi intrépide ». Pie XI, qui a exercé ce pontificat, est justement le Saint-Père qui s’est insurgé contre le communisme, l’antisémitisme et le nazisme. En 1937, il a publié l’encyclique antinazie Mit brennender Sorge, la plus violente condamnation d’un régime politique jamais prononcée par le Saint-Siège. Il a dénoncé « le mythe du sang et de la race » et « l’hitlérisme barbare », en ajoutant que les chrétiens étaient tous sémites, et en présentant Hitler comme l’Antéchrist, ce qui, dans le contexte de l’alliance italo-germanique alors conclue entre Hitler et Mussolini, exigeait un grand courage.

– Ce courage n’a servi à rien…

– En effet, car Pie XI est mort en 1939, au début de la Seconde Guerre mondiale, et il a malheureusement laissé inachevée une encyclique contre le racisme, intitulée Humanis generis unitas, que son successeur, Pie XII, n’a pas eu le courage de promulguer. Visiblement, il n’avait pas la fides intrepida que saint Malachie avait prophétisée au sujet de son prédécesseur.

Impatient, Tomás vérifia le nom suivant du livre de Wyon.

– Pie XII a été désigné dans les prophéties comme pastor angelicus, c’est-à-dire « le pasteur angélique ».

– Sa priorité durant la Seconde Guerre mondiale n’a pas été de dénoncer le nazisme et le communisme, comme l’avait courageusement fait son prédécesseur, mais de défendre le troupeau chrétien face aux épreuves en ces temps difficiles. C’est pourquoi il a effectivement été un pasteur. En somme, cette prophétie s’est également réalisée.

– Hum… Un peu vague tout de même, considéra l’historien, pas très convaincu mais incapable de contredire l’interprétation du pape. Ensuite ce fut Jean XXIII, au sujet duquel Malachie avait prédit qu’il serait pastor et nauta, c’est-à-dire le « pasteur et nautonier ».

– Jean XXIII était originaire de Venise, une ville de canaux, de gondoles et de marins.

Tomás fit une moue de scepticisme :

– Encore une fois, il s’agit d’une prophétie assez vague…

– Peut-être, mais pas inexacte.

Le Portugais n’était guère enthousiaste, sans avoir d’arguments convaincants à avancer. Il passa au nom suivant.

– Le pape Paul VI a été désigné par flos florum, « la fleur des fleurs ». (Il fit une grimace.) Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

– Le blason de la famille de Paul VI comportait trois fleurs de lys.

– Vraiment ?

– Je suppose que vous connaissez, professeur, l’importance des lys, n’est-ce pas ?

– Le lys est la fleur des fleurs, confirma-t-il. Tant dans la mythologie grecque que dans la symbolique chrétienne, elle a quelque chose de divin. Chez les catholiques, elle représente la pureté de Marie.

– Or, Paul VI a été un pape marial, qui a accordé de l’importance aux apparitions de la Vierge Marie à Fátima, ce qui fit de lui le souverain pontife des lys, la fleur de Marie et la fleur des fleurs.

Dans ce cas, la coïncidence était effectivement troublante. Comme il ne pouvait contester l’interprétation de cette prophétie, Tomás passa à la suivante.

– Ensuite, ce fut Jean-Paul Ier, de medietate lunae, « de la moitié de la lune ».

– Ce que personne n’a oublié du pontificat de Jean-Paul Ier, c’est qu’il a été le plus court des temps modernes. Il a duré à peine trente-trois jours, ce qui équivaut plus ou moins à un cycle de la lune. De plus, comme par hasard, Jean-Paul Ier est né dans le diocèse de Belluno, « belle lune » en italien. Enfin, il est devenu pape le jour où la lune est entrée dans sa phase décroissante, ce qui correspond à une moitié de lune, c’est-à-dire medietate lunae en latin. Une fois de plus, saint Malachie a vu juste.

Toujours incapable de contredire cette interprétation, le Portugais aborda la prophétie suivante.

– De la lune nous passons au soleil, saint Malachie ayant désigné Jean-Paul II de labore solis, c’est-à-dire « du labeur du soleil ». Quelle est la relation entre le soleil et ce pape ?

La réponse fut immédiate.

– Vous savez certainement que le pontificat du Polonais Karol Wojtyla, Sa Sainteté Jean-Paul II, a été marqué par la lutte inlassable qu’il a menée contre le régime communiste qui opprimait l’Europe de l’Est en général et sa Pologne natale en particulier. Moscou a pris peur avec ce pape qui manœuvrait contre les régimes communistes ; c’est pourquoi elle a donné l’ordre qu’il soit assassiné, et elle a recouru pour cela aux services secrets bulgares. Le Turc Ali Ağca, soi-disant engagé par les Bulgares, a tenté de le tuer le 13 mai 1981. Je suppose, professeur, que vous n’ignorez pas la signification de cette date, n’est-ce pas ?

– C’est l’anniversaire de la première apparition de la Vierge à Fátima.

– Lorsqu’il s’est réveillé à l’hôpital, informé de ce qui s’était passé et se rendant compte de la coïncidence des dates, Jean-Paul II a demandé à voir le document dans lequel la bergère Lúcia avait consigné la troisième partie du secret de Fátima, alors encore inconnu du grand public. Le secret, semble-t-il, prophétisait l’assassinat d’un pape. Jean-Paul II en conclut que le pape en question n’était autre que lui-même et que la Vierge Marie avait dévié la balle de quelques millimètres, empêchant qu’elle n’atteigne ses organes vitaux. Il était persuadé d’avoir été sauvé par l’intervention de la Vierge. Un an après l’attentat, il s’est rendu à Fátima et, en action de grâce, il fit incruster la balle qui faillit le tuer dans la couronne de la statue de Notre-Dame de Fátima. Jusqu’au bout, il demeura convaincu que l’intervention de la Vierge Marie lui avait permis d’accomplir sa mission historique.

– Mission historique ? Que voulez-vous dire par là, Votre Sainteté ?

– Si vous vous rappelez, en 1917, Notre-Dame de Fátima avait prophétisé qu’un jour, la Russie reviendrait à la foi chrétienne, opposant le parvis blanc de Fátima à la place Rouge de Moscou. Cette prophétie finit par se réaliser sous le pontificat de Jean-Paul II, en grande partie grâce à son action. Fátima a joué un rôle si déterminant dans la chute du communisme que, sur l’immense parvis de la basilique, se trouve aujourd’hui un morceau du mur de Berlin, tribut au triomphe de Marie.

– Mais qu’est-ce que tout cela a à voir avec « le labeur du soleil » ?

Le pape garda les yeux fixés sur son invité.

– Cela ne vous semble pas évident ? Vous savez ce que les personnes qui se trouvaient à Fátima, en 1917, la dernière fois que la Vierge est apparue aux bergers, ont dit au sujet du soleil ?

L’historien ouvrit de grands yeux, se souvenant des récits de l’époque.

– Elles l’ont vu danser dans le ciel !

– De labore solis, avait prévu saint Malachie. « Du labeur du soleil ». La prophétie relie Jean-Paul II aux apparitions de Fátima. Et il existe une seconde interprétation. En se reliant ainsi à Fátima, Jean-Paul II a apporté la lumière du soleil, la lumière de la vérité et de la chrétienté aux ténèbres du communisme athée, dictatorial et totalitaire, ce qui était au fond sa mission historique. Le soleil, après un dur labeur, a enfin vaincu les ténèbres. En somme, une fois de plus, la prophétie de saint Malachie s’est réalisée.

Tomás respira profondément. Il n’avait rien trouvé qui fût susceptible de contrarier cette nouvelle interprétation des prophéties. Mais il voulait passer à l’avant-dernier nom de la longue liste.

– Le pape suivant fut l’Allemand Joseph Ratzinger et saint Malachie avait prédit au sujet de son pontificat qu’il serait gloria olivae, « la gloire de l’olivier »… quoi que cela veuille dire.

– Professeur, vous ne savez pas de quel ordre monastique le rameau d’olivier est le symbole ?

– Les Bénédictins. (Il ébaucha un sourire, fier d’avoir surpris son interlocuteur.) Mais, que je sache, Ratzinger n’était pas bénédictin…

– En effet, mais il a adopté le nom de Benoît XVI, ce qui le relie à l’ordre des Bénédictins, qui est l’ordre de saint Benoît ! Une fois de plus, saint Malachie a vu juste !

Le sourire de Tomás se décomposa et ses épaules s’affaissèrent. En tant qu’homme de science, il se refusait catégoriquement à accorder crédit aux prophéties. Mais il était conscient qu’il n’avait pas été capable de mettre en doute l’interprétation d’une seule des prophéties de saint Malachie au sujet des papes récents, c’est-à-dire tous ceux qui avaient porté l’anneau du pêcheur depuis la Première Guerre mondiale. Il est vrai que certaines de ces prophéties restaient suffisamment vagues pour ouvrir la voie à toutes sortes d’interprétations, mais d’autres étaient tellement précises qu’il semblait très perturbant qu’elles se soient réalisées. Saint Malachie avait-il vraiment pu prévoir l’avenir ?

Il avait du mal à le croire.

– Penchons-nous à présent sur le dernier pape de la longue liste de Malachie, proposa le Portugais en guise de conclusion. Celui auquel le saint a donné le nom de Petrus Romanus.

– C’est-à-dire moi.

L’historien garda les yeux fixés sur le souverain pontife comme s’il l’interrogeait.

– Vous croyez vraiment, Votre Sainteté, que vous êtes le dernier pape ?

– Je le sais.

La réponse n’était pas satisfaisante pour un esprit sceptique et rationnel tel que celui de Tomás Noronha.

– Comment pouvez-vous le savoir, Votre Sainteté ?

– Le taux de réussite très élevé des prédictions de saint Malachie ne vous a pas échappé. Ses prophéties ont certainement été parmi celles les plus réalisées de tous les temps ! L’une après l’autre, elles se sont accomplies, comme nous venons de le voir. Un tel fait ne saurait être ignoré, vous ne trouvez pas ?

– Certes, mais il doit y avoir davantage d’indices…

Comme s’il pesait ses paroles, le pape marqua un court silence avant de répondre.

– Il y a d’autres prophéties.

– Lesquelles ?

– Fátima, par exemple.

Cette nouvelle référence à Fátima intrigua Tomás.

– Que voulez-vous dire par là, Votre Sainteté ? Le chef de l’Église se pencha et baissa la voix.

– Je vais vous révéler quelque chose, dit-il presque en murmurant. Contrairement à ce qui a été annoncé, la troisième partie du secret de Fátima ne concerne pas Karol Wojtyla.

– Pardon ? fit le Portugais, surpris. Mais qui alors ?

Le pape prit le Lignum Vitae et relut la prophétie apocalyptique de Malachie au sujet de Petrus Romanus. Les références aux persécutions finales, aux nombreuses tribulations imminentes, à la destruction de la ville aux sept collines et au jour du Jugement dernier le firent trembler, car il croyait que c’était effectivement le sort qui attendait l’Église et l’humanité durant son pontificat.

Écrasé par l’angoisse, il soupira bruyamment et posa la main sur sa poitrine tout en fixant son interlocuteur.

– Moi.