Après s’être agenouillé et avoir dit un Ave Maria devant une petite image de Notre-Dame de Fátima posée sur une étagère de la bibliothèque privée du Palais apostolique, le pape se signa puis revint vers le bureau. Son hôte était resté assis, attendant les explications.
– Que savez-vous, professeur, des apparitions de Fátima ? Tomás remua sur sa chaise.
– Historien et, qui plus est, portugais, j’en sais sans doute plus que la plupart des gens, répondit-il. Le 13 mai 1917, alors qu’ils faisaient paître leur troupeau à Cova da Iria, un hameau du centre du Portugal, trois jeunes bergers auraient vu apparaître sur un arbre une femme qui, selon eux, avait l’air d’une statue de neige, plus blanche que le soleil. La femme leur dit qu’elle venait du ciel, les invita à revenir en ce même lieu chaque mois, toujours le même jour et à la même heure. Elle prophétisa la fin de la Grande Guerre et consacra le monde au Cœur immaculé de Marie. Lúcia la voyait, l’entendait et parlait avec elle, Jacinta la voyait et l’entendait, quant au garçon, Francisco, il la voyait seulement. De fait, les apparitions se seraient répétées au cours des cinq mois suivants, toujours le 13 du mois, et chaque fois elles ont donné lieu à des révélations et attiré des foules de plus en plus nombreuses. Les gens ne voyaient pas la dame dont parlaient les bergers, mais ils ont affirmé avoir vu le soleil s’obscurcir à chaque apparition et une multitude d’entre eux ont dit avoir entendu un bruit semblable à un bourdonnement d’abeilles ou de mouches.
– Vous savez lors de quelle apparition le secret de Fátima a été révélé ?
– Au cours de la deuxième apparition, la dame a annoncé la mort prochaine de Jacinta et Francisco, ce qui se produisit effectivement deux ans plus tard, à cause de la pandémie de grippe espagnole, mais c’est à la troisième apparition qu’elle a fait la grande révélation. La première partie du secret est la vision de l’enfer. La deuxième, la prophétie selon laquelle, après la Grande Guerre, une autre se produirait et que la Russie, après avoir répandu toutes ses erreurs à travers le monde, finirait par se convertir, et serait consacrée au Cœur immaculé de Marie. Quant à la troisième partie, je confesse que je ne connais pas…
– C’est celle dont nous allons parler, coupa le souverain pontife. Vous savez certainement que Notre-Dame avait promis de faire un miracle à la dernière apparition.
– Bien sûr. Comme les bergers se plaignaient que personne ne les croyait, la Vierge a promis un miracle que tous verraient et qui convaincrait tout le monde. Ce serait le 13 octobre. La promesse attira ce jour-là cinquante mille personnes à Cova da Iria, y compris des journalistes. D’ailleurs, j’ai lu l’article publié dans un des plus grands journaux de l’époque, O Século. Alors qu’il pleuvait, écrivit le journaliste, les nuages s’ouvrirent soudainement et tous virent le soleil danser trois fois en douze minutes. Cette dernière apparition fut une apothéose.
Le pape s’adossa à son siège et, comme si cela l’apaisait, il regarda l’image de Notre-Dame de Fátima qui ornait la bibliothèque privée de ses appartements.
– Fátima est la plus prophétique de toutes les apparitions modernes de la Vierge, dit-il sur un ton serein. Ce n’est pas par hasard qu’ici, au Vatican, nous appelons le Portugal « le pays de Marie ». Je suis convaincu que c’est la protection spéciale de la Vierge qui a sauvé votre pays de l’hécatombe lors de la Seconde Guerre mondiale.
Tomás ébaucha un sourire sceptique.
– Votre Sainteté comprendra certainement qu’en tant qu’historien je ne puis accepter d’explications mystiques à des événements historiques.
Le pape haussa les épaules avec indifférence.
– Comme vous voudrez, dit-il. Venons-en à ce qui nous intéresse. Vous connaissez sans doute la troisième partie du secret de Fátima ?
– Pas très bien, je l’admets. (Il remua sur sa chaise.) Vous savez, Votre Sainteté, je suis un homme de science. Je ne crois pas à ce qui est mystique, à la… enfin, à la spiritualité, qui pour moi n’est rien d’autre qu’une invention pour nous réconforter et nous protéger de la cruauté de l’existence et de la peur de notre condition mortelle.
– Ça, je l’ai déjà compris. Cependant, la science montre qu’il nous est possible d’avoir une certaine connaissance de choses qui ne se produiront que dans l’avenir…
– En effet. L’expérience de la double fente retardée, théorisée en physique quantique par John Wheeler et confirmée sur le plan expérimental dans plusieurs laboratoires, a prouvé qu’il est effectivement possible qu’une information se transporte vers le passé. Ce phénomène a déjà été observé par les physiciens.
– En d’autres termes, professeur, vous reconnaissez implicitement que les lois de la physique admettent l’existence des prophéties et des prémonitions…
L’affirmation mit Tomás mal à l’aise. S’il n’aimait pas voir la conversation dévier vers ce domaine, il n’avait pas d’arguments pour contredire la conclusion de son hôte.
– Eh bien… enfin, c’est… c’est vrai.
Ce point était très important, compte tenu de la confiance que Tomás accordait à la méthode scientifique. Il entrouvrait les portes de tout un monde nouveau. Le pape joignit les mains et dévisagea intensément l’homme qui était assis devant lui.
– Très bien. Alors revenons à la troisième partie du secret de Fátima. Qu’en savez-vous ?
– Je sais uniquement qu’elle a été rendue publique en 2000 et que, d’après ce que le Vatican a annoncé, elle concerne l’attentat de 1981 contre le pape Jean-Paul II. (Du doigt, il désigna son interlocuteur.) Apparemment, vous ne croyez pas en cette version.
Le chef de l’Église secoua la tête.
– En effet, je n’y crois pas.
– Sur quoi vous fondez-vous pour mettre en doute la conclusion du pape Jean-Paul II ?
La réponse à cette question était délicate, car elle impliquait un désaccord vis-à-vis d’un prédécesseur. C’est pourquoi le pape ne répondit pas immédiatement. Au lieu de cela, il prit, dans un tiroir situé sous le bureau, une enveloppe aux bords jaunis par le temps. Il l’ouvrit et en sortit deux petites feuilles noircies de lettres menues.
– Jacinta et Francisco sont morts peu après les apparitions de 1917, Lúcia resta donc seul témoin de ce qui s’était passé, dit-il. Compte tenu de cette situation, et comme entre-temps elle avait appris à lire et à écrire, l’évêque de Leiria lui demanda de consigner par écrit les prophéties faites par Notre-Dame de Fátima. Lúcia acheva son premier récit à la fin de 1935.
– Mais ce n’est que plus tard qu’elle commença à divulguer les prophéties, me semble-t-il.
Le pape fit un signe affirmatif.
– Rien ne vous échappe, professeur, confirma-t-il. En effet, ce n’est que lors de la publication de ses Mémoires en 1941 que Lúcia a annoncé que le secret de Fátima était composé de trois parties, et qu’elle accepta de révéler les deux premières, alléguant que le monde était enfin prêt à les connaître.
– Mais pas la troisième…
– Non, pas la troisième.
– Cependant, elle l’a consignée par écrit. Le pape montra les feuilles à son hôte.
– Voici la troisième partie du secret, dit-il. Lúcia est tombée malade en 1943, ce qui préoccupa énormément l’évêque de Leiria. Si elle venait à mourir, comment pourrait-on connaître cette troisième partie ? Lorsque Lúcia fut rétablie, l’évêque lui ordonna de mettre noir sur blanc la partie du message de Notre-Dame qui manquait. Lúcia obéit. Elle écrivit le message l’année suivante et le conserva dans une enveloppe scellée, avec ordre de ne l’ouvrir qu’après 1960, ou alors après sa mort.
Tomás tendit la main droite.
– Puis-je voir ?
Le chef de l’Église lui donna les feuilles.
– Lisez, lisez.
Conscient qu’il touchait un document d’une très grande valeur, l’historien prit les feuilles et les analysa avec curiosité, comme s’il craignait de les abîmer. Ne serait-il pas plus prudent d’utiliser ses gants d’archéologue ? Le côté informel de la situation le rassura pourtant et, considérant qu’il était inutile de respecter le protocole relatif au maniement de manuscrits ou de découvertes de grande valeur, il se contenta d’étudier le document qu’il avait entre les mains.
Les feuilles étaient très fines, du type de celles qu’on utilisait dans les années quarante pour écrire des lettres, et l’écriture de Lúcia, petite et serrée, ne comportait pas les pleins et les déliés si caractéristiques des manuscrits féminins. À certains endroits, il avait du mal à déchiffrer, comme pour une écriture de médecin, mais cela ne l’empêchait pas de comprendre. Si les hiéroglyphes ne l’intimidaient pas, ce n’étaient pas les pattes de mouche de sœur Lúcia qui le feraient.
– «Et nous vîmes dans une lumière immense qui est Dieu : “quelque chose de semblable à la manière dont se voient les personnes dans un miroir quand elles passent devant”, un évêque vêtu de blanc, “nous avons eu le pressentiment que c’était le Saint-Père” », lut-il enfin à voix haute à partir du texte écrit en portugais. « Divers autres évêques, prêtres, religieux et religieuses montaient sur une montagne escarpée, au sommet de laquelle il y avait une grande croix en troncs bruts, comme s’ils étaient en chêne-liège avec leur écorce ; avant d’y arriver, le Saint-Père traversa une grande ville à moitié en ruine et, à moitié tremblant, d’un pas vacillant, affligé de souffrance et de peine, il priait pour les âmes des cadavres qu’il trouvait sur son chemin ; parvenu au sommet de la montagne, prosterné à genoux au pied de la grande croix, il fut tué par un groupe de soldats qui tirèrent plusieurs coups avec une arme à feu et des flèches ; et de la même manière moururent les uns après les autres les évêques, les prêtres, les religieux et religieuses et divers laïcs, hommes et femmes de classes et de catégories sociales différentes. »
Il posa la lettre et regarda son hôte.
– Alors ? demanda le pape. Qu’en pensez-vous ?
Rongé par la curiosité, Tomás posa l’index sur les feuilles qu’il venait de lire.
– C’est en se fondant sur ce texte que Jean-Paul II a déclaré que la troisième partie du secret de Fátima concernait l’attentat de 1981 contre lui ?
– Oui, confirma le chef de l’Église. Cette prophétie a eu un énorme impact sur lui. Conformément au vœu exprimé en 1917 par Notre-Dame de Fátima d’assurer la conversion de la Russie, aussitôt après l’attentat de 1981, Jean-Paul II s’est hâté de la consacrer au Cœur immaculé de Marie dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure, à Rome, puis l’année suivante à Fátima, et à nouveau, en 1984, place Saint-Pierre. Lorsqu’on lui a demandé si les exigences de la Vierge avaient été enfin satisfaites, Lúcia répondit : « Oui, elles l’ont été, le 25 mars 1984, comme Notre-Dame l’avait demandé. » (Le pape fit un geste vague avec les mains.) Le reste c’est de l’histoire…
– De l’histoire ? Que voulez-vous dire par là, Votre Sainteté ?
– Je veux dire qu’en mars 1985, un an après la consécration au Cœur immaculé de Marie, Mikhaïl Gorbatchev est arrivé au pouvoir au Kremlin et, en quelques années, le mur de Berlin est tombé, l’Union soviétique s’est désintégrée et le communisme s’est achevé. Le blanc parvis de Fátima a vaincu la place Rouge de Moscou.
– Vous êtes vraiment convaincu, Votre Sainteté, que la fin du communisme a un rapport avec les prophéties de Fátima ?
– Sans aucun doute.
La fermeté avec laquelle le pape avait répondu signifiait clairement qu’il en était convaincu. Tomás envisageait tout cela sous l’angle bien différent de l’historien, mais il pouvait comprendre qu’un dirigeant religieux ait une interprétation mystique de tels événements.
– Vous croyez donc, Votre Sainteté, que la prophétie faite par Notre-Dame en 1917 s’est effectivement accomplie ?
– À partir du moment où Jean-Paul II a consacré, en trois occasions distinctes entre 1981 et 1984, la Russie au Cœur immaculé de Marie, se sont produits les événements qui ont abouti à l’effondrement du communisme. En ce sens, la prophétie s’est réalisée.
– Entièrement ?
Les yeux du pape glissèrent vers les deux feuilles de la lettre que l’historien avait lue quelques instants auparavant, et qu’il avait posée sur le bureau.
– Exception faite de la troisième partie du secret, comme je vous l’ai déjà dit.
– Et vous ne croyez pas, Votre Sainteté, que la troisième partie soit en rapport avec l’attentat de 1981 ?
– Non.
– Pourquoi ?
Le chef de l’Église prit les deux feuilles de papier.
– Vous ne voyez pas ? demanda-t-il en exhibant le texte écrit par Lúcia comme s’il s’agissait d’une preuve. Il y a d’énormes différences entre la prophétie de 1917 et les événements survenus sur la place Saint-Pierre en 1981.
Le Portugais essaya de se souvenir des détails de l’attentat contre Jean-Paul II et de comparer les événements de 1981 avec le contenu du texte qu’il venait de lire.
– Si je me souviens bien, en 1981, le pape se trouvait au milieu de la foule place Saint-Pierre lorsqu’Ali Ağca lui a tiré dessus, dit-il. Alors que la prophétie de 1917 évoque un homme vêtu de blanc, probablement le pape, qui traverse une ville à moitié en ruine et gravit une montagne où, avec de nombreuses autres personnes, il est abattu par des soldats.
– Vous voyez les différences ?
– Eh bien, je dirais que, d’un point de vue symbolique, il y a aussi des ressemblances entre la prophétie et ce qui s’est produit. La ville en ruine représente les nombreuses guerres qui ont éclaté dans le monde entier en raison de la guerre froide, l’homme vêtu de blanc qui gravit la montagne symbolise les difficultés de l’Église face au communisme athée, les soldats qui l’attaquent représentent Ali Ağca, à la solde des communistes, et le meurtre du pape et des autres personnes, y compris des évêques et des prêtres, représente les tueries provoquées par les guerres. D’une certaine manière, tout concorde dès lors que l’on adopte une interprétation symbolique.
Le souverain pontife se pencha en avant comme s’il allait partager un secret avec son invité.
– À ceci près que Jean-Paul II n’est pas mort… L’observation était tellement juste qu’elle perturba Tomás.
– Oui… en effet.
– La vision de Fátima prophétise la mort du pape, mais en réalité Jean-Paul II n’est pas mort. Quelle conclusion en tirez-vous ?
– Si je me souviens bien, Jean-Paul a affirmé que la Vierge avait dévié la balle et l’avait sauvé.
– Ça, c’est l’interprétation de mon prédécesseur, affirma le pape de manière sentencieuse, en soulignant le mot d’une manière telle qu’il était évident qu’il n’y croyait pas. La prophétie dit que l’homme vêtu de blanc meurt sous les balles et les flèches. Or, qu’on le veuille ou non, Jean-Paul II n’est pas mort.
– C’est cette différence entre la prophétie et la réalité qui vous fait dire, Votre Sainteté, que la vision de Fátima ne s’est pas encore réalisée et qu’elle ne se concrétisera qu’avec vous ?
– C’est à cause de cette différence, en effet, mais également en raison d’autres prophéties, ainsi que…
Il hésita, comme s’il craignait d’en avoir trop dit, et se tut brusquement.
– Ainsi que quoi ?
Le chef de l’Église temporisa ; il ne voulait pas tout dire, mais il devait terminer sa phrase.
– De… enfin, d’une menace réelle.
– Une menace ? Contre qui ?
Le pape détourna le regard vers le tableau du Christ sortant du tombeau, attribué au Pérugin, qui ornait l’un des murs de la bibliothèque privée, et il resta silencieux quelques secondes, semblant envisager de ne pas répondre à la question. Puis, il dévisagea son interlocuteur, respira profondément, comme s’il avait hâte de se libérer d’un poids qu’il ne supportait plus.
– Contre moi et contre le Vatican.