L’affirmation du chef de l’Église laissa Tomás sans voix. Le pape lui annonçait qu’une menace réelle pesait sur lui et le Vatican, confirmant ainsi les paroles énigmatiques prononcées une heure plus tôt par le cardinal Barboni. Mais, le plus impressionnant, c’était la peur que Tomás devinait dans la voix du souverain pontife.
– Que se passe-t-il, Votre Sainteté ?
Le pape ouvrit à nouveau le tiroir du bureau d’où il sortit un autre papier.
– Le deuxième pape du XXe siècle, Pie X, a eu deux visions prophétiques, indiqua-t-il en consultant le papier. En pleine audience avec des franciscains, en 1909, il sembla entrer en transe. Au bout de quelques minutes, il rouvrit les yeux, se leva et dit : « Ce que j’ai vu est terrifiant ! J’ignore si cela se passera avec moi ou avec l’un de mes successeurs. Ce qui est sûr, c’est que le pape quittera Rome et, en sortant du Vatican, il devra marcher parmi les cadavres de ses prêtres. Ne parlez de cela à personne tant que je serai vivant. »
Il leva les yeux et les posa sur son interlocuteur avec un air interrogateur.
– Pie X a vraiment dit cela ?
– Il y a des témoins et ses paroles sont consignées ici. Qu’en dites-vous ?
– Eh bien… je dois admettre qu’il existe quelques ressemblances avec la prophétie de Fátima, reconnut l’historien. En particulier, le passage où le pape marche parmi les cadavres des prêtres. Cependant, dans cette prophétie, contrairement à celle de Fátima, le pape ne meurt pas.
En guise de réponse, le souverain pontife revint au document.
– Pie X a eu une seconde vision prophétique, en 1914, révéla-t-il. Peu avant de mourir, il dit ceci : « J’ai vu l’un de mes successeurs, ayant le même nom, courant sur les cadavres de ses pairs. Il ira se réfugier en un lieu caché, mais après une courte trêve, il subira une mort cruelle. Le respect à l’égard de Dieu a disparu du cœur des hommes. Ils voudront même effacer sa mémoire. Cette perversion annonce le début des derniers jours du monde. »
Lorsque le pape finit de citer Pie X, Tomás se frottait pensivement le menton.
– Quels sont les mots qu’il a employés ? demanda-t-il. Vous avez dit que le pape à qui cela arrivera porte « le même nom » ?
– Oui. L’expression utilisée est « ayant le même nom ».
– Mais le même nom que qui ? Que lui-même ? Dans ce cas, il s’agirait d’un pape appelé Pie.
– Pie X n’a pas précisé s’il s’agissait du même nom que lui, ou du même nom que l’ordre de ceux à qui il donnait audience, c’est-à-dire l’ordre des Franciscains.
L’historien fronça les sourcils en entendant cette nouvelle hypothèse.
– C’est-à-dire un pape nommé Pie ou François.
– Telle est la prophétie, en effet, confirma le chef de l’Église. Ce qui est intéressant cependant, c’est la ressemblance entre ces deux visions, celle de Pie X et la prophétie qu’énonce la troisième partie du secret de Fátima.
– En effet, la similitude est vraiment troublante. La prophétie du pape courant sur des cadavres puis se faisant tuer coïncide parfaitement avec celle formulée par les bergers portugais. Reste à savoir si le fait de connaître l’une n’a pas influencé l’autre.
– Cela ne semble pas probable, professeur. Il suffit de vérifier les dates.
Tomás fit un effort de mémoire.
– Vous avez parfaitement raison, Votre Sainteté. Ayant eu sa seconde vision en 1914, Pie X ne pouvait pas être influencé par la prophétie de Fátima qui n’a eu lieu qu’en 1917. Par ailleurs, il est peu crédible qu’en 1917, les bergers, enfants pauvres et analphabètes qui vivaient dans un coin perdu du Portugal, aient pu connaître la vision que Pie X avait eue huit ans plus tôt. Nous pouvons donc écarter l’idée d’une influence mutuelle.
Le pape leva la main gauche.
– Ce n’est pas tout, souligna-t-il. Remarquez, professeur, que les deux visions de Pie X et la prophétie de Fátima coïncident avec la prophétie de saint Malachie au sujet du dernier pape. À savoir, que le dernier pape de sa liste, Petrus Romanus, assistera à la persécution de l’Église, à la destruction de Rome et au Jugement dernier ; cela est parfaitement compatible avec les images prophétiques de Pie X et des bergers de Fátima, du pape passant au milieu des cadavres et finissant assassiné.
Une expression d’anxiété passa à nouveau dans le regard du souverain pontife ; visiblement persuadé que tout cela allait se produire sous son pontificat, il en était profondément affecté. Tomás comprit qu’il devait le rassurer.
– Si mon insistance ne vous semble pas impertinente, Votre Sainteté, je continue de penser qu’il n’y a pas de raison de se préoccuper, affirma-t-il avec assurance. Ce ne sont que des histoires à dormir debout. Il ne se produira aucune catastrophe, vous verrez, et un autre pape succédera à Votre Sainteté, quoi que disent les prophéties de saint Malachie, de Fátima, de Pie X ou de qui que ce soit d’autre.
Le pape répondit avec difficulté.
– J’aimerais partager votre certitude.
– Soyez convaincu que rien de tout cela n’arrivera. Les prophéties eschatologiques ne manquent pas et, que je sache, elles ne se sont pas réalisées. Lorsque est arrivé l’an 1000, des tas de gens se sont suicidés avant que le monde ne finisse. Eh bien, cette année fatidique s’est achevée et rien ne s’est produit.
– En effet… vous avez raison.
– Votre Sainteté se souvient-elle de la prophétie du calendrier maya qui annonçait la fin du monde pour 2012 ? Une fois de plus, il n’est rien arrivé. Il en ira de même avec ces prophéties. La seule chose aussi vieille que les prophéties annonçant la fin du monde est leur échec. Elles se sont toutes trompées, et je vous assure que ce sera encore une fois le cas.
Le chef de l’Église ferma les yeux un instant, entrelaça les doigts, comme s’il méditait. Il semblait évident qu’il était assailli par les émotions et qu’il faisait un effort titanesque pour garder sa sérénité.
– Je ne suis pas uniquement préoccupé par les prophéties, finit-il par dire. Les menaces sont très réelles, je le crains.
– Comment ça, réelles ?
– Il existe une menace bien concrète, je vous l’ai déjà dit.
C’était effectivement la deuxième fois que le pape évoquait la question.
– Tout à l’heure vous avez précisé qu’il s’agissait d’une menace contre vous-même et contre l’Église. Mais qui a proféré cette menace ?
– Qui ? Il n’est pourtant guère difficile de le comprendre.
Il se tut, ce qui incita Tomás à l’encourager à poursuivre sa phrase.
– J’avoue que je ne vois pas…
Le pape s’adossa à son fauteuil, visiblement mal à l’aise. Il se passa le doigt autour du cou, comme pour respirer plus facilement, et dévisagea son invité, le regard sombre :
– Les islamistes radicaux.