Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et Tomás sentit une étouffante bouffée d’air chaud lui fouetter le visage ; une odeur d’humidité planait dans l’atmosphère. Il sortit de l’ascenseur après Catherine et se rendit compte qu’il se trouvait au sous-sol ; cela ressemblait à un bunker mais il ne s’agissait que d’une cave. La lueur jaune des lampes projetait des ombres dans tous les sens, et les murs paraissaient usés, signe que l’édifice était plus ancien qu’il ne paraissait.
– Où sont les fameux tunnels ?
– Par ici.
Au-delà de l’ascenseur, la cave comportait trois portes. La Française le conduisit vers l’une d’elles, qu’elle ouvrit. De l’autre côté, une antichambre donnait sur ce qui semblait être un couloir souterrain.
– Où cela mène-t-il ?
– À plusieurs endroits, lui indiqua la chef de la COSEA. Ici commence un labyrinthe de tunnels, de passages cachés, de couloirs dissimulés, d’escaliers et d’ascenseurs. La première sortie mène au bâtiment jumeau de celui-ci, tout proche, où plusieurs congrégations ont leur siège. Une autre sortie conduit au Palais apostolique.
– La résidence officielle du pape ?
– Oui, mais pour d’évidentes raisons de sécurité, le passage vers le Palais apostolique est interdit, s’empressa-t-elle de souligner. En réalité, ça n’a pas grande importance car, comme vous le savez, le pape n’y vit pas.
– Non, mais il y travaille, comme l’atteste la réunion de ce matin dans la bibliothèque privée. Cela fait du Palais apostolique une cible potentielle.
– Oui c’est vrai. (Elle désigna le fond du couloir souterrain où ils se trouvaient et poursuivit son explication.) Il y a une autre sortie qui permet de se rendre à l’IOR.
– La banque du Vatican ?
– Appelez-la ainsi si vous voulez, mais vous avez remarqué que cette appellation ne plaît pas beaucoup au pape, ni à la curie. (Elle garda les yeux fixés sur le fond du tunnel.) En fait, ce réseau souterrain relie plusieurs édifices du Vatican.
– Comment se fait-il que les tunnels aboutissent ici ? Le bâtiment où nous nous trouvons ne se situe-t-il pas au-delà des murailles léonines, qui marquent les limites du Vatican ?
– En effet, mais sachez que le palais des Congrégations fait partie de la Cité du Vatican : il est inclus dans la liste des propriétés extraterritoriales prévues par le traité du Latran, qui a reconnu la souveraineté totale du Saint-Siège sur ce territoire. D’ailleurs, le réseau de tunnels aboutit au château Saint-Ange qui se situe également au-delà des murailles léonines.
Tomás acquiesça.
– Je comprends. Mais pourquoi a-t-on construit tous ces tunnels si l’on considère qu’ils constituent un risque ?
– Le réseau souterrain remonte à l’époque des grandes guerres de la première moitié du XXe siècle. Vous ne le savez peut-être pas, mais les nazis ont envisagé la possibilité d’enlever le Saint-Père pendant la Seconde Guerre mondiale et il a été informé de ce plan. En outre, à cette époque le Saint-Siège a protégé des juifs que les nazis voulaient déporter. Tout cela a rendu nécessaire la création d’un système de communications souterrain, destiné à évacuer rapidement et avec la plus grande discrétion.
– Si je comprends bien, les tunnels qui servaient à faire sortir le pape et des juifs poursuivis par les nazis servent à présent à faire entrer des extrémistes islamiques au palais des Congrégations…
La conversation était revenue au cambriolage.
– En effet, c’est ce que pense la police judiciaire. Quand on connaît ces tunnels, on peut se déplacer librement sans être vu, et c’est sans doute de cette manière que les cambrioleurs ont pénétré dans nos installations.
– Je sais que ce bâtiment abrite les bureaux des congrégations et de la Préfecture pour les affaires économiques du Saint-Siège. Mais qu’y a-t-il d’autre dans la cave, outre les tunnels ?
Ils firent demi-tour et revinrent à l’endroit où se trouvaient l’ascenseur et les trois portes. Catherine ouvrit la deuxième porte et conduisit Tomás vers un grand parking rempli de voitures, des limousines pour la plupart.
– Ici se trouve le garage.
Le Portugais regarda les plaques d’immatriculation et constata que la plupart d’entre elles étaient italiennes, mais qu’il y en avait aussi des rouges, sur lesquelles figuraient les lettres CD.
– Des véhicules diplomatiques ?
– Oui. Le garage est également utilisé par les corps diplomatiques accrédités auprès du Saint-Siège.
– Et les autres limousines ?
Il eut l’impression qu’elle rougissait.
– Elles… elles appartiennent à d’autres personnes.
Tomás constata qu’elle semblait perturbée, mais il ne l’interrogea pas. En revanche, il inspecta le garage. À côté de l’entrée, tout près de l’interrupteur électrique, se trouvait une armoire en bois. Il l’ouvrit et constata qu’elle contenait toute une série d’outils de mécanicien et des pièces de rechange, des crics, des clés à molette, des tournevis, des pompes à air, des écrous, des lubrifiants, une bouteille d’huile, et même des chalumeaux, une corde et deux torches.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– C’est l’atelier de mécanique, répondit-elle. C’est ici que nous gardons le matériel utilisé pour réparer les voitures qui tomberaient en panne.
Ils revinrent dans le hall de la cave. Ils avaient inspecté ce qui se trouvait au-delà des deux portes, le réseau souterrain et le garage. Il restait à découvrir où menait la troisième, une porte en métal, d’aspect massif.
– Qu’y a-t-il derrière cette porte ?
– On y garde des archives, répondit-elle. Elles ne sont pas à nous, elles appartiennent à l’IOR.
L’information surprit Tomás ; l’endroit était une véritable caverne aux trésors.
– La banque du Vatican conserve des documents ici ?
– Oui. Peu de gens le savent, mais l’IOR entrepose au palais des Congrégations, plus précisément dans cette cave, des documents hautement confidentiels.
– Et… les cambrioleurs ont-ils volé quelque chose ici ?
– Rien, répondit-elle. Ils ne sont entrés que dans les bureaux des étages supérieurs pour prendre l’argent des congrégations et les documents secrets que la COSEA conservait dans le coffre de la Préfecture pour les affaires économiques du Saint-Siège.
Ils revinrent vers la cave, et l’historien jeta un coup d’œil autour de lui. Son attention fut attirée par de petites caméras fixées au plafond.
– Ce sont des caméras de vidéosurveillance ?
– Oui. La police judiciaire a déjà visionné les enregistrements de cette nuit. Personne n’est passé par ici.
– Mais alors comment peut-elle en conclure que les voleurs sont entrés dans le bâtiment par ces couloirs souterrains ?
La Française parut embarrassée.
– C’est là le point faible de la théorie, reconnut-elle. Les enquêteurs considèrent que c’est probablement par ici que sont passés les cambrioleurs, mais ils ne parviennent pas à expliquer pourquoi les caméras n’ont enregistré aucun passage cette nuit-là, ni pourquoi les cambrioleurs n’ont pas tenté de consulter les archives confidentielles de l’IOR.
– Quelqu’un aurait-il pu trafiquer les images des caméras de surveillance ?
– Je ne vois pas comment cela aurait été possible. Le serveur où les images sont conservées est hébergé dans le bureau central de la gendarmerie, à l’intérieur des murailles léonines. Il aurait fallu qu’un autre groupe de cambrioleurs pénètre dans la gendarmerie pour faire disparaître les images.
– Ils pourraient avoir un complice parmi les gendarmes du Vatican…
Catherine considéra cette possibilité.
– Oui, en effet, ce n’est pas impossible. Comme l’a dit le pape, ici au Saint-Siège, tout est infiltré.
Tomás écarta les bras comme s’il exposait une évidence.
– Je ne vois pas un commando d’extrémistes islamiques se donner autant de mal, uniquement pour effacer des images sur lesquelles on les verrait entrer par les tunnels. Je pense donc que nous pouvons affirmer qu’ils ne sont pas entrés par ici.
– Vous croyez vraiment, Tomás ? Vous savez que c’est la principale théorie de la police judiciaire.
– La police judiciaire se trompe. (Il regarda autour de lui.) Il n’y a pas d’autre entrée secrète dans le bâtiment ?
– Non.
– Et y a-t-il une entrée que le gardien ne surveillait pas cette nuit-là ?
– Si incroyable que cela puisse paraître, l’une des portes principales, celle qui conduit à la place Pie-XII, n’est pas surveillée. Ni par le gardien de nuit, ni par des caméras de surveillance.
– Ah bon !
– Oui, mais cette porte a déjà été vérifiée et il n’y a aucun signe d’effraction.
– Il y a différentes manières de forcer une serrure sans laisser de traces extérieures…
– Les enquêteurs le savent, ils ont démonté la serrure. Elle est absolument intacte. La porte n’a pas été forcée.
– Diantre ! Mais alors comment sont-ils entrés ? Catherine haussa les épaules.
– Je n’en ai pas la moindre idée.
Toutes les possibilités étaient bancales, constata Tomás, intrigué. Si l’on ne parvenait même pas à déterminer avec certitude la façon dont les intrus avaient pénétré dans le palais des Congrégations, comment pouvait-on espérer éclaircir cette affaire ?
Il se mordit la lèvre inférieure et réfléchit. Pour les raisons qu’ils avaient déjà exposées, et à moins qu’un élément nouveau n’apparaisse, il fallait écarter la théorie de la police judiciaire selon laquelle les intrus avaient utilisé les tunnels. Compte tenu des conclusions des enquêteurs, il fallait également exclure la complicité du gardien de nuit. Quant à la porte qui donnait sur la place Pie-XII, la serrure n’avait pas été forcée et cela tendait à montrer que les cambrioleurs n’étaient pas entrés par là. Cependant, le commando islamique avait nécessairement emprunté l’une de ces trois voies. Mais laquelle ?
L’historien pondéra les indices et envisagea les trois hypothèses. Pouvait-on vraiment faire confiance au gardien ? Si le réseau souterrain avait été conçu pour être utilisé avec discrétion, n’était-il pas possible de s’en servir sans être vu ? Bien qu’elle semblât intacte, la porte de la place Pie-XII était-elle effectivement restée fermée ?
En examinant les trois scénarios, et en les confrontant avec ce qu’il savait déjà, la solution lui apparut tout à coup.
– Je sais.
– Vous savez quoi ?
Il la regarda avec une lueur dans les yeux, comme s’il avait pensé « Eurêka » et qu’une flamme eût jailli dans son esprit ; la réponse était tellement simple que c’en était presque embarrassant.
– Ils ont utilisé la clé.
Catherine le regarda avec l’air interrogateur de celle qui ne comprenait pas ce qu’elle venait d’entendre, comme si les paroles de son interlocuteur n’avaient aucun sens.
– Ils ont utilisé la clé ? demanda-t-elle. Mais quelle clé ?
– Celle de la porte qui donne sur la place Pie-XII, bien sûr.
Une expression de perplexité s’afficha sur le visage de la responsable de la COSEA.
– Mais… mais… comment ont-ils pu avoir cette clé ?
– Quelqu’un la leur a donnée.
– Mais qui ?
L’historien croisa les bras et la dévisagea, se souvenant des mots du pape prononcés à peine une heure plus tôt. N’était-ce pas le souverain pontife lui-même qui lui avait confié qu’au Saint-Siège rien ni personne n’était ce qu’il semblait être ? Au Vatican, le terrain était encore plus miné qu’il ne l’avait supposé, et les éléments qu’il rassemblait peu à peu formaient un tableau plein de contradictions et d’incohérences.
– Quelqu’un du sérail, bien sûr.