XXII

Une fois de plus, Tomás resta sans voix. Comment les prélats qui vivaient et travaillaient au Saint-Siège pouvaient-ils être des contrebandiers ? Il pensa avoir mal entendu, elle n’avait certainement pas pu dire une chose pareille, mais l’expression embarrassée de la Française laissait clairement entendre qu’il n’y avait aucune erreur possible.

– Vous êtes certaine que le Vatican est impliqué dans des affaires de contrebande ?

– Absolument ! Comment peut-on arriver à onze mille personnes en additionnant huit cents habitants à cinq mille employés ?

– Oui, effectivement…

– En fait, c’est même plus grave que cela. Figurez-vous que j’ai découvert qu’il y a plus de quarante mille cartes en circulation au Vatican permettant de faire des achats sans payer la TVA, ce qui signifie que le nombre de personnes disposant de ces cartes est sept fois plus élevé que celui des personnes qui y ont effectivement droit. En d’autres termes, beaucoup de gens profitent de l’exonération de TVA pour revendre du tabac à l’extérieur en empochant la différence.

– Le pape est au courant ?

La chef des auditeurs sourit.

– Pourquoi pensez-vous qu’il a créé la COSEA ? demanda-t-elle de façon purement rhétorique. Mais il y a plus fort. (Elle lui tendit un autre document.) Voyez cet e-mail envoyé au gouvernement du Vatican, le Gouvernorat, par Paolucci & C. International, qui représente les cigarettes Winston et Dannemann.

Tomás prit le document et le lut.

Monsieur,

Suite à notre conversation téléphonique, je vous confirme par la présente ce qui suit :

1. Objectif avec bonus

  • • Volume de ventes annuelles de 1,7 million — 12 000 €

  • • Volume de ventes annuelles de 1,8 million — 14 000 €

 

2.Contribution aux fins d’introduction

Nous prenons note de votre accord pour l’introduction des deux Winston (Winston One et Winston Silver) et nous confirmons notre contribution spéciale de 4 000 € (2 000 € à titre de référence).

 

3. Cigarettes Dannemann

Nous ne disposons pas de devis, mais comme nous pensons que ce produit est susceptible de vous intéresser, nous sommes disposés à vous offrir une contribution de 1 000 € en vue de son introduction.

 

Nous sommes à votre disposition pour vous apporter toute précision nécessaire.

Paolucci & C. International, SpA

 

– Mon Dieu ! s’exclama Tomás, choqué. Les fabricants de tabac vont même jusqu’à offrir au Saint-Siège des primes en liquide pour contribuer à empoisonner les gens avec des cigarettes !

– Incroyable, non ?

– Et quelle a été la réponse du Gouvernorat ?

– Un responsable du département des Services économiques du Gouvernorat s’est limité à rejeter la proposition concernant les cigarettes Dannemann, en précisant qu’il ne l’accepterait qu’aux mêmes conditions que les autres.

– Le Portugais secoua la tête, incrédule.

– Vous voulez dire que le Vatican a accepté le reste ?

Estimant que la question n’appelait pas de réponse, la responsable de la COSEA reporta son attention sur le rapport d’Ernst & Young par lequel elle avait commencé.

– Et il n’y a pas que le tabac qui soit en cause, dit-elle en montrant une ligne sur le document. Regardez ici. Vingt-sept mille clients du Vatican ont acheté de l’essence en bénéficiant de l’exonération fiscale accordée par l’État italien au Saint-Siège et plus de seize mille ont acquis des vêtements et des produits électroniques. Tout cela, je le souligne encore, pour une population de… huit cents habitants et cinq mille employés !

– Bon sang !

– Un seul et même habitant du Vatican a acheté d’un seul coup vingt ordinateurs détaxés. Vous pensez que quelqu’un au Saint-Siège a vraiment besoin de vingt ordinateurs ? La personne qui a fait ça a revendu les ordinateurs et a empoché les vingt pour cent de TVA. Ça s’appelle de la fraude ! C’est de la contrebande ! En réalité, beaucoup de monde au Vatican se livre activement à l’évasion fiscale.

– Mais c’est… c’est tout simplement incroyable.

Catherine continua à fouiller dans le classeur afin d’y trouver un troisième document.

– Revenons au tabac, proposa-t-elle. Comme nous l’avons déjà vu, l’un des principes fondamentaux de l’Église est de protéger les êtres humains contre ce qui peut constituer un danger, y compris le tabac. Il est absolument impensable qu’elle encourage activement les gens à fumer, n’est-ce pas ?

En temps ordinaire, Tomás aurait répondu oui sans hésiter. Cependant, compte tenu de ce qu’il venait d’entendre, il ne savait plus trop quoi dire.

– C’est-à-dire que… j’espère qu’il en est ainsi. La Française lui montra une feuille.

– Eh bien, jetez un coup d’œil sur cette lettre, adressée au Gouvernorat du Vatican par le fabricant de tabac le plus connu au monde, Philip Morris.

Le Gouvernorat accepte de mener des activités de merchandising en faveur du cigarettier Philip Morris International (PMI). Pour l’exécution de ces activités, la succursale de Philip Morris International Services Ltd Rome (PMIS-Rome) versera au Gouvernorat une somme convenue, conformément aux clauses et dispositions du présent accord. Le Gouvernorat fournira tous les mois les informations suivantes :

  • • Volume des ventes de chaque marque dans la boutique hors taxes de l’État du Vatican.

  • • Campagnes promotionnelles en cours et/ou déjà réalisées, lancement de produits et initiatives concernant le prix de vente au détail.

  • • Les informations reçues du Gouvernorat sont confidentielles et réservées à un usage interne, hormis lorsque PMIS-Rome jugera opportun d’en faire un usage différent.

En rémunération de ces services, PMIS-Rome versera au Gouvernorat une somme de 12 500 €.

Tomás ne cessait de secouer la tête, non par incrédulité, cela faisait un moment qu’il avait compris la nature de l’entente entre les cigarettiers et le Vatican, mais parce qu’il n’en revenait pas.

– En effet, je vois, murmura-t-il. Philip Morris paie l’Église pour qu’elle réalise des campagnes de promotion du tabac. (Il ébaucha un geste de découragement.) Un de ces jours, on va montrer des images de Jésus sur la Croix avec une cigarette au bec et on dira aux fidèles à la messe que les fumeurs iront au paradis ! C’est du joli !

– Il convient de préciser que cette lettre n’est pas signée, c’est pourquoi nous pensons qu’il s’agit d’un projet de contrat qui aurait été établi entre Philip Morris et le Vatican, mais sur lequel nous n’avons pas encore pu mettre la main.

L’historien garda les yeux fixés sur le document qu’il venait de lire tout en se mordillant la lèvre inférieure et tentait d’évaluer le sens de tout cela.

– En effet, c’est très embarrassant pour l’Église, acquiesça-t-il. Mais quel avantage un groupe d’islamistes radicaux pourrait-il tirer de ce genre d’informations ? Est-il vraiment utile de cambrioler le Saint-Siège pour prouver que le Vatican, de mèche avec des fabricants de cigarettes, intoxique les fidèles ? Je veux dire… ce n’est certes pas très joli, mais est-ce suffisant pour justifier les risques qu’ils ont pris ?

– Mais, Tomás, tout ça n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les documents embarrassants ne se limitent pas aux affaires avec les cigarettiers. Vous auriez déjà dû le comprendre…

– Quoi, il y a plus ?

La chef des auditeurs fouilla à nouveau dans le classeur, feuilletant les photocopies des documents qui avaient été volés. Après avoir trouvé un nouveau papier, elle leva ses yeux bleu clair sur Tomás. À la manière dont elle le dévisagea, le Portugais comprit qu’elle avait autre chose de pas très joli à lui annoncer.

– Vous saviez qu’il fallait payer pour être canonisé ?