La question, posée sur un ton provocant par Catherine, surprit Tomás au point qu’il lui fallut quelques instants pour trouver ses mots.
– Payer ? dit-il interloqué. Si je ne m’abuse, quand une personne est canonisée, c’est pour ses mérites, pas pour l’argent.
L’observation suscita chez la Française l’ombre d’un sourire.
– Vous est-il déjà arrivé de prier un saint ? La question étonna l’historien.
– Moi ? Bien sûr que non. Enfin… vous voyez bien que je ne suis pas quelqu’un de religieux.
– Mais vous savez certainement que de nombreux catholiques prient les saints et leur demandent d’intercéder en leur faveur…
– Oui, bien sûr. Ma mère, par exemple. Chaque fois qu’elle quittait Coimbra, elle priait saint Christophe, le saint patron des voyageurs. Et lorsqu’elle arrivait à Lisbonne, elle allait mettre un cierge à saint Antoine, le saint patron de la ville. En portugais, nous avons même une expression : lorsque nous sommes particulièrement angoissés, nous disons qu’il faut « prier tous les saints ».
– Vous savez comment est décidée une béatification ?
– Je suppose que tout dépend de la personne dont il s’agit, de son comportement durant sa vie, si elle a été honnête et altruiste, ainsi que des miracles qui ont pu lui être attribués après sa mort et qui ont été confirmés, c’est-à-dire pour lesquels on n’a pas trouvé d’explication scientifique. Je me souviens que lorsque mère Teresa de Calcutta a été béatifiée, il a fallu confirmer un miracle qui lui avait été attribué. Si, après cela, un second miracle est confirmé, le bienheureux est canonisé.
– Et qui s’occupe de tout ce processus ? Tomás haussa les épaules.
– Je n’en sais rien, dit-il. Le Vatican, très certainement. Sans doute des évêques et d’autres prélats.
– C’est la Congrégation pour la cause des saints. Le Portugais se gratta la tête.
– Ah bon, murmura-t-il. Et… et alors ?
Catherine gardait le visage fermé, comme une joueuse de poker qui cache sa main.
– Savez-vous combien coûte une procédure de béatification ? Tomás la regarda, déconcerté.
– Eh bien… Je n’en ai pas la moindre idée. L’Église n’est pas une entité à but lucratif et les béatifications ne devraient pas être motivées par l’argent, mais par le mérite intrinsèque des personnes concernées. Lorsqu’elle proclame un saint, l’Église reconnaît qu’il s’agit de quelqu’un de très spécial. Il n’est donc pas question d’argent.
– Ça ne devrait pas, en effet, mais c’est pourtant le cas, répondit abruptement la consultante. Pour commencer, la procédure a un certain coût. Il faut effectuer une enquête, étudier la vie du candidat, vérifier les miracles qui lui sont attribués… Tout cela engendre des frais.
– Oui, certainement.
– Alors, selon vous, combien coûte une béatification ?
L’universitaire n’en avait aucune idée ; son domaine de compétence n’était pas les finances, mais l’histoire, la cryptanalyse et les langues anciennes.
– Je ne sais pas, deux mille ou trois mille euros, peut-être.
La Française porta son attention sur le document qu’elle avait sorti de la chemise.
– J’ai ici le procès en béatification d’Antonio Rosmini, qui s’est achevé en 2007. Regardez combien il a coûté. (Elle lui montra une ligne en bas de la feuille.) Sept cent cinquante mille euros. Les yeux rivés sur le chiffre imprimé à la fin du document, l’historien ouvrit la bouche puis la referma, incapable de croire ce qu’il voyait.
– Comment ?
– La simple ouverture d’un procès en béatification coûte cinquante mille euros. À cela, il faut ajouter les frais opérationnels, soit quinze mille euros. Et quand on arrive au paiement des postulateurs, les chiffres explosent. Le coût moyen est de cinq cent mille euros environ, mais ça peut monter bien au-delà.
– Bigre ! s’exclama Tomás, abasourdi par les chiffres qu’il venait d’entendre. Tant que ça ?
– Vous n’avez pas idée du marché ! dit Catherine. Il y a tellement d’argent en jeu que Jean-Paul II a béatifié plus de mille personnes et en a sanctifié presque cinq cents. Le business des saints est devenu extrêmement lucratif.
– Et tout cet argent va dans les caisses de l’Église ?
La chef de la COSEA chercha un autre document dans la chemise.
– L’Église ne garde pas tout, répondit-elle. En fait, la part du lion revient aux postulateurs. Le Vatican en compte environ cinq cents et chacun traite en moyenne quatre ou cinq affaires. Les postulateurs reçoivent l’argent et ils doivent ensuite en reverser vingt pour cent au Fonds pour la cause des pauvres, une entité créée pour financer les procès en béatification présentés par les diocèses les plus pauvres.
– Ça me paraît juste.
Catherine gardait les yeux fixés sur le document.
– Il se trouve que les sommes versées sur ce fonds sont extrêmement faibles.
Elle lui montra une autre feuille.
– Tenez, regardez.
Le Portugais vérifia et constata que les sommes déposées sur le Fonds pour la cause des pauvres étaient effectivement dérisoires.
– Mais où va le reste de l’argent ?
– C’est exactement la question que je me suis posée lorsque j’ai pris connaissance de ces chiffres. Cela m’a semblé tellement suspect que j’ai décidé d’enquêter. J’ai fini par découvrir que les postulateurs ne tiennent pas de comptabilité pour leurs affaires. Nombreux sont ceux qui ne rendent pas l’argent qu’ils doivent et apparemment personne ne songe à le leur demander. J’ai également compris que cette activité constitue une chasse gardée à laquelle peu de personnes ont accès. Un postulateur suit en moyenne cinq affaires comme je vous l’ai dit. Or, j’ai découvert que deux d’entre eux géraient conjointement cent quatre-vingts procès.
– Bon sang !
– Ces deux énergumènes sont de véritables caisses enregistreuses. J’ai demandé des éclaircissements à la Congrégation pour la cause des saints, ainsi que les déclarations financières de chaque postulateur des cinq dernières années, et je n’ai toujours rien reçu.
Tomás se frotta le menton, réfléchissant à ce qu’il venait d’entendre.
– Où voulez-vous en venir ?
– À une conclusion particulièrement choquante, déclara la Française sur un ton sentencieux. Le Saint-Siège a créé une véritable usine à fabriquer des saints pour amasser une fortune ; en vérité, l’argent va dans les poches d’un petit nombre de personnes. Au Vatican, la gabegie est totale, tout comme le vol, et personne ne fait rien ni ne demande de comptes à qui que ce soit. Les voleurs sont entrés dans le temple et ils pillent la maison de Dieu.
L’attention de l’historien demeura fixée sur le document que la chef de la COSEA lui avait montré.
– Tout ça est compliqué…
– Et ce n’est pas tout. Tomás faillit éclater de rire.
– Comment ça ?
Lorsqu’elle recommença à fouiller dans la chemise qu’elle tenait à la main, Catherine lui jeta un regard qui en disait long.
– Attendez de connaître le sort réservé aux offrandes des fidèles.