XXVII

Le cardinal Angelo Barboni laissa tomber son corps massif sur un fauteuil et baissa la tête ; il donnait l’image d’un homme angoissé, ployant sous le poids des événements. À côté de lui, la fenêtre s’ouvrait sur la place Saint-Pierre, vidée de ses occupants ; on ne voyait plus que les policiers armés, certains avec des chiens, et les hélicoptères qui survolaient la zone.

– Ah, mes enfants ! s’exclama le secrétaire d’État en larmes, les lèvres tremblantes et les mains levées vers le ciel en signe de désespoir. Dio mio ! Un grand malheur s’est abattu sur la sainte Église catholique ! Quelle catastrophe ! On a enlevé notre pape bien-aimé !

 

Tomás observa les personnes qui se trouvaient dans le bureau. Catherine semblait sonnée par la nouvelle et deux hommes que Tomás n’avait jamais vus, probablement des personnes qui travaillaient au Palais apostolique, se tenaient dans un coin, tête basse, les yeux fixés rivés sur le parquet, avec une expression de profond abattement.

– Je ne peux pas y croire, murmura la Française, secouant la tête, la main sur la bouche, c’est… c’est irréel.

Le Portugais constata que l’inspecteur Trodela et lui-même étaient les seuls à garder la tête froide ; le policier se concentrait d’ailleurs à ce moment-là sur une tâche captivante qui consistait à épousseter sa gabardine froissée. Étant donné la charge émotionnelle que présentait l’affaire, l’attitude détachée de Trodela attira l’attention de Tomás. Il est vrai qu’en tant qu’inspecteur dans l’exercice de ses fonctions, l’Italien était tenu de conserver une certaine sérénité, mais son apparente froideur était-elle uniquement due à son professionnalisme ?

 

Lorsqu’ils étaient entrés dans le bureau quelques minutes auparavant et que le cardinal Barboni avait confirmé que Tomás et Catherine étaient effectivement ceux qu’ils prétendaient être, Trodela avait affiché une certaine tension et n’avait pas caché son dépit. Attentif au comportement du policier, le Portugais n’avait pas oublié les mots que le pape avait prononcés le matin même, et il ne put s’empêcher de s’interroger sur cet homme.

« Ici, rien ni personne n’est ce qu’il paraît être », avait dit le souverain pontife. Qui sait si cette phrase ne s’appliquait pas également à l’inspecteur ?

– Une telle nouvelle est un choc, relança l’historien, observant la place qui s’étendait par-delà la fenêtre. J’imagine la réaction du public lorsqu’il apprendra cette nouvelle, ce qui se produira lorsque…

À ces mots, le cardinal Barboni se tourna vers lui, les yeux grands ouverts, et fit presque un bond de son fauteuil.

– Non ! s’exclama-t-il. Ne dites rien à personne ! Per favore, ne dites rien !

Tomás fit un geste vers la place Saint-Pierre désertée par les touristes et occupée uniquement par les forces de sécurité.

– C’est trop tard, Votre Éminence. La police est déjà là et…

– Sti cazzi ! jura l’inspecteur Trodela, toujours occupé à frotter sa gabardine. Personne ne sait rien encore !

– Surveillez votre langage, inspecteur, le reprit le cardinal. Nous sommes au Vatican, pas dans un bouge napolitain !

Le policier lissa sa barbe clairsemée qui lui donnait un air de clochard.

– Je vous prie de m’excuser, Votre Éminence. Ma propre femme, qui est une véritable sainte, m’a déjà reproché mon langage un nombre incalculable de fois.

– Personne ne sait rien encore ? Que voulez-vous dire, inspecteur ? interrogea Tomás.

L’inspecteur Trodela posa l’index sur sa bouche.

– L’enlèvement de Sa Sainteté est un secret absolu. L’affirmation surprit l’universitaire.

– Un secret ? (D’un geste, il désigna la place Saint-Pierre.) Et tout ce dispositif, là, sur la place ? Vous pensez que personne ne va s’en apercevoir et que personne ne va poser de questions ?

– Nous avons dit à la presse qu’il s’agissait d’un exercice de sécurité. À l’heure actuelle, par décision de Son Éminence et du Premier ministre italien, l’information relative à l’enlèvement doit être maintenue secrète.

– Pourquoi ?

– En Italie et dans le monde chrétien, cela provoquerait une très grande inquiétude. Les conséquences politiques sont inimaginables, comme vous pouvez le comprendre.

– Quelles conséquences politiques ?

– Cazzo ! jura l’homme de la police judiciaire, avant de mettre aussitôt la main sur sa bouche et de regarder le cardinal avec un air repenti. Pardon, Votre Éminence révérendissime. Cela m’a échappé.

Le secrétaire d’État leva les yeux au ciel.

– Que le Seigneur ait pitié de vous.

– Vous n’avez pas répondu à ma question, insista Tomás. À quelles « conséquences politiques » faites-vous allusion ?

– Bon sang ! s’exclama le policier, remplaçant ses obscénités habituelles par une expression acceptable. Cela ne vous paraît pas évident ?

Tomás ne pensait pas que les « conséquences politiques » justifiaient de tromper le public de la sorte, mais il préféra ne rien dire, la question étant en réalité hors de son domaine de compétences. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était formuler d’autres évidences.

– Écoutez, inspecteur, cela finira inévitablement par se savoir. Une information d’une telle importance est tout simplement explosive. Aucun secret de ce genre ne peut être gardé dans la société dans laquelle nous vivons. Les policiers connaissent des journalistes, les hommes politiques aussi… Tôt ou tard, quelqu’un contactera quelqu’un d’autre, la presse se mettra à poser des questions, les réseaux sociaux commenceront à s’agiter et, lorsque nous nous en apercevrons, la nouvelle aura déjà été diffusée.

– C’est vrai, mais je suis convaincu que nous avons quelques heures devant nous avant que cela ne se produise. Le Vatican est encerclé, on ne peut ni y entrer ni en sortir, et mes hommes passent le périmètre au peigne fin. Je pense qu’en une heure ou deux, il est possible de retrouver Sa Sainteté.

Le cardinal secoua la tête.

– Et moi qui devais rentrer chercher des vêtements propres…

– Rien ne vous en empêche, répondit le policier. Votre appartement se trouve juste au-dessous, dans le Palais apostolique.

– En effet, théoriquement. Mais, depuis que Sa Sainteté ne vit plus dans les appartements pontificaux, je n’occupe plus non plus l’appartement du secrétariat d’État.

– S’il faut aller à la résidence Sainte-Marthe, il n’y a aucun problème, on peut circuler à l’intérieur du Vatican. Et même si ce n’était pas le cas, Votre Éminence étant actuellement l’autorité suprême du Saint-Siège, personne ne pourrait vous empêcher d’aller où vous le souhaitez, cela va de soi.

– En réalité, je n’habite pas au Saint-Siège, mais dans un appartement privé à Rome. (Il fit un geste en indiquant ses habits pourpres.) Mes vêtements sont restés imprégnés de cette odeur infecte des toilettes de la bibliothèque privée. J’aurais besoin de prendre un bain et de me changer, mais je n’ai de vêtements propres que chez moi.

– Il n’y a aucun problème, Votre Éminence. Je peux envoyer mes hommes chez vous chercher de quoi vous changer. Quelle est l’adresse ?

– C’est au numéro deux, via Carducci. Si vous pouviez me rendre ce service, inspecteur, je vous en serais reconnaissant. Je vais téléphoner au père Mateo qui est chez moi, afin qu’il remette des vêtements au policier qui viendra les chercher.

 

Tomás s’impatientait. L’affaire était peut-être importante pour le cardinal, mais elle n’était absolument pas prioritaire compte tenu des circonstances.

– Il ne suffit pas de surveiller le Vatican, inspecteur. Qui vous dit que le pape n’a pas déjà été emmené vers un lieu secret à Rome, voire ailleurs en Italie ?

– C’est le plus probable, en effet, acquiesça l’inspecteur Trodela. C’est pour cela que nous fouillons la ville de fond en comble. Aéroports, gares, routes et ports… tout est actuellement contrôlé. De nombreuses personnes sont en ce moment interrogées, nos hommes visionnent les enregistrements des caméras de surveillance, une opération à grande échelle d’écoutes téléphoniques et de contrôle de courriels a été lancée… Nous remuons ciel et terre. Vu les moyens que nous avons déployés sur le terrain, il est encore tout à fait possible que l’on retrouve Sa Sainteté dans les plus brefs délais.

L’ampleur de l’opération et la confiance du commissaire semblèrent tranquilliser tout le monde. Seul Tomás demeurait sceptique.

– Et si vous ne le retrouvez pas ?

– Nous le retrouverons, je vous l’assure.

– Oui, d’accord… mais si vous ne le retrouvez pas ?

Son insistance provoqua une certaine gêne. Personne ne voulait imaginer une telle possibilité, et certains le fusillèrent du regard comme si le simple fait d’envisager une telle hypothèse pouvait porter malheur. L’inspecteur le dévisagea, mais la fermeté de l’historien indiquait clairement qu’il attendait une réponse.

Le policier détourna les yeux, regarda vers la fenêtre et, conscient qu’il devait surveiller son langage, soupira.

– Ce serait la fin du monde.