Après avoir remercié le chef de l’équipe de la PST, qui retourna à son travail, l’inspecteur Trodela échangea avec Tomás un regard complice, comme si l’information qu’on venait de leur communiquer expliquait tout ; en fin de compte, qui ignorait ce que signifiait l’emploi du chloroforme ?
– Vous avez entendu ?
– Bien sûr, confirma le Portugais, en se grattant pensivement le menton. La présence de chloroforme, si elle se confirme, nous donne des indications sur la méthode utilisée pour l’enlèvement.
– Voilà pourquoi Sa Sainteté n’a pas pu demander de l’aide. Elle était inconsciente.
L’historien examina à nouveau la pièce et il récapitula les données dont il disposait afin de reconstituer la scène. Apparemment, quelqu’un avait attaqué le pape avec du chloroforme. Mais comment le ravisseur était-il entré dans la bibliothèque et comment en était-il sorti sans être vu, qui plus est en transportant le chef de l’Église inconscient ? C’était là le premier mystère à résoudre.
En examinant attentivement la pièce, il vit une autre porte qu’il n’avait pas remarquée jusqu’à présent.
Piqué par la curiosité, il zigzagua entre les rubans de la police et se dirigea vers la porte.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Ce sont les toilettes, expliqua l’inspecteur Trodela, qui était resté en arrière.
Tomás ouvrit la porte et découvrit un espace exigu où régnait une vague odeur d’excréments. Il ne put retenir une grimace de dégoût.
– Vous avez déjà analysé cet endroit ?
– Bien sûr.
– Vous avez trouvé d’autres empreintes digitales ? J’imagine que seul le pape utilisait ces toilettes…
L’homme de la police judiciaire leva les yeux au ciel, visiblement agacé de devoir expliquer une évidence à un amateur.
– Nos experts n’en sont pas encore arrivés là, comme vous pouvez le voir, indiqua-t-il. Pour l’instant, ils se concentrent sur le cœur de la scène de crime, la bibliothèque.
Bien qu’elle ne fût pas très forte, l’odeur était désagréable et Tomás ne put s’empêcher de penser que les enquêteurs voulaient sans doute attendre qu’elle s’atténue pour s’attaquer à cet endroit.
Une petite fenêtre se trouvait sur le mur situé derrière la cuvette. Il s’en approcha et vit que, tout comme celles de la bibliothèque privée, elle donnait sur la place Saint-Pierre. Il l’ouvrit pour faire entrer de l’air frais et retourna vers la porte.
De légers claquements sous ses chaussures attirèrent son attention. Il regarda par terre et constata que de la poussière et de petits éclats de pierre étaient répandus sur le sol. Intrigué, il se baissa et examina les éclats.
– Inspecteur ?
– Oui ?
– Pouvez-vous venir ici, s’il vous plaît ?
L’inspecteur Trodela apparut et fit lui aussi une grimace de dégoût.
– Pfff ! souffla-t-il. Encore cette puanteur ?
Du bout des doigts, Tomás saisit un échantillon de poussière et de petits éclats de pierre qu’il montra au policier.
– Vous voyez ça ?
Le policier chaussa ses lunettes pour examiner l’échantillon. L’expression sur son visage montrait clairement qu’il était lui aussi très intrigué. Il se baissa et passa la main sur le sol, recueillant ainsi d’autres échantillons qu’il examina également.
– Sandro ? appela-t-il sans quitter le sol des yeux. Viens voir.
Le chef de l’équipe de la PST regarda par la porte. Trodela lui montra la poussière et les éclats de pierre.
– Que pensez-vous de ça ?
Il suffit à Sandro de jeter un rapide coup d’œil sur l’échantillon pour l’identifier.
– C’est de la poussière de brique, dit-il. On en trouve beaucoup sur les chantiers.
En entendant la réponse, l’homme de la police judiciaire échangea un regard perplexe avec Tomás. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? L’historien passa la tête par la porte et examina la pièce à côté.
– Ettore ! appela-t-il. Des travaux ont-ils été effectués récemment dans les toilettes ?
– Des travaux ? s’étonna le secrétaire particulier du pape, qui se tenait toujours timidement près de l’entrée de la bibliothèque privée. Oui, professeur. Sa Sainteté s’est plainte de problèmes avec les canalisations et nous avons effectivement dû appeler quelqu’un.
– Quel genre de problème ?
– Ah, cela je l’ignore.
– Il y a longtemps ?
– La semaine dernière, professeur.
L’historien se gratta la tête, tentant d’établir un lien entre les réponses et ce qu’il voyait.
– Et durant la semaine, aucune âme charitable n’est venue nettoyer les toilettes ?
Le secrétaire particulier jeta un regard surpris au majordome, comme s’il ne comprenait pas où voulait en venir le Portugais.
– Les toilettes de la bibliothèque sont nettoyées deux fois par jour, professeur. Pourquoi cette question ?
Tomás ne répondit pas tant il était concentré ; il se massa à nouveau les tempes. Si cette pièce minuscule était nettoyée deux fois par jour, comment expliquer que les débris laissés par les plombiers la semaine précédente soient encore là ?
Il examina encore le sol et tenta d’identifier où la poussière de brique était la plus concentrée. Il constata que les éclats étaient plus denses autour de la cuvette. Il réfléchit un instant et, sans doute par association d’idées, il se rappela un détail qui le perturbait depuis le début, mais qu’il avait fini par négliger.
– Comme c’est étrange…
L’inspecteur Trodela s’approcha de lui.
– Que se passe-t-il, professeur ?
Tomás se tourna vers le policier, décidé à tirer la chose au clair.
– Il y a quelque chose qui ne colle pas avec cette odeur, observa-t-il. Son Éminence le cardinal l’a déjà évoquée tout à l’heure. Il a même précisé qu’elle avait provoqué son malaise et imprégné ses vêtements. Et lorsque je vous ai appelé, vous aussi avez semblé étonné. Si je me souviens bien, vous avez même dit : encore cette puanteur ? Cet « encore » signifie-t-il que vous étiez déjà entré ici ?
– Absolument. Dès que je suis arrivé sur les lieux, il y a environ une demi-heure, j’ai inspecté la bibliothèque privée et, bien entendu, j’ai aussi regardé dans les toilettes. Ça sentait déjà très mauvais.
– Vous ne trouvez pas étrange qu’au bout de tant de temps l’odeur ne se soit pas encore dissipée ? En somme, ces toilettes sentent mauvais depuis que le cardinal s’est senti indisposé…
L’inspecteur Trodela se redressa, déconcerté par l’observation, affecté de ne pas l’avoir remarqué plus tôt.
– Oui… c’est vraiment étrange.
Les deux policiers debout près de lui, Tomás examina plus attentivement la cuvette des W.-C. et surtout l’endroit où elle était fixée au sol. Il s’agenouilla pour mieux voir et s’aperçut qu’une fissure contournait la base de la cuvette. Ce qui expliquait la puanteur. En fin de compte, l’odeur d’égout nauséabonde se répandait dans l’air simplement parce que le joint autour de la cuvette n’était pas hermétique. Apparemment, les plombiers qui étaient venus la semaine précédente avaient bâclé le travail.
Le plus étonnant restait la présence de ces quelques débris, alors que les toilettes étaient nettoyées deux fois par jour. Les employés de ménage du Saint-Siège étaient-ils si négligents ? À moins que… à moins que…
Il ne pouvait y avoir qu’une explication.
– Ces débris sont récents !
L’inspecteur Trodela crut avoir mal entendu.
– Pardon ?
Tomás saisit la cuvette avec les mains et essaya de la secouer. À leur grande surprise, elle bougea avec une surprenante facilité. Le cœur battant, le Portugais réalisa qu’il avait vu juste et que la cuvette n’était pas scellée.
L’historien se tourna et fit un signe.
– Reculez !
L’inspecteur et l’expert de la PST firent un pas en arrière. Tomás se leva et poussa avec force vers sa gauche. Avec la même facilité, il déplaça la cuvette jusqu’au mur, dégageant ainsi la partie du plancher où se trouvait la fissure.
Il y avait un grand trou de plus d’un mètre de large à l’emplacement de la base de la cuvette. Cet espace aurait dû être occupé par les conduits menant aux égouts, mais les canalisations avaient disparu et, à leur place, il y avait ce qui semblait être un tunnel.
Les trois hommes demeurèrent un long moment bouche bée, immobiles devant le trou. Ils finirent par se regarder et l’inspecteur fut le premier à dire ce qu’ils avaient tous déjà compris :
– Porca madonna ! C’est par ici qu’ils l’ont emmené !