L’odeur était tellement insoutenable que Tomás faisait un énorme effort pour dépasser son dégoût. Il comprit qu’il aurait dû se couvrir le visage avec un mouchoir, mais il était trop tard à présent. Il tenta de se convaincre qu’il finirait par s’y habituer.
– Ça va professeur ?
La question que Trodela lui lança d’en haut obligea l’historien à lever la tête et à contempler le cercle de lumière sur lequel se découpait, en ombre chinoise, le profil de l’inspecteur de la police judiciaire.
– Jusqu’ici ça peut aller, dit-il, évitant d’évoquer la puanteur pour ne pas formuler une évidence. J’espère que la corde tiendra…
– Oh, soyez tranquille, mes hommes savent ce qu’ils font, le rassura l’Italien. Dès que vous serez arrivé en bas, je commencerai à descendre.
La corde le long de laquelle Tomás descendait avait été installée dans les toilettes jouxtant la bibliothèque privée des appartements du pape, au troisième étage du Palais apostolique, et s’enfonçait dans le trou qu’ils avaient découvert. Un carabinier agile était descendu le premier et l’universitaire avait tenu à être le suivant. Logiquement, il aurait dû être parmi les derniers puisqu’il n’appartenait à aucune force de police, mais la confiance que le Vatican plaçait en lui alliée à son esprit volontaire, et aussi, voire surtout, le fait que les policiers n’étaient guère pressés de plonger dans ce cloaque, avaient incité les autres agents à accéder à sa demande sans hésiter. Si le Portugais tenait tant à s’engager dans un trou puant l’excrément, se dirent-ils, il ne fallait surtout pas l’en empêcher.
En glissant le long de la paroi rugueuse, Tomás se fit mal au dos.
– Aïe !
Le cri inquiéta l’inspecteur Trodela, dont la voix résonna immédiatement dans le tunnel.
– Cazzo, que s’est-il passé ?
Serrant la corde avec la main gauche, l’historien inspecta sa blessure de la droite ; il y avait eu plus de peur que de mal. Il s’était simplement écorché.
– Non, rien, répondit-il. Les parois de ce maudit puits sont rocailleuses !
Pour éviter de s’y frotter une nouvelle fois, il ralentit le rythme de sa descente. Celle-ci devenait de plus en plus aisée car le tunnel, étroit au début, s’élargissait très rapidement, ce qui avait dû faciliter le travail des ravisseurs.
– Attention, fit soudainement une voix sous lui. Préparez-vous à l’impact.
Presque aussitôt, Tomás sentit ses pieds toucher le sol et il roula par terre pour amortir le choc. Il était arrivé. Encore par terre, il leva les yeux et fut aveuglé par une intense lumière.
– Éloignez ça, s’il vous plaît !
La lueur s’écarta rapidement.
– Excusez-moi professeur, dit l’homme qui avait dirigé la torche vers lui. Je voulais simplement m’assurer que tout allait bien.
C’était le jeune policier qui était descendu le premier. Tomás se leva et secoua ses vêtements.
– Alors ? Vous avez découvert quelque chose ?
– Non, professeur. J’avais ordre de m’assurer que vous étiez en sécurité, je n’ai donc pas eu le temps d’explorer le souterrain. (Il éclaira l’historien avec sa torche.) Ça va, professeur ?
– Tomás respira ses vêtements ; ils étaient imprégnés de cette affreuse odeur.
– Ne vous en faites pas pour moi.
Sans perdre davantage de temps, le carabinier retourna vers la corde par laquelle ils étaient descendus, il mit ses mains en porte-voix et cria :
– Inspecteur, vous pouvez descendre !
Comprenant que le carabinier allait s’occuper de réceptionner les autres membres de la police judiciaire, l’historien décida de commencer l’exploration du souterrain où ils avaient abouti. Il savait qu’il ne pouvait toucher à rien, car il s’agissait encore d’une scène de crime réservée aux spécialistes de la PST, à ne pas contaminer, mais rien ne l’empêchait de jeter un œil pour voir s’il découvrait quelque chose. Il alluma une petite torche et se tourna vers le carabinier.
– Je vais un peu explorer ce trou. Le policier lui jeta un regard inquiet.
– Ne vaut-il pas mieux attendre les autres, professeur ? Tomás lui fit un signe de la main.
– Je reviens tout de suite.
– Soyez prudent.
Ignorant l’avertissement, il éclaira les parois du souterrain autour de lui. À sa grande surprise, leur surface était lisse : de toute évidence, le passage n’avait pas été creusé par les ravisseurs, mais il existait déjà. Les ravisseurs du pape avaient tout simplement exploité une structure construite par d’autres.
Il approcha sa main de la paroi pour en sentir la texture : c’était du ciment. Il savait que le ciment était déjà utilisé dans la Rome antique, mais celui qui recouvrait ces parois lui sembla plus récent. Il devait sans doute s’agir du réseau de tunnels creusés pendant la Seconde Guerre mondiale pour permettre la fuite éventuelle du pape et celle des juifs que le Vatican avait recueillis.
Il dirigea la lumière sur les côtés, cherchant une sortie. Comme on pouvait s’y attendre, il y avait effectivement un passage.
– Hum, murmura-t-il. C’est donc par ici qu’ils sont partis…
Il s’engagea dans un tunnel semblable à celui qu’il avait vu le matin même dans la cave du palais des Congrégations. Tout semblait indiquer que le lieu n’avait pas été utilisé depuis fort longtemps, ou alors très occasionnellement. L’air était chaud et même un peu lourd. S’il demeurait là trop longtemps, pensa Tomás, il finirait par avoir mal à la tête. La lueur de la torche tremblait devant lui. Au bout d’une centaine de mètres, il se retrouva face à une structure métallique grillagée.
Un portail.
C’était certainement la clôture dont Catherine lui avait parlé lorsqu’elle lui avait montré les couloirs souterrains du Vatican. Elle affirmait que le passage vers le Palais apostolique avait été fermé, et il en avait la preuve. Mais il pouvait aussi constater que cela n’avait pas arrêté les ravisseurs.
Il s’immobilisa devant le portail et, s’efforçant de ne pas le toucher, il l’examina attentivement. À sa grande surprise, il ne vit ni trous ni traces de fracture, alors qu’il s’attendait à déceler des brèches ou des ouvertures par lesquelles le commando aurait pu passer. Il s’approcha de la serrure et l’éclaira. Le mécanisme semblait intact lui aussi. De plus en plus perplexe, il se mit à penser à voix haute.
– Comment diable ces types ont-ils pu passer par ici ?
Il chercha de chaque côté du portail mais ne trouva rien. Il n’y avait aucun passage possible. La question dépassait sa capacité de compréhension, il allait devoir la laisser aux techniciens de la police judiciaire et aux experts médico-légaux.
Frustré, il rebroussa chemin et refit le parcours en sens inverse. Il marchait, plongé dans ses pensées, ne trouvant aucune solution mais sachant pertinemment qu’il y en avait forcément une. Son intuition lui disait que la façon dont les ravisseurs avaient mené à bien leur enlèvement pouvait lui révéler beaucoup de choses. Cela le conduirait peut-être jusqu’au pape lui-même, qui sait ? Quelque chose lui échappait, mais quoi ?
Il fallait remettre en perspective tout ce qu’il avait appris, tant ce matin au palais des Congrégations que cet après-midi au Palais apostolique. La solution se trouvait quelque part parmi toutes ces informations.
Une lueur au fond du tunnel, venue de la zone où se trouvait le carabinier, l’arracha à ses pensées.
– Cazzo di merda ! jura une voix familière que le tunnel rendait caverneuse. Professeur ? C’est vous ?
C’était l’inspecteur Trodela, qui était déjà descendu et qui le cherchait.
– Oui, c’est moi.
– Vous avez découvert quelque chose ?
D’un geste, Tomás indiqua le tunnel où ils se trouvaient.
– Apparemment, nous sommes dans les passages souterrains construits durant la guerre pour échapper aux nazis. Les ravisseurs les ont utilisés pour entrer et sortir sans être vus.
– Che cazzo ! pesta l’enquêteur de la police judiciaire. Ces types sont forts ! Avoir utilisé ce réseau est un coup de maître ! Mais par où ces brutti figli di puttana bastardi se sont-ils échappés ?
– Ma foi, je n’en sais rien. Le passage est barré par un portail qui semble intact.
– Ils ont dû forcer la serrure…
– C’est bien ce que je pense, mais il n’y a aucune trace d’effraction. L’analyse des experts nous en dira sans doute plus. Guidés par la lumière de leurs torches, les deux hommes se retrouvèrent au milieu du chemin. L’inspecteur semblait encore plus déguenillé dans ce tunnel ; non seulement sa gabardine était toute froissée et plus sale encore qu’avant, mais en plus elle empestait.
– Je vais demander à mes techniciens de vérifier le mécanisme, dit-il, indifférent à son allure et à son odeur. Nous verrons si la serrure a été forcée ou non.
– Oui, il faudrait le vérifier.
L’inspecteur Trodela dirigea sa lampe vers les murs puis vers l’endroit d’où venait l’historien.
– Le problème c’est que ces tunnels conduisent à divers endroits dans Rome. Comme ces figli di troia sont passés par ici et que l’enlèvement a eu lieu il y a plusieurs heures déjà, Sa Sainteté est sûrement loin à présent, probablement hors de la ville.
– Ça ne fait pas de doute, acquiesça Tomás. Vous avez fait vérifier l’entreprise qui est venue réparer les canalisations des toilettes ?
– Mes hommes s’en occupent et nous aurons bientôt une réponse. (Il secoua la tête.) Nessuno mi unfungulo, grommela-t-il, signifiant dans son langage peu châtié qu’on ne le bernait pas, lui. Mon flair me dit que nous sommes sur la bonne voie.
– Et le mien, que ça sent mauvais.
Tomás fit demi-tour, plantant là l’inspecteur Trodela, qui ne savait s’il devait le suivre ou s’il valait mieux vérifier d’abord le portail qui barrait le passage du tunnel.
– Où allez-vous ?
Le Portugais était à nouveau plongé dans ses pensées, envisageant l’un après l’autre chacun des scénarios qui se construisaient dans sa tête. Il était absolument convaincu que les deux opérations, celle du palais des Congrégations la semaine précédente et celle du Palais apostolique une heure plus tôt, étaient intimement liées. Le commando islamique qui avait mené la première était évidemment responsable de la seconde, et toutes deux obéissaient très probablement aux mêmes motivations.
Il se rappela une fois de plus les paroles du pape qui, à ce moment-là, lui parurent de mauvais augure. « Rien ni personne n’est ce qu’il paraît être. » Jusqu’à quel point était-ce vrai dans cette affaire ?
– Professeur ! insista Trodela, exaspéré. Où allez-vous ?
En pleine cogitation, Tomás entendit une espèce d’écho lointain, comme si les paroles du policier lui étaient parvenues avec un temps de retard. Prenant enfin conscience qu’il avait été interpellé, il s’arrêta et se retourna.
– Je vais prendre un bain, répondit-il. J’empeste les égouts. Et vous devriez en faire autant, vous n’êtes pas très présentable.
L’inspecteur de la police judiciaire éclata de rire.
– C’est ce que ma femme me dit tous les jours.
Le Portugais avait l’intention de reprendre le chemin du retour, mais il hésita. Dans son cerveau en ébullition, les idées grouillaient ; il se sentait comme un joueur devant une infinité de pièces d’un puzzle, qui tentait d’en avoir une vision d’ensemble afin de les emboîter dans le gigantesque tableau final. Il se gratta le menton, envisageant une possibilité qui venait de lui apparaître. Et si… ?
Il jeta à l’inspecteur Trodela un regard décidé avant de faire demi-tour et de sortir.
– Et ensuite, réunion dans le bureau du cardinal.