XXXIII

Lorsqu’il eut fini de manger les spaghettis allo scoglio dans la trattoria où il s’était réfugié pour un déjeuner tardif, Tomás se demanda ce qui allait arriver. La police parviendrait-elle à localiser le pape et à le délivrer avant que le public n’apprenne ce qui se passait ? Vu la manière dont l’enlèvement avait été planifié, l’universitaire avait beaucoup de doutes. Selon lui, il était impossible de résoudre une affaire comme celle-là en quelques heures. D’ailleurs, on ne pouvait écarter le risque qu’elle ne soit jamais résolue, hormis par la mort du souverain pontife.

Après avoir réglé l’addition, Tomás se dirigea à nouveau vers le Vatican. Il traversa le fleuve et la via della Conciliazione plongé dans ses pensées et, grâce au laissez-passer que l’inspecteur Trodela lui avait remis lorsqu’ils s’étaient quittés, il franchit sans problème les points de contrôle et de sécurité successifs installés par les carabiniers et les gendarmes sur la place Saint-Pierre.

 

Une fois à l’intérieur des murailles léonines, il hésita. Que faire maintenant ? En principe, il devrait s’attacher avant tout à régler le mystère du cambriolage de la semaine passée au palais des Congrégations. C’était la mission que le pape lui avait personnellement confiée, mais l’évolution des événements modifiait la liste de ses priorités.

Il se sentit un peu frustré de ne pas s’atteler à la tâche pour laquelle le Vatican l’avait initialement engagé. En fin de compte, il était historien, pas détective, et ce qu’il aimait par-dessus tout, c’étaient les manuscrits anciens et les vieilles pierres. Pourquoi diable le poussait-on toujours à mener des enquêtes ? Il eut envie de se promener à l’intérieur de la basilique Saint-Pierre, pensant que cela lui ferait du bien. Et puis, changer de décor lui donnait souvent de nouvelles idées.

Il longea les colonnades, passa sous l’horloge et entra par la grande porte du Bien et du Mal. La basilique était déserte, le Vatican ayant été évacué, et, dans l’important dispositif policier, personne n’avait jugé nécessaire de contrôler l’intérieur du sanctuaire. Dans la première chapelle de l’aile nord, il contempla la Pietà, magnifique statue de Michel-Ange en marbre blanc de Carrare qui représentait Marie désespérée tenant le cadavre de Jésus dans ses bras. Quelle œuvre d’art extraordinaire ! Puis il admira les représentations qui garnissaient les murs du grand sanctuaire, étonné de constater qu’aucun des tableaux n’était peint ; ils étaient tous en mosaïque.

Entendant du bruit dans son dos, il se retourna.

– Il y a quelqu’un ?

Personne ne répondit. Dans la basilique déserte, le silence était absolu. Cependant, il aurait juré avoir entendu un bruit. Il revint à la nef centrale, regarda de tous les côtés sans voir personne. Aurait-il rêvé ? Étaient-ce des rats ? Qui avait bien pu faire ce bruit ? Un prélat ? Un gendarme ? Sans trop savoir quoi penser, il traversa la nef en direction du chœur de la grande basilique, toujours attentif au moindre bruit, mais tout ce qu’il entendait, c’étaient ses propres pas qui résonnaient sur le marbre poli.

Il s’immobilisa devant le baldaquin du Bernin, majestueuse structure en bronze noir et doré dont les colonnes torses, ornées de cannelures en spirale, s’élèvent au-dessus de l’autel papal, et il se sentit écrasé tant l’ensemble était imposant et chargé d’histoire. Le trophée de Gaius, où Pierre avait été enterré et autour duquel il travaillait encore le matin même, se trouvait quelques mètres sous ce maître-autel.

Une étrange sensation le démangeait dans la nuque. On l’observait. Il se tourna et scruta les nombreuses ouvertures qu’on devinait derrière les parois richement ornées de la nef centrale. Rien. Cependant, les petites chapelles faisaient de parfaites cachettes, et il supposait que quelqu’un se terrait dans l’ombre.

– Qui est là ?

Une fois de plus, personne ne répondit. La sensation qu’on l’observait était pourtant plus forte que jamais. Il secoua la tête, s’efforçant de se défaire de cette impression. Le drame qui se déroulait au Vatican depuis l’enlèvement du pape avait tendance à le rendre paranoïaque, conclut-il. Il voyait des menaces partout et il devait contrôler son imagination s’il voulait rester clairvoyant.

– Sois raisonnable, Tomás, murmura-t-il. Sois raisonnable…

 

Pour se changer les idées, il posa les yeux sur la fosse en demi-cercle qui s’ouvrait devant le baldaquin. Un panneau de danger, un autre d’interdiction et plusieurs bandes rouges barraient la descente qui conduisait à la Confession de saint Pierre, la petite chapelle située juste au-dessus du trophée de Gaius. C’étaient sans aucun doute les ingénieurs du Vatican qui en avaient interdit l’accès, craignant que les passages dans la zone des fondations fragilisent l’ensemble de la structure de la basilique.

L’historien respira profondément. Il était toujours frustré. Ce qu’il désirait le plus, c’était que la crise déclenchée par l’enlèvement du pape soit réglée rapidement, et que les ingénieurs lèvent l’interdiction le plus vite possible. Il pourrait ainsi retourner à la tâche pour laquelle il avait été réellement engagé et à laquelle il avait envie de se consacrer : faire l’inventaire des catacombes. En outre, il fallait vérifier en laboratoire que les ossements étaient bien ceux de saint Pierre. Si les tests le confirmaient, cette découverte ferait de lui un historien immensément célèbre.

 

La sensation qu’on l’observait n’avait pas disparu, mais il se répéta qu’il ne pouvait se laisser emporter par son imagination et il s’efforça de se contrôler. Il fit demi-tour ; il devait retourner à son travail. Il emprunta l’aile sud tout en se demandant quelle serait la prochaine étape de l’enquête ; le mieux serait sans doute…

Il entendit un bruit sourd et répété derrière lui et se retourna.

– Qui est…

Il n’eut que le temps d’entrevoir les deux silhouettes menaçantes qui émergèrent soudainement d’une chapelle sombre et qui, furtives et silencieuses, lui tombèrent dessus comme des félins affamés.