IV

Le vieillard, un homme chauve à la peau ridée, avec une barbiche blanche effilée, était assis à la fenêtre qui donnait sur le Cortile della Pigna. Encore à moitié endormi, il profitait du soleil matinal tout en observant les touristes qui prenaient des photos près de la grande pomme de pin verte en contrebas, et les prélats qui traversaient la cour. Sa main osseuse tenait un bâton et tremblait légèrement mais continuellement, signe qu’il était atteint de la maladie de Parkinson, et les paupières commençaient à lui peser au point qu’il s’endormait constamment, pour se réveiller aussitôt.

À l’instant où il recommençait à s’endormir, il sentit un léger mouvement et tourna la tête pour voir qui s’approchait.

– Signor Sigone ?

Le vieillard sursauta et se réveilla tout à fait en reconnaissant l’homme qui venait de l’interpeller.

– Ah, professeur Noronha ! s’exclama-t-il. Quelle chance de vous rencontrer. Son Éminence vous cherche.

L’information surprit Tomás. Venu avec Maria Flor pour s’entretenir avec Giovanni Sigone, il se rendait compte que c’était lui que l’on cherchait.

– Qui ?

– Son Éminence le cardinal Barboni. Il est passé me voir tout à l’heure en demandant où vous étiez.

L’expression de l’historien se transforma complètement : il n’était plus seulement étonné mais intrigué. Il y avait de quoi. Angelo Barboni était le secrétaire d’État, le « Premier ministre » du Saint-Siège, la personne la plus puissante de l’Église après le pape. Enfin, en principe, car en réalité, il avait tendance à être encore plus puissant que le souverain pontife, dans la mesure où il s’occupait des affaires courantes de la curie, le gouvernement du Vatican, tandis que le pape se consacrait aux grandes questions spirituelles de l’Église.

– Le cardinal Barboni ? Que me voulait-il ?

– Je l’ignore. (Sigone leva la main et fit signe à un jeune homme qui venait du musée Pio-Clementino.) Fabio ! appela-t-il. Informe Son Éminence que le professeur Noronha est là ! Adesso !

Après un « Certo ! » affirmatif, le jeune fonctionnaire du musée disparut dans les couloirs du Vatican, laissant à nouveau Sigone seul avec Tomás et Maria Flor.

– Comme vous le savez, signor Sigone, la Commission pontificale pour l’archéologie sacrée m’a chargé de dresser le catalogue des sépultures qui se trouvent dans la nécropole et de rechercher des vestiges des restes de saint Pierre, rappela l’historien portugais. Or, vous avez participé aux travaux de monseigneur Kaas, n’est-ce pas ?

– Vero, confirma Sigone. À l’époque, j’étais un jeune et naïf sampietrino et j’ai été choisi pour faire partie de l’équipe de monseigneur Kaas, qui a mené, là, en dessous, les fouilles ordonnées par Sa Sainteté. Ah, quelle époque glorieuse !

– Quelle épopée cela a dû être de fouiller dans la nécropole et, surtout, de découvrir le trophée de Pierre, convint-il. Quelle expérience !

– Ah, professeur, vous ne pouvez pas imaginer ! Ce que j’ai pu prier la Vierge ce jour-là pour la remercier !

Tomás toussota, se préparant à aborder la question pour laquelle il était venu.

– Signor Sigone, j’ai une question à vous poser au sujet du mur des graffitis. Je ne sais pas si vous voyez, c’est celui qui est à côté du trophée de Pierre…

Le regard du vieillard se perdit dans le vague tandis qu’il visualisait mentalement l’image du mur en question. Cela faisait des décennies qu’il ne s’était pas rendu sur place, mais tous les détails du Champ P étaient gravés dans sa mémoire, y compris le mur des graffitis.

– Oui, je vois très bien. Le mur rempli d’inscriptions, qui est attaché au mausolée.

– C’est cela même. Je suppose que vous savez aussi que ce mur des graffitis comporte une niche, à mi-hauteur ?

– Une niche ?

– Oui, un loculus… une sorte de trou ouvert dans le mur revêtu de plaques de marbre. Vous vous souvenez d’avoir vu ça ?

Le regard terne du vieux s’anima.

– Ah oui ! Je vois ! Je vois !

– Il se trouve que ce loculus est vide.

– Effectivement.

– Mais, signor Sigone, c’est étrange, vous ne trouvez pas ? Si les chrétiens de l’époque ont recouvert le loculus de marbre, c’est qu’il était important, surtout si l’on considère l’endroit où il se trouvait. Ils auraient dépensé une fortune en marbre et se seraient donné autant de peine pour ensuite le laisser vide ?

L’ancien sampietrino secoua affirmativement la tête.

– Oui, c’est étrange.

– Lorsque vous avez découvert le mausolée, le loculus du mur des graffitis était déjà vide ?

Sigone acquiesça de nouveau.

– Oui, oui.

Tomás fut déçu par la réponse du vieil homme. Le message du fragment de plâtre tombé du mur rouge indiquait clairement Petrus eni, « Pierre est ici ». Ici, mais où ? Ça ne pouvait être que dans le loculus. Il parlait cependant au dernier des sampietrini qui avaient pénétré pour la première fois dans la nécropole et découvert le trophée de Pierre, lequel confirmait que la niche en question était vide lorsqu’elle fut découverte.

– Je comprends, murmura l’historien. Il n’y avait rien dedans. Le vieil homme hésita.

– Enfin, seulement des gravats.

La réponse suscita la curiosité de Tomás.

– Des gravats ? Quel genre de gravats ?

– Des cochonneries. Des déchets. (Il haussa les épaules pour souligner le caractère insignifiant du contenu.) Rien de spécial.

Le cœur de l’historien portugais s’emballa en entendant cette nouvelle. Serait-il possible que…

– Que… qu’avez-vous fait de ces gravats ?

– Monseigneur Kaas les a fait enlever. Tomás fit un bond et cria presque.

– Il les a fait enlever ?

Sigone fut effrayé par cette réaction, qui lui parut déplacée : qu’avait-il dit de si grave qui justifiât une telle agitation de la part de son interlocuteur ?

– Il y a un problème, professeur ?

– Mais c’est une catastrophe ! s’écria Tomás, saisissant le vieux par les épaules et le secouant comme s’il n’était qu’un tas d’os. Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ? Vous comprenez le crime que… que…

Apeuré, le sampietrino se protégea la tête avec les mains.

– Professeur, qu’ai-je fait ?

S’apercevant qu’il avait perdu son sang-froid au point d’agresser physiquement un vieil homme, le Portugais le relâcha aussitôt. Il regarda autour de lui et remarqua plusieurs touristes qui observaient la scène, se demandant s’ils devaient appeler la gendarmerie ou les gardes suisses.

Pour donner le change, Tomás se fendit d’un grand sourire et posa une main amicale sur l’épaule de Sigone. Les badauds poursuivirent leur promenade.

Soulagé, l’historien recommença à interroger son frêle interlocuteur.

– Signor Sigone, monseigneur Kaas en a-t-il au moins informé les archéologues ?

L’Italien semblait encore un peu effrayé, mais il répondit.

– Ce n’étaient que des gravats, professeur.

– Certes, mais en a-t-il informé les archéologues, oui ou non ?

– Bien sûr que non, professeur. Pourquoi aurait-il dû le faire puisqu’il ne s’agissait que de décombres ?

Tomás ébaucha un geste d’exaspération, se voyant contraint d’expliquer ce qui était évident pour le premier archéologue venu. Il avait envie de secouer à nouveau le vieillard, de le sermonner et de crier.

Mais il se contint.

– Sur un site archéologique, tout a de l’importance, signor Sigone. Même les décombres. Surtout s’ils proviennent d’une niche signalée par la mention Petrus eni, vous comprenez ?

– Petrus… quoi ?

Sentant qu’il allait s’énerver à nouveau, Tomás estima qu’il valait mieux partir ; d’ailleurs, le vieux sampietrino n’était pas responsable de l’incompétence de monseigneur Kaas, qui s’était pris pour un archéologue et avait ainsi détruit l’une des plus grandes découvertes de l’histoire de l’archéologie biblique. Et même si Sigone avait une part de responsabilité, il était trop tard, le mal était fait.

Résigné, l’historien fit demi-tour et s’apprêta à partir.

– Oubliez tout cela, signor Sigone, dit-il en guise de salut. Il ne viendrait à l’idée de personne de jeter les gravats découverts sur un site archéologique, encore moins un site de cette importance, mais… enfin. Ce qui est fait est fait. (Il le salua.) Passez une bonne journée.

Accompagné de Maria Flor, Tomás s’éloigna, tête basse, et, exaspéré, il se dirigea vers le long couloir de Bramante, en direction du Palais médiéval, afin de quitter le Vatican le plus vite possible et tenter d’oublier ce fiasco. Comment pouvait-on être aussi stupide ? se demandait-il. Nul n’aurait l’idée de…

– Il ne les a pas jetés.

Les mots prononcés par le vieil homme firent se retourner l’universitaire.

– Pardon ?

– Les décombres. Monseigneur Kaas ne les a pas jetés.

Tomás s’immobilisa et dévisagea de nouveau Sigone, avec un mélange d’espoir et d’incrédulité.

– Quoi ?

L’ancien sampietrino se leva et commença à marcher lentement en direction des deux Portugais, la pointe de sa canne émettant des sons métalliques lorsqu’elle cognait le marbre du sol.

– Je sais où est conservé le contenu du loculus.