XL

Un murmure d’émotion emplit la salle de la gendarmerie où étaient rassemblés les agents. L’image choquante du pape, à la merci d’un terroriste tenant un couteau, rappelait fortement des vidéos d’exécutions réalisées par l’État islamique. Aucun de ceux qui se trouvaient là n’ignorait l’enlèvement du souverain pontife ni que les islamistes en étaient les principaux suspects. Mais il y avait un monde entre le caractère abstrait de cette information et le fait de la voir concrétisée dans une telle image.

 

C’était pire encore lorsque l’on savait comment s’achevaient de telles vidéos.

 

– Porca miseria ! murmura un gendarme debout devant Tomás, angoissé. Vous pensez qu’ils vont… qu’ils vont…

Il ne finit pas sa phrase, car il en était incapable. Une telle perspective semblait trop horrible pour pouvoir être envisagée, mais ce que l’agent avait tenté de dire était déjà dans l’esprit de tous et probablement aussi dans celui des téléspectateurs qui regardaient ces images, certainement diffusées par les télévisions du monde entier. Nul n’ignorait que les vidéos de l’État islamique et d’autres groupes extrémistes musulmans s’achevaient invariablement par la décapitation de leur victime. Serait-ce également le cas cette fois-ci ?

Le pape allait-il être décapité ?

Tous retinrent leur respiration lorsque l’homme en noir, dont on ne voyait que les yeux, commença à parler, en anglais. Un silence de mort s’abattit sur la salle où les gendarmes étaient rassemblés.

 

« Au nom d’Allah, le Juste, le Miséricordieux, et de son messager, que la paix soit avec lui, je viens proclamer devant l’umma, la communauté des croyants, que le guide spirituel des croisés, celui qui répand des fausses vérités, le pape des infidèles, est à la merci des soldats de Dieu. Les pays infidèles ont jusqu’à ce soir minuit pour se convertir à l’islam ou commencer à payer la jiziah au califat de l’État islamique, le véritable successeur du Prophète, que la paix soit avec lui, comme cela a été exigé des dhimmis par Allah dans le saint Coran et par le Prophète, que la paix soit avec lui, dans la sunna, le bel exemple. Si… »

 

À ces mots, Tomás vacilla, abasourdi. Ces extrémistes exigeaient, ni plus ni moins, que les pays non musulmans paient immédiatement à l’État islamique le tribut religieux, une espèce d’impôt discriminatoire que Mahomet avait imposé aux non-croyants au VIIe siècle. Une telle demande, pensa l’historien, revenait à exiger l’impossible. Aucun gouvernement de la planète, si désireux fût-il de parvenir à un compromis, et malgré toute la sympathie qu’il pouvait porter au chef de l’Église, n’accepterait jamais de payer le tribut religieux réclamé par les djihadistes. Soit les ravisseurs du pape étaient des fanatiques totalement déconnectés de la réalité, soit leur but n’était pas de trouver un accord.

Ou bien les deux à la fois.

 

«… ne l’ont pas fait, à minuit, heure de Rome, nous diffuserons en direct sur Internet l’exécution du propagateur de fausses vérités par l’un de nos frères, comme le Prophète, que la paix soit avec lui, nous a enseigné à le faire, par décapitation. Une grande… »

Une clameur horrifiée emplit la salle.

«… calamité s’abattra alors sur les kafirun, les infidèles. Convertissez-vous à la véritable foi, ou payez la jiziah et soumettez-vous à la loi de Dieu et à la domination de l’islam, comme l’ont ordonné Allah dans le saint Coran et son messager, que la paix soit avec lui, dans la sunna, si vous ne voulez pas être combattus. Allah proclame, au verset 29 de la sourate 9 du saint Coran que… »

 

Le ravisseur se lança alors dans une diatribe théologico-religieuse et Tomás cessa de lui prêter attention, préférant analyser ce qu’il voyait à l’écran. Où pouvait bien se trouver le pape ? L’image ne permettait pas de distinguer grand-chose, on voyait les deux silhouettes noyées par la lumière tandis que le reste était plongé dans la pénombre.

On devinait, cependant, qu’il s’agissait d’un espace intérieur, car on ne voyait pas de lumière solaire, le plus étrange étant la surface sur laquelle était agenouillé le chef de l’Église. Le sol était grossier et recouvert de cailloux, comme s’ils étaient à la campagne. En fait, se corrigea Tomás, ils étaient à la campagne. Ainsi pouvait s’expliquer l’aspect rustique du décor qui entourait les deux personnages. Il était évident que le commando islamique avait conduit le pape dans un lieu éloigné, peut-être une zone rurale hors de Rome, et c’était là, très probablement, que les images avaient été tournées. Dans ces conditions, il serait extrêmement difficile de localiser l’endroit où se trouvait le souverain pontife sans disposer d’informations complémentaires.

 

L’homme en noir se tut enfin et posa la paume de la main sur l’épaule du pape qui demeurait agenouillé, tête basse, devant lui ; il lui ordonna de parler. Le chef de l’Église leva la tête et regarda fixement la caméra :

 

« Pierre a été le premier pape, que je ne sois pas le dernier, dit-il sur un ton posé, avec sérénité, comme s’il se trouvait près du maître-autel de la basilique Saint-Pierre pour réciter un verset de la Bible. Que monseigneur Dardozzi et vous tous priiez pour moi et pour l’humanité. L’amour du Christ sera toujours notre trophée. »

 

L’image disparut et céda la place à un écran noir, puis le visage éprouvé du journaliste de la RAI réapparut :

 

« Selon des informations que l’on vient de recueillir auprès de sources policières, cette vidéo a été diffusée il y a cinq minutes à partir d’un ordinateur situé en Syrie, précisa-t-il. À l’heure actuelle, les images sont analysées par une équipe de la… »

 

Un murmure confus se répandit dans la salle où les gendarmes étaient rassemblés ; ils parlaient tous en même temps, personne ne s’écoutait, comme si l’essentiel n’était pas ce qu’ils disaient mais le fait de parler, de libérer ainsi l’angoisse qui à ce moment-là les étouffait et la tension qui s’était emparée d’eux.

– L’armée ! s’exclama quelqu’un. Il faut appeler l’armée !

– Il n’y a qu’une manière de sauver Sa Sainteté, argumenta un autre. Il faut fouiller toutes les maisons d’Italie. Toutes !

– C’est la guerre !

– Nous devons mobiliser les Italiens, les catholiques du monde entier, la chrétienté tout entière ! Il faut…

 

Tomás comprit que le mauvais génie était sorti de la lampe. L’important, maintenant, serait de gérer les réactions des gens lorsqu’ils apprendraient la terrible nouvelle qui avait commencé à circuler dans le monde entier avec la force d’un cyclone. Les premières réactions seraient sans aucun doute, comme pour ces gendarmes, de la stupéfaction, de l’étourdissement, de la confusion.

Le problème était ce qui viendrait ensuite. Des millions de personnes allaient rapidement converger vers la place Saint-Pierre et des veillées seraient certainement organisées dans tout le monde occidental. Tomás était persuadé que nul n’accepterait de payer la jiziah discriminatoire à l’État islamique : le souverain pontife serait exécuté et c’est alors que surgirait l’ultime danger. Des foules du monde entier se révolteraient et, dans le déchaînement de furie aveugle qui s’ensuivrait, de violentes représailles seraient menées contre les communautés musulmanes concentrées dans les banlieues des grandes villes européennes.

Profitant du désordre et de la révolte qui inévitablement s’installerait en Europe, les extrémistes se livreraient à des provocations et feraient tout pour jeter de l’huile sur le feu. Des affrontements se produiraient alors dans les banlieues, voire dans le centre des villes, et une guerre civile généralisée éclaterait. La loi martiale serait décrétée, le couvre-feu obligatoire imposé et des chars et des soldats patrouilleraient dans les villes européennes.

« Réfléchis, Tomás. »

L’historien fit un effort pour s’abstraire de l’émotion générale. Il devait garder la tête froide et raisonner avec clarté. Comment freiner la spirale ? Aucun gouvernement sensé ne pouvait accepter le chantage et payer la jiziah au califat de l’État islamique. Même si c’était le cas, cela ne garantirait en rien qu’une vidéo de la décapitation du pape ne commencerait pas à circuler sur Internet. La seule manière de régler le problème était de localiser le chef de l’Église avant la fin du délai fixé. Mais comment découvrir l’endroit où il se trouvait ?

 

« Réfléchis, Tomás. »

L’historien récapitula les informations qui venaient d’être diffusées à la télévision et se repassa mentalement les images de la vidéo transmise par le commando islamique. Un détail, alors, l’avait perturbé. Qu’est-ce que c’était déja ? Il sentait là une piste, une référence subtile qui semblait receler une information cachée.

Il se remémora les mots du ravisseur, puis ceux du pape.

 

– Je sais ! s’exclama-t-il. Dardozzi !

Se rendant compte qu’il avait parlé tout haut, il regarda autour de lui, craignant d’avoir attiré l’attention des gendarmes. Mais l’effervescence qui régnait dans la salle était telle que personne n’entendait personne. Le lieutenant Rocco s’était éloigné, consterné, consultant un ordinateur à la recherche de nouvelles informations. Personne ne prêtait plus la moindre attention à Tomás.

Comprenant qu’il était la dernière des préoccupations des autorités du Vatican, et gardant à l’esprit la piste qui pouvait peut-être le conduire jusqu’au pape, le Portugais fit demi-tour et, avec l’air le plus naturel du monde, il quitta la salle, traversa le couloir et sortit des locaux de la gendarmerie comme l’homme libre qu’il n’avait jamais cessé d’être.