De la terrasse du bureau attribué à Catherine par la Préfecture pour les affaires économiques du Saint-Siège afin que la COSEA effectue son audit, situé au quatrième étage du palais des Congrégations, on pouvait voir la foule rassemblée sur la place Saint-Pierre. La soirée était avancée, bientôt viendrait le crépuscule, le début d’une nuit qui s’annonçait longue et troublée. Tous ceux qui convergeaient vers la place n’avaient qu’une chose en tête, l’ultimatum de minuit.
Revenant au bureau, Tomás s’assit sur le siège que Catherine lui avait indiqué. Il regarda la télévision qu’elle venait d’allumer pour entendre les dernières nouvelles de l’enlèvement du pape.
«… terrogés au sujet des événements de Rome, tant les présidents américain et français que les chefs de gouvernement du Royaume-Uni, d’Allemagne et de Belgique ont exprimé leur profonde inquiétude et leur consternation, condamnant fermement l’enlèvement de Sa Sainteté. Ils ont affirmé leur solidarité et se sont déclarés prêts à aider l’Italie et le Vatican. Plusieurs gouvernements occidentaux ont adopté la même position. Des déclarations sont faites dans les différentes capitales européennes et américaine, dans lesquelles les gouvernements indiquent clairement qu’il est hors de question de céder au chantage des terroristes et de payer quelque impôt que ce soit au califat de l’État islamique. Informé des événements alors qu’il visitait une école primaire de Newark, le président des États-Unis a invité les… »
Quoique prévisibles, les nouvelles n’étaient guère encourageantes. Si les Occidentaux ne cédaient pas, comme c’était probable — voire inévitable — vu l’exigence absolument déraisonnable des terroristes, nul ne doutait qu’à minuit, heure de Rome, le pape serait effectivement décapité et que les images de son exécution seraient rapidement diffusées sur Internet.
Profondément perturbée, Catherine saisit la télécommande et coupa le son.
– Excusez-moi, mais je ne peux pas entendre ça…
Tandis que des images silencieuses défilaient à l’écran, la Française se leva et se dirigea vers le distributeur qui se trouvait dans le couloir. De son siège, Tomás entendit le bruit de la machine et le sifflement annonçant qu’un café était prêt. Catherine revint peu après et lui remit une tasse fumante, avant de s’asseoir à sa place et de souffler sur son propre café.
Le Portugais consulta sa montre, impatient ; le temps était compté et il avait besoin de réponses.
– Vous ne m’avez toujours pas dit qui était monseigneur Dardozzi.
Comprenant l’urgence de la situation, mais sans savoir comment les informations dont elle disposait pouvaient éventuellement contribuer à régler cette crise, Catherine posa sa tasse sur le bureau et dévisagea Tomás.
– Renato Dardozzi était un ingénieur qui travaillait à la compagnie italienne de télécommunications, expliqua-t-elle. Sa vocation religieuse lui vint sur le tard. Je crois que ce n’est qu’à 51 ans qu’il a décidé de devenir prêtre. Il a été ordonné en 1973. Il était ami avec le cardinal Agostino Casaroli et…
– Quel Casaroli ? Celui qui a été nommé secrétaire d’État par le pape Jean-Paul II ?
– Lui-même.
Tomás siffla, impressionné.
– Ce Dardozzi avait des relations, à ce que je vois ! J’imagine que la promotion du cardinal Casaroli au deuxième poste le plus important de la hiérarchie du Saint-Siège lui a ouvert des portes ?
– Et comment ! acquiesça la Française. En fait, monseigneur Dardozzi est devenu le conseiller du cardinal Casaroli. Peu après a éclaté le scandale de la banque Ambrosiano. Vous vous en souvenez ?
– Comment pourrais-je oublier ? Ce scandale est bien connu et il a gravement nuit à la banque du Vatican, dirigée à l’époque par une fripouille dénommée Marcinkus. Pourquoi ?
C’était une excellente question, à laquelle Catherine ne répondit pas immédiatement. Elle prit sa tasse et avala une gorgée de café. Après l’avoir posée sur la table, elle ébaucha un sourire et le regarda à nouveau.
– Parce que monseigneur Dardozzi est impliqué dans cette affaire.
Tomás écarquilla les yeux.
– Vous êtes sérieuse ? Il était mêlé aux trafics de Marcinkus ?
La chef de la COSEA se redressa sur sa chaise et s’inclina vers lui.
– Pas du tout, précisa-t-elle. Je ne connais pas cette affaire dans le détail, mais je sais que la bombe de la banque Ambrosiano a explosé entre les mains du pape Jean-Paul II et de son secrétaire d’État, le cardinal Casaroli. Et devinez qui Casaroli a chargé de faire le ménage ?
– Monseigneur Dardozzi ? Catherine sourit.
– Voilà.
– Nous n’avons donc pas affaire à un escroc ? Elle secoua la tête.
– Non.
– Mais alors, quelles furent exactement les responsabilités confiées à monseigneur Dardozzi ?
– Il a été désigné pour participer à une commission conjointe italo-vaticane, constituée de six membres, qui avait pour mandat d’établir les responsabilités dans le désastre financier provoqué par l’effondrement de la banque Ambrosiano. C’est monseigneur Dardozzi, avec deux autres membres du Vatican, qui a autorisé le versement des énormes indemnisations aux créanciers de la banque qui avait fait faillite. Dans un mémorandum adressé au cardinal Casaroli, monseigneur Dardozzi a attiré son attention sur le fait que l’IOR risquait sérieusement de se faire confisquer les avoirs qu’il détenait dans des banques italiennes et étrangères, ce qui entraînerait la perte des dépôts que les diverses organisations religieuses catholiques détenaient à l’IOR.
Comprenant les conséquences d’une telle situation, Tomás secoua la main comme s’il s’était brûlé.
– Juste ciel…
– Et ce n’est pas tout, ajouta la Française. Monseigneur Dardozzi a fait observer qu’en poussant le raisonnement un peu plus loin, l’IOR pouvait même être tenu responsable de toutes les opérations illégales qui avaient été effectuées, tandis que le président de la banque Ambrosiano pouvait être considéré comme un simple exécutant de ses ordres.
– Vraiment ?
– C’est la vérité. J’ai découvert que les choses étaient encore pires que ce qu’on pouvait imaginer.
– Je suppose que ces conclusions ont fait l’effet d’une bombe au Vatican.
– C’est la raison pour laquelle le Saint-Siège a payé sans rien dire. C’était la seule manière d’éviter le scandale. En outre, il était devenu indispensable de combler l’immense trou creusé dans le système financier, qui menaçait de conduire le Vatican à la ruine.
Les détails du scandale étaient bien connus de Tomás, dont le regard se porta sur l’écran de télévision ; le son était très bas et les images continuaient à défiler sur l’écran. Le présentateur passait en revue divers communiqués des responsables mondiaux ; on entendit un extrait de la déclaration que le président des États-Unis venait de faire à l’école primaire de Newark, à laquelle succédèrent celles du président français, dans son bureau de l’Élysée, du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies au cours d’une visite à Budapest, celle d’un imam de la Mosquée bleue à Istanbul, du Premier Ministre britannique devant le 10 Downing Street…
Le Portugais dévisagea Catherine.
– Et quoi d’autre ?
Elle haussa les épaules.
– Au sujet de monseigneur Dardozzi ? C’est tout ce que je sais.
– Mais cela n’explique pas pour quelle raison, dans la vidéo, le pape a demandé que monseigneur Dardozzi prie pour lui…
– En effet, reconnut l’auditrice française. C’est pourtant tout ce que je sais sur cet homme.
Le menton posé sur la paume de sa main, Tomás réfléchissait. Quelle relation pouvait-il y avoir entre ce que Catherine venait de lui expliquer sur le rôle de Dardozzi dans le dénouement du scandale de la banque Ambrosiano et les motifs qui avaient conduit le pape à faire référence au défunt ecclésiastique ? À première vue, aucune. Il devait pourtant bien y avoir quelque chose d’autre que son hôtesse ignorait… ou que, peut-être, elle ne lui avait pas dit.
– Où pourrais-je trouver plus d’informations sur monseigneur Dardozzi ?
– Je n’en ai pas la moindre idée.
– L’audit des comptes du Vatican effectué par la COSEA n’a rien permis de trouver sur lui ?
En guise de réponse, la Française désigna une armoire avec des tiroirs à côté de la télévision.
– Vous voulez parcourir nos dossiers ?
– Elle n’eut pas à le proposer deux fois. Conscient que l’enquête se trouvait dans une impasse, Tomás se leva aussitôt et se dirigea vers l’armoire, jetant à peine un regard distrait sur la télévision. On pouvait voir, en direct, des images de la place Saint-Pierre noire de monde : des fidèles agenouillés, des gens qui montraient des photographies du pape, des bras levés qui tenaient des croix, des yeux pleins de larmes, des pancartes improvisées demandant que l’on sauve le souverain pontife, des religieuses et des anonymes qui priaient les yeux clos et la tête basse, des policiers qui formaient des cordons de sécurité, des journalistes qui déambulaient parmi la foule en recueillant des témoignages ; l’immense masse humaine ne cessait de croître.
Sur des bandeaux qui occupaient toute la largeur inférieure de l’écran on pouvait lire « Le pape a été enlevé » en lettres géantes, tandis que dans le coin, les chiffres d’une horloge numérique défilaient.
Le compte à rebours avant minuit.