XLVI

Rien de surprenant à cela, mais Tomás et Catherine s’étonnèrent de voir un sceau sur le tiroir intitulé « Monsignor Dardozzi ». Il est vrai que cette information figurait déjà dans l’inventaire de l’IOR découvert une demi-heure plus tôt dans le bureau de la chef de la COSEA, mais le fait de constater que seul ce tiroir était scellé ne manqua pas de les surprendre.

 

– Pourquoi le sceau papal ? se demanda la Française sans comprendre. Ni les tiroirs ni les chemises contenant les documents des comptes bancaires de Leurs Saintetés, dont on pourrait pourtant penser qu’ils sont extrêmement confidentiels, ne sont autant protégés. Que peut-il bien y avoir de si secret dans ces documents ?

L’historien toucha le sceau papal pour en sentir la surface rugueuse et l’analysa avec soin. Il était en cuivre et présentait sur une face les effigies de saint Pierre et de saint Paul, séparées par une croix, et les lettres SPA et SPE gravées au-dessus, en référence aux deux plus grands apôtres de la chrétienté.

Catherine s’approcha et examina aussi le dessin du sceau papal.

– C’est étrange, je pensais que les sceaux papaux faisaient référence à un pontife en particulier.

Tomás prit le sceau et le retourna, afin d’examiner l’autre face.

– En effet, c’est le cas.

– Sur le revers figurait simplement le nom du pape actuel.

– Bien. Cela prouve au moins que c’est bien Sa Sainteté qui a ordonné de placer les documents de monseigneur Dardozzi sous scellés.

– À présent, la question est de savoir ce que contient ce tiroir.

Tous deux regardèrent de nouveau le sceau papal qui empêchait de l’ouvrir.

– Comment allons-nous faire ? se demanda la responsable de l’équipe d’auditeurs du Saint-Siège.

 

L’historien glissa de nouveau les doigts sous le sceau papal, comme s’il le caressait et l’éprouvait en même temps, en vue de commettre un acte audacieux. Tomás hésita. Oserait-il ?

– Nous devons briser le sceau.

Catherine s’interposa aussitôt entre lui et l’armoire.

– Vous êtes fou ? dit-elle, scandalisée. C’est le sceau papal ! On ne brise pas un sceau papal comme ça !

– Et pourquoi pas ?

– Parce que… parce que, non. Sa Sainteté a scellé ce tiroir, elle seule peut l’ouvrir. Le sceau papal est sacré.

Le Portugais se pencha légèrement en avant et plissa les yeux, comme pour partager une confidence.

– Même lorsque la vie du pape est en jeu ?

 

La chef de la COSEA hésita. Les circonstances étaient effectivement exceptionnelles. Justifiaient-elles de briser le sceau papal ? Fallait-il avant tout tenir compte du fait que la vie du pape était en grand danger et qu’ils espéraient trouver dans ce tiroir quelque indice susceptible de les mettre sur la piste du souverain pontife ? En réalité, elle savait qu’ils n’avaient pas vraiment de choix.

Avec un soupir résigné, Catherine fit un pas de côté et s’écarta, laissant libre l’accès au tiroir ; elle semblait ainsi rendre Tomás responsable du sacrilège qui, elle le savait, était inévitable.

– Très bien, concéda-t-elle sur un ton soumis. Faites comme vous l’entendez.

L’historien saisit le sceau du bout des doigts et le secoua. Rien ne se passa. Il était habitué à voir des manuscrits historiques dont le sceau avait été brisé, mais c’était la première fois qu’il devait le rompre lui-même. Comment devrait-il procéder ? Y avait-il une technique particulière ? Peut-être, mais il ne la connaissait pas. Il allait devoir improviser.

Il regarda autour de lui, cherchant un objet coupant, mais ne trouva rien. Il mit la main dans sa poche et en sortit un trousseau de clés. Avec la pointe de l’une d’elles il commença à gratter le sceau.

La cire céda et se détacha.

– Ça y est.

Le tiroir était enfin accessible. Il échangea un regard avec Catherine comme pour lui demander l’autorisation de poursuivre.

– Allez-y, dit-elle. Continuez.

 

L’historien tira le tiroir et l’ouvrit. Il était rempli de chemises qui avaient toutes l’air très épaisses.

– Bon sang ! s’exclama-t-il, surpris par l’immensité de la tâche qui les attendait. Il y a des… des tonnes de papiers !

La Française semblait également perdue.

– Par où commencer ?

La question était purement rhétorique. Tomás prit la première chemise et l’ouvrit. Elle était pleine de documents bancaires imprimés sur ce qui semblait être du papier carbone.

Il parut surpris.

– Mais, ce ne sont pas des originaux, constata-t-il. Ce sont… je ne sais pas, on dirait de vieilles photocopies.

– Montrez-moi.

La chef de la COSEA examina les documents, en apprécia la surface molle, allant même jusqu’à les renifler. Les papiers dégageaient une vague odeur de produits chimiques.

– Ce sont de vieilles photocopies, n’est-ce pas ? Elle acquiesça.

– Oui.

Elle prit une chemise, Tomás une autre. Lorsqu’ils eurent fini de les examiner, ils en prirent une nouvelle, puis encore une, chacun plongeant dans un dossier comme s’ils s’enfonçaient dans un monde parallèle. Ils demeurèrent silencieux pendant toute l’heure qui suivit, hormis quelques interjections occasionnelles ou lorsque Tomás demandait une précision technique à l’auditrice — beaucoup plus à l’aise que lui dans l’analyse des documents administratifs.

– Regardez ça, dit l’historien. Qu’est-ce que c’est ? Catherine jeta un œil sur le document.

– Ça ? C’est le procès-verbal d’une réunion du conseil d’administration de l’IOR.

 

Le Portugais posa la chemise et se massa les tempes pour essayer de se détendre.

– Vous avez vu la quantité de papiers qui sont conservés ici !

Elle regarda les innombrables et très épais dossiers qui garnissaient le tiroir.

– À la louche, je dirais qu’il y a environ quatre mille documents concernant monseigneur Dardozzi. J’ai déjà vérifié les dates. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais l’ensemble couvre vingt-quatre ans d’activité de l’IOR. C’est une période très longue, et je doute que nous parvenions à trouver ce que nous cherchons avant minuit.

– Le plus important n’est pas la quantité de documents, mais leur qualité, remarqua Tomás. (Il feuilleta rapidement la chemise qu’il avait entre les mains.) Regardez ce qu’il y a ici, des lettres, des reçus, des avis de transfert, des extraits de compte, des factures, des certificats d’actions et d’obligations, des rapports confidentiels, des procès-verbaux de conseils d’administration, des listes de comptes chiffrés… Que sais-je encore ! Essentiellement des documents financiers ou strictement bancaires et de gestion de la banque du Vatican.

– Oui, c’est vrai, murmura Catherine avec lassitude. Mais que signifie tout cela ?

Tomás ne trouva pas de réponse à cette question. Quel intérêt présentaient tous ces documents ? Étaient-ils vraiment pertinents ? Il inspira profondément pour se donner du courage et plongea de nouveau dans son dossier. Il feuilleta encore quelques extraits de compte, des avis de virement, ainsi que des rapports. Tout se répétait ; seuls les chiffres et les dates changeaient.

La question de Catherine lui apparaissait de plus en plus pertinente. Qu’avait voulu révéler monseigneur Dardozzi en conservant toute cette paperasse, et pour quelle raison le pape avait-il fait placer ces documents sous scellés ? En outre, l’allusion à Dardozzi dans la vidéo visait-elle vraiment ces dossiers confidentiels ? Comment s’assurer qu’ils ne faisaient pas fausse route ?

Au bout d’une demi-heure, et après avoir replacé dans l’armoire une énième chemise avec la conviction grandissante qu’il perdait son temps et qu’il ferait mieux d’abandonner cette recherche, l’historien sortit du tiroir une nouvelle chemise.

– Tiens, tiens ! dit-il en voyant le nom du nouveau dossier. Lui aussi avait un compte à la banque du Vatican…

– Qui ?

Tomás lui montra le dossier afin qu’elle puisse voir le nom indiqué sur la couverture : « Cardinal Francis Spellman ».

– L’Américain.

Elle fronça les sourcils.

– Qui ?

– Une histoire que m’a racontée le pape… Ce cardinal américain avait navigué sur le Tibre avec un troupeau, simplement pour faire croire au conclave que c’était lui, le pastor et nauta prophétisé par Malachie.

La Française éclata de rire.

– Ne me dites pas que c’est le cardinal Spellman…

– Lui-même, dit Tomás en riant. Mais ça ne lui a pas servi à grand-chose, le pauvre. Le conclave ne l’a pas élu.

Il balaya distraitement les documents contenus dans la chemise du cardinal américain, se demandant, amusé, s’il y trouverait la facture du fameux épisode de la location du bateau et du troupeau, qui faisait désormais partie de la légende des conclaves. Comment Spellman avait-il pu imaginer que les autres cardinaux se laisseraient convaincre par un stratagème aussi…

Son sourire narquois disparut d’un coup, Tomás sentit son cœur faire un bond et son sang se glacer dans ses veines. Il resta paralysé, les yeux rivés sur une ligne de la quatrième page du dossier.

– Mon Dieu !

La Française, toujours plongée dans sa lecture des documents d’une autre chemise, tressaillit comme si elle revenait d’une région lointaine.

– Que se passe-t-il ?

 

Beaucoup trop excité pour rester assis, Tomás fit un bond et se leva, la chemise à la main.

– Qui est Omissis ?

Catherine le regarda sans comprendre.

– Hein ?

– Omissis ! répéta-t-il avec gravité, comme s’il s’agissait de la chose la plus importante au monde. Qui est Omissis ?

Elle secoua la tête, s’efforçant de comprendre la raison d’une telle excitation.

– Je ne comprends pas. De quoi parlez-vous ?

Le Portugais se pencha vers la Française et lui montra le mot écrit sur le papier qu’il consultait.

– Ici, dit-il. Vous ne voyez pas ? Il est écrit Omissis. Qui est cet Omissis ?

La chef de la COSEA afficha un air ignorant. Elle ne comprenait pas pourquoi Tomás accordait une importance disproportionnée à ce nom étrange.

– Eh bien… pour autant que je sache, omissis est une expression juridique, expliqua-t-elle. Cela signifie « omission » ou un « passage qui… »

– Omissis est une personne, coupa Tomás, avec impatience. Qui est-ce ?

– Si c’est quelqu’un, je ne sais pas qui c’est. Franchement, je ne connais personne qui porte ce nom. J’ignorais même qu’on pouvait s’appeler comme ça.

 

L’historien tapota sur le document avec la pointe du doigt.

– Vous ne voyez pas que c’est essentiel ? demanda-t-il, exaspéré que la Française ne comprenne pas ce qui pour lui n’était que trop évident. Voilà la preuve que nous sommes sur la bonne piste, vous saisissez ? Le pape se référait à ces documents !

(Il désigna le tiroir sur lequel était inscrit « Dardozzi ».) La solution du mystère est là !

Catherine le regardait sans comprendre. Comment pouvait-il tirer de telles conclusions ?

– Excusez-moi, Tomás, mais de quoi parlez-vous exactement ?

– D’Omissis ! Vous ne voyez donc pas ?

Elle regarda le nom écrit sur le document puis le dévisagea avec une expression étrange.

– Mais en quoi est-ce si spécial ?

 

Ce n’est qu’à ce moment-là que Tomás comprit. La découverte de ce nom l’avait tellement excité qu’il n’avait pas réalisé que la chef de la COSEA ignorait le principal.

– Vous vous rappelez, je vous ai raconté que j’ai été attaqué par deux hommes cet après-midi, et qu’ils m’ont emmené dans une église qui se trouve derrière la basilique.

– Oui. Et alors ?

– Lorsque j’étais dans l’église, feignant d’être inconscient, l’un des deux a téléphoné à quelqu’un pour demander des instructions.

– Vraiment ? Vous ne m’aviez pas dit ça.

– Oui, vous avez raison. Avec toute cette pression, je ne vous ai raconté que l’essentiel de ce qui m’est arrivé. Mais c’est la vérité, le type a téléphoné pour savoir ce qu’il devait faire de moi.

– Et quelle a été la réponse ?

– Je n’ai pas entendu, bien sûr, je n’avais pas l’oreille collée à l’écouteur. Mais d’après ce que l’homme a dit, j’ai compris qu’ils voulaient m’interroger pour savoir ce que je savais sur une certaine personne.

– Sur qui ?

Tomás lui montra le document et, avec une étincelle dans le regard, il désigna le nom qui y était inscrit ; il était convaincu d’avoir trouvé la clé du secret qui allait lui permettre d’accéder au cœur du mystère.

– Omissis.