XLVII

Dans les minutes qui suivirent, Catherine et Tomás concentrèrent exclusivement leur attention sur les documents qui se trouvaient dans le dossier du cardinal Francis Spellman. Ils se rendirent très vite compte que le dossier ne concernait pas le compte du prélat américain, mais plutôt celui d’une fondation qui portait son nom. La référence à Omissis, la même personne que celle à laquelle le terroriste avait fait allusion au téléphone dans l’église Saint-Étienne-des-Abyssins, leur montrait qu’il y avait bien un lien entre les documents de Dardozzi et l’enlèvement du pape.

 

– Si nous parvenons à comprendre qui est Omissis, nous comprendrons tout, affirma Tomás sur un ton sentencieux, en fouillant dans le dossier. C’est la clé.

– Vous pensez ?

– J’en suis certain.

Catherine regarda les extraits de compte, l’air pensif.

– Selon vous, qui est Omissis ? Serait-ce le Judas qui a aidé les ravisseurs de l’État islamique ?

– Pourquoi pas ?

Enfin convaincue de l’importance de la question, l’auditrice examina les extraits de compte et les virements avec une attention redoublée. Au bout de quelques instants, elle fut attirée par une référence numérotée en haut des feuilles.

– Jetez un coup d’œil sur les mouvements de ce compte. L’historien regarda le numéro indiqué ; il s’agissait du compte 001-3-14774-C, au nom de la Fondazione Cardinale Francis Spellman. Il examina le premier document.

– Que vient donc faire ici Donato De Bonis ?

En entendant ce nom, l’auditrice sembla se figer.

– Qui ?

Tomás répéta le nom mentionné sur le document.

– Il s’agit de la personne qui a ouvert le compte de la Fondazione Cardinale Francis Spellman. De Bonis. Que vient-il faire ici ?

Catherine s’efforça de cacher son embarras.

– C’est… ou plutôt, c’était le successeur du cardinal Marcinkus comme homme fort de l’IOR.

L’historien ouvrit grands les yeux.

– De Bonis a succédé à Marcinkus ? Après le scandale de la banque Ambrosiano ?

– Oui.

– Mais je croyais que c’était Angelo Caloia le successeur de Marcinkus comme président de la banque du Vatican ?

La chef de la COSEA respira profondément.

– Vous savez, le Saint-Siège est une institution complexe, expliqua-t-elle. C’est vrai qu’après le départ de Marcinkus, Angelo Caloia a assumé la présidence de l’IOR. Mais Caloia était un économiste, laïque donc, pas un prélat. Monseigneur De Bonis était le prélat qui avait le plus de pouvoir au sein de l’IOR. En réalité, dans la pratique, c’était lui qui commandait.

– C’est le prélat qui commandait ? s’étonna Tomás. Cependant, pour autant je sache, dans toute institution c’est le président qui dirige. Or le président de la banque du Vatican c’était Angelo Caloia.

– En effet, mais au Saint-Siège, une règle non écrite veut que les laïcs se soumettent aux prélats. Ce qui signifie que, bien que président de l’IOR, Caloia, en tant que laïc, était subordonné à monseigneur Donato De Bonis.

L’historien se frotta le menton.

– Je commence à comprendre, dit-il. Si je vous ai bien suivie, lorsque Marcinkus est parti, De Bonis est resté et il est devenu plus puissant que le président de la banque lui-même ?

– Tout à fait.

– Comment est-il possible que De Bonis soit resté après tout ce qui s’est passé avec la banque Ambrosiano ?

 

La Française saisit le document qu’il lui montrait et, avec un tic nerveux, vérifia le nom du prélat qui avait ouvert le compte de la Fondazione Cardinale Francis Spellman.

– Monseigneur Donato De Bonis est entré à l’IOR en 1954. Il a été secrétaire particulier de l’ancien président de l’institution, le cardinal Di Jorio, et, en 1970, il est devenu secrétaire général.

– C’est-à-dire numéro deux de la banque du Vatican. Catherine rougit, embarrassée.

– C’est cela. Il a occupé cette fonction à l’époque de monseigneur Marcinkus et… et après.

L’historien marqua une pause avant de pouvoir exprimer le sentiment de stupéfaction qui l’avait envahi.

– De Bonis a été maintenu en fonction lorsque Marcinkus est parti, répéta-t-il. Vous êtes en train de me dire que cette fripouille de Marcinkus, après avoir éclaboussé le Saint-Siège avec le scandale de la banque Ambrosiano, a laissé son bras droit tirer les ficelles de la banque du Vatican ?

La Française respira profondément, gênée.

– Oui…

– Et qui a été le brillant esprit qui a autorisé une telle chose ? Catherine répondit d’une voix presque inaudible.

– Ce fut… ce fut Sa Sainteté le pape Jean-Paul II.

Tomás cligna des yeux ; elle venait de mettre en cause Karol Wojtyla.

– Mais c’est exactement comme si on renvoyait Al Capone et qu’on laisse Don Corleone diriger le gang à Chicago ! argumenta-t-il. Cela n’a ni queue ni tête !

L’auditrice esquissa un geste d’impuissance.

– Je ne sais pas quoi vous dire. Au Saint-Siège, il y a beaucoup de choses qui, du point de vue de la gestion, n’ont ni queue ni tête, mais… enfin, que peut-on y faire ?

 

L’universitaire portugais se redressa, s’efforçant de rester calme, et regarda les documents qui se trouvaient dans la chemise, convaincu qu’il manipulait un tas d’ordures. Quelles ignominies pouvaient bien se cacher dans ces dossiers ?

– D’après le document d’ouverture du compte de la Fondazione Cardinale Francis Spellman, De Bonis et le dénommé Omissis sont autorisés à effectuer des opérations sur le compte.

– Et quelles opérations ont été effectuées sur ce compte ?

Tomás tourna deux pages et il trouva immédiatement ce qu’il cherchait.

– Le premier virement est indiqué ici, dit-il. (Il regarda le montant et écarquilla les yeux, scandalisé.) Mazette !

– Qu’y a-t-il ?

Il lui montra la somme indiquée sur le papier.

– Le virement effectué lors de l’ouverture du compte était de près de cinq cents millions de lires !

– Eh bien ! Et qui est le bénéficiaire ?

– La Fondazione Cardinale Francis Spellman, à laquelle ce compte semble appartenir.

L’expression de la Française s’adoucit.

– Il s’agit donc d’une institution de l’Église, constata-t-elle, rassurée. Bien que le montant soit élevé, je crois que tout est régulier. En outre, n’est-ce pas ce cardinal Spellman qui avait accès à d’énormes sommes d’argent ?

– Oui, il était l’évêque de New York et c’est lui qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a transféré des millions et des millions depuis les États-Unis pour financer le Parti de la démocratie chrétienne en Italie et assurer sa victoire aux élections de 1948, empêchant ainsi que le pays ne devienne communiste.

– Cela explique donc l’origine de cet argent.

– Mais ça, c’était en 1948, Catherine ! (Il désigna le document qu’il consultait.) Cet argent-ci est récent.

Elle sembla déconcertée.

– Il y a eu d’autres virements ?

 

L’historien fouilla dans la chemise à la recherche d’autres papiers. D’après les extraits, de multiples opérations avaient été effectuées sur le compte de la Fondazione Cardinale Francis Spellman. Il vérifia les dates, les sommes et le type d’avoirs qui avaient été transférés et tenta de dégager une quelconque explication.

– Les virements concernent du liquide et des titres d’État, observa-t-il. À mesure que le temps passe, les sommes créditées augmentent. Il y a chaque fois toujours plus d’argent. Tenez, regardez. Des sommes sont créditées tous les quatre jours, et d’autres sont débitées tous les trois jours. Une véritable autoroute de l’argent.

– Des fonds continuent d’entrer ? Tomás consulta d’autres documents.

– Non. Au bout d’un certain nombre d’années, les virements ont cessé.

– Il est précisé pourquoi ?

– Non.

– D’où venait cet argent ?

Bonne question. Tomás examina les ordres de virement.

– Une grande partie des fonds provenait de dépôts en espèces, sans indication d’origine. (Il se tourna vers elle.) C’est comme si quelqu’un arrivait à la banque du Vatican avec de l’argent dans une valise et l’y déposait, vous voyez ce que je veux dire ?

Catherine fit une moue.

– Étrange… Qui signait les dépôts ? Le Portugais chercha la signature.

– De Bonis.

La chef de la COSEA était toujours plus étonnée.

– Monseigneur De Bonis a déposé des millions et des millions en liquide ? Mais d’où pouvait venir tout cet argent ?

– On le lui a remis, c’est évident.

– Oui, ça ne peut être que ça. Le déposant a sans doute voulu rester anonyme. (Elle regarda le dossier.) Et les virements bancaires, d’où proviennent-ils ?

Tomás contrôla les registres.

– Eh bien, deux cents millions ont été virés par la société Fasco, observa-t-il. (Il prit un air songeur.) C’est drôle, le nom de cette société me dit quelque chose…

– Quel nom ?

– Fasco. (Il fit un effort pour se souvenir, mais en vain. Il continua de feuilleter les documents jusqu’à ce que son attention soit attirée par l’un d’eux.) Regardez, une feuille avec un emblème est annexée à ce virement. (Il tenta de reconnaître le symbole imprimé sur le papier.) C’est curieux, ça ressemble à l’emblème de… du…

Il se tut, stupéfait. Catherine bouillait d’impatience.

– De quoi ?

– Bon sang !

La réaction inattendue de l’universitaire ne fit qu’accroître la curiosité de la Française. Que pouvait bien avoir de si particulier le symbole imprimé sur cette feuille de papier ?

– C’est l’emblème de quoi ?

 

Tomás passa encore un moment à regarder la feuille et l’emblème, comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Il voulait s’assurer qu’il n’y avait aucune erreur et qu’il s’agissait vraiment de ce qu’il pensait. Il finit par se rendre à l’évidence : il ne se trompait pas.

– Du Parlement.

– Comment ?

Tomás examina à nouveau la feuille avant de regarder Catherine, cette fois avec une expression d’inquiétude. À cet instant précis, il comprit qu’ils avançaient en terrain miné, et que, malgré l’urgence, il leur faudrait faire preuve d’une extrême prudence. S’il était des gens dangereux en ce monde, c’était bien ceux qui se trouvaient derrière cette institution.

– Des politiciens sont mêlés à tout ça !