À l’évocation du nom du principal parti politique italien de l’après-guerre, Tomás comprit qu’ils venaient de toucher un point très sensible. Il fit une grimace, devinant qu’ils étaient sur une pente très glissante.
– Aïe, aïe ! gémit-il. Vous êtes sûre que ce Severino Citaristi était vraiment le trésorier du Parti de la démocratie chrétienne ?
– Et comment ! Tout le monde en Italie connaît le dottor
Citaristi. C’est lui qui tenait les cordons de la bourse du PDC.
Il relut le nom du bénéficiaire indiqué sur le chèque, tout en méditant sur la signification profonde de ce qu’il venait de découvrir.
– Encore un politique, n’est-ce pas ?
L’auditrice française posa ses yeux bleus sur l’épais dossier de la Fondazione Cardinale Francis Spellman.
– Mon Dieu, ce compte est une véritable bombe à retardement ! lâcha-t-elle en secouant la tête. Pas étonnant que Sa Sainteté ait fait sceller le dossier que monseigneur Dardozzi avait gardé. C’est explosif !
Bouillant de curiosité, l’historien consultait déjà d’autres feuilles et examinait de nouveaux extraits de compte et avis de virement. Quelles surprises réservaient encore les documents de l’IOR ?
– Regardez ça, quatre cents millions adressés à un certain Ascari.
La chef de la COSEA sursauta encore une fois. Elle était dans des montagnes russes et chaque nouveau document marquait le début d’une descente vertigineuse.
– Quel Ascari ? demanda-t-elle. Ne me dites pas que c’est… que c’est Odoardo Ascari !
– C’est en effet le nom qui est mentionné. Vous le connaissez ? Catherine inspira profondément, comme si elle s’efforçait de retrouver son souffle après avoir reçu un coup de poing dans le ventre.
– C’est un pénaliste, dit-elle. L’avocat d’Edgardo Sogno, un autre politicien, du Parti libéral celui-là.
Le Portugais faillit éclater de rire.
– Les libéraux recevaient également de l’argent provenant du compte de la Fondazione Cardinale Francis Spellman ? Bon sang, mais ça va de mal en pis…
D’un geste brusque et impulsif, la chef de la COSEA saisit le dossier et tenta de le lui reprendre.
– Écoutez, ça devient dangereux ! dit-elle, les mains tremblantes et le regard inquiet. Il vaut mieux arrêter !
Pris au dépourvu, Tomás s’accrocha au dossier. D’un geste, il l’éloigna de l’auditrice.
– Calmez-vous. Nous devons savoir ce qu’il contient.
– Mais vous ne voyez pas que tout ça, c’est de la dynamite ? On parle de comptes en Suisse et d’hommes politiques liés au Parti de la démocratie chrétienne et au Parti libéral ! Dieu seul sait ce que nous pouvons encore trouver !
– Ça m’est bien égal !
– Si Sa Sainteté a fait placer ces documents sous scellés, c’est qu’elle avait ses raisons, insista-t-elle. Ce n’est pas seulement pour les cacher qu’ils ont été archivés ici, dans cette cave. Le pape voulait aussi qu’ils soient oubliés !
– Vous avez peut-être raison, rétorqua le Portugais. Le problème c’est qu’il a été enlevé et que les circonstances ont changé. N’oubliez pas que c’est le pape lui-même qui nous a menés à monseigneur Dardozzi et à ces documents. En outre, comme vous le savez, l’un de mes ravisseurs a mentionné le nom d’Omissis au téléphone. Le fait que cet Omissis ait été l’une des personnes autorisées à effectuer des opérations sur le compte de la Fondazione Cardinale Francis Spellman prouve que nous sommes sur la bonne piste. Si nous voulons sauver le pape, nous devons continuer, vous comprenez ? C’est tout ce que nous avons, c’est notre unique espoir. L’ignorer c’est condamner le pape à mort ! C’est ce que vous voulez ?
Catherine finit par maîtriser ses nerfs et parut recouvrer son courage.
– Excusez-moi, vous avez raison, bien sûr.
– Le plus urgent à présent est d’identifier le titulaire du compte, dit Tomás, s’efforçant d’établir des priorités. Qui est cet Omissis ? C’est la première chose que nous devons découvrir.
L’auditrice porta à nouveau son attention sur le dossier.
– Vous avez vérifié les documents de ce compte ?
– Oui. Les noms d’Omissis et de De Bonis y figuraient. Il est clair qu’Omissis est un nom de code : la question est de savoir qui se cache derrière. Vous avez une idée sur la manière dont on pourrait découvrir sa véritable identité ?
Catherine se mordit la lèvre inférieure, l’air songeur. Une auditrice du Vatican était tenue de connaître les règles de fonctionnement des banques, et de l’IOR en particulier.
– Omissis est le titulaire de ce compte, n’est-ce pas ? Eh bien, dans ce cas, son véritable nom doit nécessairement figurer sur le document d’ouverture du compte.
Le regard de Tomás s’illumina et il faillit l’embrasser.
– Vous avez raison !
– Examinez attentivement les premières pages.
Redoublant d’énergie, l’universitaire se plongea à nouveau dans le dossier de la Fondazione Cardinale Francis Spellman afin d’y retrouver le document d’ouverture du compte.
– Le voici !
Il n’avait pas mis longtemps. Il l’examina avec attention et en vérifia tous les éléments. Y figuraient le numéro de compte, 001-3-14774-C, ainsi que la date à laquelle il avait été ouvert, à savoir le 15 juillet 1987, à la demande de Donato De Bonis. En haut de la page, les lettres OtBkCeN étaient écrites au crayon à papier et, entre parenthèses, la lettre G, probablement une référence à un code du compte, avec l’emblème de l’Institut pour les œuvres de religion. La signature de Donato De Bonis se trouvait tout en bas de la page. Comme on pouvait s’y attendre, était également mentionné le second titulaire, identifié comme étant Omissis. Cependant, on ne voyait aucune autre signature sur le document ; simplement une sorte de tache.
– Alors ? s’impatienta la Française. Vous avez le vrai nom de cet Omissis ?
L’historien éplucha le document de haut en bas, au recto et au verso. Rien. Était-il possible que le second titulaire n’ait pas signé le document d’ouverture du compte ? Il revint au nom « Omissis », à côté de la signature de Donato De Bonis, et examina mieux la tache qui apparaissait sous le nom du second titulaire. Il l’étudia attentivement jusqu’à ce qu’il comprenne enfin, avec un mélange d’incrédulité et de frustration, qu’il ne s’agissait pas vraiment d’une tache.
– C’est une rature.
– Pardon ?
Tomás regarda Catherine puis à nouveau le document, perplexe, comme s’il cherchait des réponses qui n’existaient pas, ou qui existaient mais n’avaient aucun sens. Voulant s’assurer que ses yeux ne le trompaient pas, il passa le doigt sur la rature pour en sentir la texture.
– La signature d’Omissis, expliqua-t-il. Elle a été raturée.