L’intérêt de Tomás pour cette affaire grandissait. L’apparition d’un nom associé à un immense scandale de corruption appelait une explication plus approfondie. En tant qu’auditrice, Catherine n’aimait guère parler de ces histoires, mais elle comprit que le Portugais voulait tout savoir pour déterminer si la collaboration d’un homme politique comme Luigi Bisignani avec l’IOR présentait une utilité.
La chef de la COSEA s’adossa au mur.
– Tout a commencé lorsque Mario Chiesa a été arrêté en 1992 pour avoir accepté un pot-de-vin d’une entreprise de nettoyage de Milan, commença-t-elle. Le problème c’est que Chiesa était membre du PSI. Embarrassé, le…
– Le PSI ?
– Le Parti socialiste italien, précisa-t-elle. Embarrassé par l’arrestation d’un dirigeant du parti aussi important, le leader du PSI et ancien Premier ministre Bettino Craxi traita Chiesa de mariuolo.
– Ce qui signifie mouton noir, n’est-ce pas ?
– Oui, Craxi l’a présenté comme le seul homme sans scrupule parmi les autres membres du PSI, tous honnêtes et incorruptibles. Le vilain petit canard. Mais Chiesa n’a pas du tout apprécié d’être ainsi lâché par son propre parti et de se faire lyncher par la justice, la presse et l’ensemble de la population. Pour se venger, il a décidé de parler et a commencé à déballer tout ce qu’il savait des nombreux cas de corruption dans lesquels étaient impliqués ses petits camarades du monde politique, ceux-là mêmes qui à ce moment-là s’efforçaient de paraître blancs comme neige.
Tomás hésita, il se souvenait des faits.
– Attendez, attendez. Vous parlez de l’opération « Mains propres », n’est-ce pas ?
– En effet. Ce fut le plus grand scandale de corruption jamais révélé en Europe. Un an après l’arrestation de Chiesa, on a commencé à arrêter dans tout le pays des hommes d’affaires et des membres du gouvernement ou de l’opposition, tous accusés de corruption. Tous les partis politiques étaient suspectés, y compris les communistes. Une fois derrière les barreaux, un grand nombre de politiciens ont craché le morceau et avoué leurs crimes, révélant de plus en plus d’affaires. Ce fut une véritable avalanche. Il y a même eu ce cas étonnant d’un homme politique socialiste qui, lorsque des carabiniers ont débarqué chez lui, a immédiatement confessé une série d’actes de corruption. Lorsqu’il eut fini, les carabiniers lui expliquèrent qu’ils étaient simplement venus lui remettre une amende pour excès de vitesse.
Tous deux éclatèrent de rire.
– Il s’en est sorti ?
– Non, il a été arrêté. Ayant confessé des crimes bien plus graves qu’un excès de vitesse, il ne pouvait pas se rétracter…
– Bien évidemment.
– L’affaire a fini par atteindre des proportions incroyables. On a découvert qu’un système nommé lottizzazione avait été mis en place en Italie ; cela consistait à distribuer de façon illicite des sommes d’argent à tous les partis, une espèce de mafia politique généralisée. Environ cinq mille personnalités publiques ont été accusées, plus de quatre cents conseils municipaux ont été dissous en raison de leur implication dans des faits de corruption et, tenez-vous bien, plus de la moitié des députés du Parlement italien ont été accusés d’avoir accepté des pots-de-vin. Ce fut l’effondrement total du système politique. Même le leader du PSI a fini par être condamné à plusieurs années de prison.
– Oui, je me rappelle que Bettino Craxi s’était enfui en Tunisie pour échapper à la prison, dit Tomás. Je me souviens très bien de l’opération « Mains propres », mais ce qui nous intéresse à présent c’est l’autre procès dont vous m’avez parlé, et dans lequel était impliqué le dénommé Bisignani.
– Si je vous raconte tout ça, c’est parce que l’affaire Enimont a été révélée à l’occasion de l’opération « Mains propres », expliqua-t-elle. L’affaire a éclaté lorsque les deux géants de l’industrie chimique italienne, ENI et Montedison, ont décidé de s’associer afin de créer un géant appelé Enimont, une entreprise suffisamment grande pour devenir un acteur mondial. Le problème c’est que les deux partenaires ont fini par se brouiller et, ENI étant en partie publique, les politiciens sont intervenus. ENI a dû racheter la part de Montedison, ce qu’elle a fait, mais à une valeur bien supérieure à celle du marché. En d’autres termes, ENI a payé beaucoup plus qu’elle n’aurait dû.
– Et pour quelle raison ?
Catherine sourit.
– C’est toute la question, observa-t-elle. On a fini par découvrir que, pour que les hommes politiques se mettent d’accord et ne s’opposent pas au règlement de l’affaire, il a fallu créer une lottizzazione gigantesque pour distribuer de l’argent à tous les partis ou presque. Pour payer tous ces pots-de-vin, il a fallu débourser beaucoup plus que ce qui était nécessaire, vous comprenez ? C’est pour ça qu’Enimont a été appelée « la mère de tous les pots-de-vin », la plus grande affaire de corruption dans laquelle ont trempé tous ceux qui ont été mis en examen dans l’opération « Mains propres ».
L’historien désigna le dossier du compte de la Fondation Louis Augustus Jonas d’aide aux enfants pauvres.
– Quel a été le rôle du type dont le nom apparaît sur ce compte ?
– Vous voulez parler de Luigi Bisignani ? Le grand maître de la loge P4 était impliqué dans le scandale Enimont consistant à arroser les partis politiques. Il a fini par être arrêté et condamné à deux ans de prison.
– Et le voilà maintenant impliqué dans une fondation d’aide aux enfants pauvres ?
Catherine se concentra sur le dossier qu’ils examinaient. En effet, que ferait cet homme dans une fondation caritative comme la fondation Louis Augustus Jonas ?
– Il voulait peut-être se racheter une conduite…