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L’intervention de cet inconnu plaça Tomás face à un dilemme ; or il avait très peu de temps. Soit il se laissait faire, et il finirait par être capturé puis remis à la police, soit il s’opposait à la foule, et il s’exposerait à un danger évident. Quelle que fût sa décision, elle devait être prise immédiatement, car indécision était synonyme de reddition.

– Lâchez-moi !

Il avait choisi de réagir. Il commença par se débattre, mais l’homme le serrait fermement, il lui asséna alors un violent coup de tête.

– Aaah, cria l’homme, en se pliant en deux et en portant les mains à son visage qui saignait. Madonna ! Mon nez !

À nouveau libre, Tomás regarda autour de lui, prêt à se défendre. Les esprits étaient échauffés et, au milieu de cette confusion, il suffisait que l’on pense qu’il avait quelque chose à voir avec l’enlèvement du pape pour qu’il devienne un bouc émissaire et se fasse lyncher. Mais rien ne se passa comme prévu. En voyant l’homme par terre, le visage ensanglanté et se tordant de douleur, les personnes alentour regardèrent Tomás l’air totalement terrorisé.

– Au secours ! cria une femme. Il est armé !

Pris d’une peur irrationnelle, bousculant sans ménagement ceux qui se trouvaient à côté d’eux, hommes et femmes reculèrent aussitôt autour du fugitif. Tomás craignait une scène de panique, une bousculade tragique. Plus vite il serait parti, mieux ce serait.

– Éloignez-vous !

Profitant de l’espace soudain dégagé autour de lui, le Portugais s’enfuit en courant par la via di Porta Angelica en direction de la place Saint-Pierre. Il n’avait pas de plan, mais son instinct le dirigeait vers Catherine, comme si elle pouvait tout régler. C’était naïf, bien sûr, mais il ne pouvait se permettre de s’arrêter pour réfléchir. La seule chose dont il était sûr, c’est qu’il devait fuir.

– Attention, il arrive !

– Il a un couteau ! cria quelqu’un. Il a un couteau !

Il n’eut pas à courir longtemps. La distance était courte et seule la foule le retardait, mais les gens continuaient de s’écarter devant lui et il parcourut ainsi la via di Porta Angelica sans trop de difficultés, zigzaguant entre les visages apeurés. Là où il passait, la voie s’ouvrait presque par enchantement, comme s’il avait été Moïse et la masse humaine la mer Rouge.

Soudain, Tomás se retrouva face à trois blindés.

– Vous êtes cerné ! cria quelqu’un dans un mégaphone, la voix amplifiée résonnant dans la rue. Rendez-vous ou nous ouvrons le feu !

 

Les blindés de l’armée italienne bloquaient la double arche à l’entrée de la via di Porta Angelica, l’empêchant de continuer vers la place Saint-Pierre. Plusieurs projecteurs étaient braqués sur lui, mais ils n’étaient pas tous de la police ; les télévisions s’étaient mises à transmettre la chasse à l’homme en direct, ce qui signifiait que la planète entière le voyait en ce moment même. Il regarda autour de lui, sidéré. Comment les choses avaient-elles pu dégénérer ainsi ? C’était ridicule. La police italienne croyait-elle vraiment qu’il était l’un des ravisseurs du pape ?

– Allongez-vous par terre, sur le ventre, et levez les mains au-dessus de la tête !

Résigné, Tomás se prépara à se rendre. Il mettrait ainsi fin au danger qu’il courait bêtement et à ce malentendu absurde. Après une nuit en prison, il serait présenté à un juge ; tout s’éclaircirait alors et il finirait par être libéré. C’était sans doute ce qu’il y avait de plus raisonnable à faire.

Mais ce même lendemain, le pape serait mort et le monde se réveillerait différent, irrémédiablement différent. Et sûrement bien pire qu’aujourd’hui, mais que pouvait-il faire ? Il avait tout essayé, jusqu’aux limites du raisonnable et même au-delà.

– Rendez-vous, ou nous ouvrons le feu ! Il allait se rendre.

Il était épuisé et sentait sa tête lourde et trempée. En essuyant son front, il se rendit compte que ce n’était pas de la sueur mais du sang. Apparemment, le coup de tête qu’il avait asséné un peu plus tôt l’avait blessé lui aussi. Il comprit alors que ce qui effrayait les gens c’était son apparence et, surtout, son visage ensanglanté. Il sentit sa colère monter. Alors qu’il faisait tout ce qu’il pouvait pour sauver le pape, on le pourchassait dans Rome pendant qu’il se vidait de son sang ! Un profond sentiment de révolte brûlait maintenant en lui.

– Non !

Se rendre, jamais. Impossible. Il n’avait pas enduré tout ça pour en arriver là. Même s’il risquait d’être abattu pour avoir refusé de se rendre, que son enquête aboutirait probablement à une impasse et qu’il ne sauvait rien ni personne, il avait le devoir d’essayer.

Il regarda autour de lui, cherchant une issue.

Les blindés et les soldats bloquaient l’accès à la place, la foule effrayée formait sur les flancs des murs épais et impénétrables, et au fond, derrière la marée humaine, venaient d’apparaître les carabiniers qui le poursuivaient depuis la porte Sainte-Anne. Où qu’il regardât, il ne voyait que des obstacles. Aucune possibilité de fuite.

Il était encerclé.

– Dernier avertissement ! cria la voix dans le mégaphone. Vous avez trois secondes pour vous rendre !

Illuminant la nuit, les projecteurs fixés sur lui l’aveuglaient.

Il porta la main à son front pour se protéger les yeux et réalisa qu’il n’y avait définitivement aucune issue.

– Un…

Toutefois, en regardant sur sa gauche, il comprit qu’il se trompait. Il n’y avait pas de sortie, certes, mais il y avait une entrée.

– Deux…

De l’autre côté de la rue se dressait le palais des Congrégations. Et il en avait la clé.

– Trois !

Les carabiniers et les soldats se rapprochaient dangereusement. Tomás détala alors en direction de l’édifice.

– Halte, ou nous tirons !

Il ignora la menace et continua de courir, pariant qu’ils n’oseraient pas ouvrir le feu au milieu de cette foule et avec toutes les télévisions qui transmettaient la scène en direct. Et s’ils pensaient vraiment qu’il était lié à l’enlèvement du pape, ils auraient besoin de lui vivant pour l’interroger. Le risque en valait la chandelle.

On n’entendit pas un seul coup de feu. Il devinait des mouvements autour de lui, sans doute les forces de sécurité qui se rapprochaient, mais personne ne tirait.

– Rendez-vous !

Il était arrivé à la porte principale du palais des Congrégations et chercha maladroitement dans sa poche la clé que Catherine lui avait prêtée. Il se retourna et vit plusieurs carabiniers derrière lui. Il sentit les crans métalliques de la clé lui effleurer le bout des doigts, la sortit rapidement et essaya de l’introduire dans la serrure.

– Entre, allez ! s’écria-t-il angoissé. Entre !

Les carabiniers étaient à quelques mètres. Malgré ses gestes brusques, la clé finit par entrer dans la serrure. La porte se débloqua, Tomás la poussa et se retourna aussitôt pour la refermer.

Mais il sentit une résistance ; les premiers policiers tentaient de forcer l’entrée. Avant que des renforts n’arrivent, le Portugais prit appui sur une marche et poussa la porte de toutes ses forces, résistant à la poussée des carabiniers, et parvint enfin à la fermer. Les policiers étaient restés dehors.

Mais pour quelques secondes seulement.