Les yeux écarquillés de Maria Flor et de Giovanni Sigone exprimaient l’immense stupéfaction qui les saisit en apprenant que les ossements sur le drap étaient ceux de l’apôtre Pierre. Si Tomás ne s’était pas montré aussi sûr de lui, et s’il n’avait pas été l’auteur de travaux universitaires reconnus, ils ne l’auraient pas cru.
Le vieux sampietrino était tellement surpris qu’il garda la bouche ouverte un long moment.
– Madonna mia !
Après avoir enveloppé tous les objets dans le drap, Tomás le plia soigneusement et le replaça dans le sac en plastique qu’il referma d’un nœud.
– À présent, il faut faire analyser tout ça au laboratoire, dit-il. (Il ouvrit son journal archéologique, en arracha une feuille et se mit à écrire.) Ces os devront faire l’objet d’un test au carbone 14 et il faudra utiliser un spectromètre pour…
– Professeur Noronha, grâce à Dieu je vous ai trouvé !
En entendant la voix résonner dans la pièce, tous trois se retournèrent. Vêtu d’une soutane pourpre avec une calotte sur la tête, un ecclésiastique bedonnant les regardait depuis la porte, sa silhouette se détachant à contre-jour.
Le premier à le reconnaître et à réagir fut le vieux Sigone, qui s’agenouilla aussitôt, baissa la tête et joignit ses mains tremblantes. Ses nombreuses années passées au Vatican lui avaient appris le lourd protocole du Saint-Siège, ordonnant de s’incliner devant un personnage de l’Église aussi important.
– Votre Éminence…
Faisant un signe par lequel il prenait acte de la révérence que lui adressait l’ancien sampietrino, le cardinal traversa la pièce d’un pas ample, posé et presque impérial, puis s’adressa à Tomás.
– Je crois que nous ne nous connaissons pas encore, mon fils, aussi laissez-moi me présenter. Je suis le cardinal Angelo Barboni, secrétaire d’État du Saint-Siège. Come sta, professeur ?
L’historien serra machinalement la main du nouveau venu tout en le regardant, sidéré. L’homme qui se tenait devant lui et le saluait avec une expression de béatitude était le personnage le plus puissant du Vatican après le pape.
– Cardinal… Votre Éminence, hésita le Portugais, confus, sans savoir s’il devait lui baiser la main, comme venait de le faire le sampietrino, ou simplement la serrer. Que me vaut cet honneur ?
Le cardinal Barboni lui sourit aimablement.
– Je vous cherchais, mon fils.
Tomás se rappela alors ce que Sigone lui avait dit lorsqu’il l’avait rencontré.
– C’est vrai, on m’en avait informé, acquiesça-t-il. En quoi puis-je vous être utile ?
– Vous allez m’être très utile, mon fils, répondit le secrétaire d’État avec une bienveillance qui lui était manifestement naturelle. Mais je regrette d’avoir à vous annoncer, auparavant, une mauvaise nouvelle. Les fouilles dans les catacombes sont suspendues, je le crains.
L’annonce eut l’effet d’une claque pour l’historien.
– Pardon ?
– Je sais que c’est un choc pour vous et, croyez-moi, nous le déplorons autant que vous. Mais les faits sont les faits. Les piliers de la basilique reposent justement sur la zone où vous travaillez et nous ne voulons pas prendre de risques inutiles.
– Quels risques, Votre Éminence ? Que je sache, je ne touche pas à la structure de la basilique !
– Il ne s’agit pas de toucher à la structure, mon fils. D’après ce qu’on m’a dit, vous effectuez des fouilles au niveau des piliers de la basilique, et puis vous utilisez aussi des pelles et des pioches, n’est-ce pas ?
– En effet, c’est vrai, mais il s’agit d’instruments de petite taille, dont je ne me sers que pour des travaux spécifiques et minutieux. Cela n’a rien à voir avec un grand chantier. Je n’utilise ni grue, ni marteau-piqueur, ni rien de ce genre.
– Je crains que cela n’entre pas en ligne de compte. Nos ingénieurs s’inquiètent de ce que vos travaux dans la nécropole ne provoquent, involontairement, des éboulements ou des infiltrations d’eau susceptibles d’affecter l’intégrité structurelle de la basilique.
– Mais j’ai été engagé par la Commission pontificale pour l’archéologie sacrée, pour dresser l’inventaire des inscriptions dans la nécropole. J’ai toutes les autorisations nécessaires. Votre Éminence peut en parler avec monseigneur Respighi qui vous…
– Je regrette, mais je crains que votre autorisation ne soit temporairement suspendue, ajouta le secrétaire d’État avec douceur mais fermeté. On procède actuellement à la fermeture des catacombes et personne ne pourra y retourner tant que nos ingénieurs ne l’auront pas autorisé.
– Mais… mais…
Le cardinal Barboni lui posa la main sur l’épaule.
– Mon fils, je comprends votre déception et je vous présente mes sincères excuses pour cette décision subite et désagréable. Cependant, comme vous pourrez certainement le comprendre, l’intégrité de la structure de la basilique et la sécurité des personnes qui la fréquentent sont notre préoccupation première, cela va de soi. Je vous demande de faire preuve de patience et de compréhension. N’ayez aucune crainte en ce qui concerne vos honoraires, nous respecterons nos engagements, même si vous n’aurez pas à travailler pendant que nos ingénieurs vérifient la solidité des infrastructures et que les autorités prennent les décisions qui s’imposent.
Vaincu, Tomás soupira : comment pouvait-il contester une décision prise pour des raisons de sécurité ?
– Bon, très bien, accepta-t-il. Savez-vous quand je pourrai y retourner ?
– D’ici quelques jours, très probablement.
– Et en attendant, que puis-je faire ? Me promener ? L’ecclésiastique se frotta les mains.
– Il y a une question qui devrait vous occuper et au sujet de laquelle vos services pourront se révéler indispensables. (Il désigna la porte.) Auriez-vous la gentillesse de m’accompagner, per favore ?
– De quoi s’agit-il ?
– D’une question extrêmement urgente, en rapport avec une… (S’apercevant que Maria Flor et le vieux Sigone l’écoutaient, il s’arrêta au milieu de sa phrase.) Enfin, il s’agit d’une affaire dont je ne peux parler devant n’importe qui.
L’historien fit un geste en direction de Maria Flor.
– Ma fiancée n’est pas n’importe qui…
Le cardinal la regarda avec une expression indéfinie.
– Mi dispiace, mais il est risqué de mettre une personne ordinaire comme la signorina au courant de questions d’une telle importance.
Elle écarquilla les yeux, scandalisée.
– Je vous demande pardon ? Qu’insinuez-vous ?
Ouvrant la bouche, Tomás s’apprêtait aussi à protester, mais le secrétaire d’État, s’approchant de son oreille, le devança.
– Il s’agit d’une menace grave, professeur, murmura-t-il. Pour des raisons de sécurité, il est impératif que la signorina ou toute autre personne ignore ce dont il s’agit. S’il vous plaît, faites-moi confiance. C’est aussi pour son bien.
Tomás hésita. Il ne souhaitait pas écarter Maria Flor, mais ces mots l’ébranlèrent. Une menace grave ? L’ignorance la protégerait-elle ? Que signifiait tout cela ? On pouvait raisonnablement supposer que seule une question d’une extrême importance avait amené un personnage aussi haut placé que le secrétaire d’État à arpenter, en personne, les couloirs du Vatican à sa recherche.
Avec une expression d’impuissance, il se tourna vers sa fiancée pour lui signifier qu’ils devaient se résigner.
– Écoute, Flor, il va falloir que…
– Comment ça ? coupa-t-elle, sur un ton plein de colère. J’ai pris ma journée pour être avec toi et tu veux que je m’en aille ?
Il fit un pas en arrière, surpris par sa réaction violente.
– Ce n’est pas ça, ma chérie. Le problème c’est que…
Maria Flor avança dans sa direction, un doigt accusateur tendu vers lui.
– Et moi qui m’imaginais que tu tenais à moi ! protesta-t-elle avec indignation. (Elle désigna l’ecclésiastique.) Il suffit qu’un cardinal arrive, qu’il prenne ses grands airs et dise que je ne suis qu’une « personne ordinaire », visiblement indigne de confiance, pour qu’il me mette pratiquement dehors, et que toi tu… tu l’acceptes ?
– Calme-toi, voyons, ce n’est pas du tout ce…
– C’est un véritable outrage ! Une insulte !
– Allons, calme-toi, mon cœur.
Tournant les talons, Maria Flor sortit comme une furie du département d’Archéologie du Vatican et descendit l’escalier vers la sortie.
– Ne compte pas sur moi pour dîner, tu entends ?
– Mais, Flor…
– Adieu !
Tomás voulut la suivre ; la réaction de sa fiancée était disproportionnée et il devait la calmer.
Il resta cependant figé sur le palier lorsqu’il entendit les mots que le cardinal Barboni prononça dans son dos.
– Professeur Noronha, attendez ! La survie de l’Église est en jeu !
L’historien hésita, indécis. Connaissant le caractère de Maria Flor, il aurait dû la rattraper et lui prouver qu’elle était plus importante pour lui que tout le reste, y compris son travail. Il ne pouvait pourtant pas ignorer les paroles du cardinal. Le Vatican avait besoin de lui et le secrétaire d’État lui avait annoncé que la survie de l’Église était en jeu. Que diable voulait-il dire ? Que se passait-il donc ?
Il n’était pas dans sa nature de fuir ses responsabilités professionnelles. En outre, il le reconnaissait, il ne s’agissait pas seulement de devoir, mais aussi de curiosité. Quelle question vitale avait amené le cardinal Barboni à remuer le Vatican pour le trouver ? Quel danger pouvait bien menacer la survie même de l’Église catholique ?
Du haut de l’escalier, il vit Maria Flor disparaître, le bruit de ses pas s’estompant peu à peu jusqu’à se mêler aux voix des touristes qui arpentaient le Vatican.
– Bon sang ! murmura-t-il, les yeux encore fixés sur le couloir par où elle avait disparu. Quel sale caractère !