Tomás n’eut ni le temps, ni l’envie, ni l’énergie de se réjouir. Il attendit quelques secondes pour voir ce qui allait se passer. Rien ne se produisit.
Il entendit des voix au loin. Patient, il retint sa respiration et se concentra pour en identifier l’origine. La musicalité du discours était italienne, mais il ne saisissait pas les mots ; les personnes qui parlaient étaient trop loin. Il finit cependant par comprendre qu’il s’agissait d’un téléviseur et il reprit confiance. Apparemment, les forces de sécurité n’avaient pas encore été alertées. Ou, en tout cas, elles n’étaient pas encore arrivées jusque-là.
Rassuré, il se hissa par l’ouverture et, les coudes appuyés sur le sol, il parvint à extraire le reste de son corps, mettant ainsi un terme à cette escalade interminable.
Il avait très envie de s’étendre sur le carrelage et de se reposer, mais il résista à la tentation.
Les muscles de ses jambes et de son dos tremblaient d’épuisement, et ses vêtements empestaient ; il se leva avec peine, se dirigea en chancelant vers la porte, qu’il ouvrit lentement pour ne pas faire de bruit.
«… Ankara se refuse à confirmer, mais le président turc a prévu de s’adresser ce soir au pays. On ignore sur quoi portera le message mais, selon une source liée au gouvernement turc, il s’agira d’une importante déclaration portant sur la crise entre la Croatie et la Bosnie en raison du… »
La voix d’un journaliste emplissait la bibliothèque privée du souverain pontife. Par l’entrebâillement de la porte, Tomás aperçut le cardinal Barboni assis au bureau du pape, un stylo à la main et le visage tourné vers la télévision ; il paraissait hypnotisé. L’appareil était branché sur une chaîne d’information en continu italienne qui couvrait la crise au Vatican et ses répercussions dans le monde entier ; et cette nuit-là, les nouvelles n’arrêtaient pas d’arriver.
«… rappelle qu’une source à Washington a révélé que les images satellites obtenues cette nuit par le Pentagone indiquent que l’armée turque fait actuellement mouvement vers la frontière grecque. Le président des États-Unis aurait déjà appelé à deux reprises son homologue à Ankara pour lui demander de faire preuve de retenue et souligner qu’il était impensable que deux pays de l’OTAN entrent en guerre l’un contre l’autre, mais le chef d’État turc lui aurait répondu que son pays s’apprêtait à entrer en Grèce, par la force si nécessaire, afin de porter secours à l’armée musulmane de Bosnie-Herzégovine… »
Tomás écarquilla les yeux. La Turquie concentrait des forces à la frontière grecque ? Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? La guerre allait-elle éclater ?
«… de nouveaux affrontements à la frontière entre les militaires bosniaques et l’armée de la Croatie, pays à majorité catholique. La Grèce a déjà répondu à la menace turque et affirmé que si un seul soldat turc s’avisait de poser le pied sur son territoire, les Grecs seraient fidèles à l’histoire de leurs pères et lutteraient jusqu’au dernier, comme l’avaient fait trois cents de leurs ancêtres lors de la célèbre bataille des Thermopyles, il y a… »
La tension internationale s’accentuait, constata Tomás. La guerre était imminente. La situation s’était détériorée plus vite qu’on aurait pu le penser et le monde se précipitait dans un nouveau conflit religieux à grande échelle. Comment avait-on pu en arriver là ?
Le pire restait à venir. Que se passerait-il lorsque les images de la décapitation du pape seraient diffusées en direct sur Internet ? L’explosion de violence serait alors inéluctable.
«… à la concentration de forces turques à la frontière grecque, la Serbie a décrété la mobilisation générale afin de retenir l’armée turque au cas où celle-ci vaincrait la Grèce et pénétrerait sur son territoire pour se rendre en Bosnie, ajouta le journaliste. Selon des sources à Bakou, l’Azerbaïdjan se serait déjà engagé auprès d’Ankara à fournir des hommes et du matériel dans le cadre d’une opération de soutien à la Bosnie-Herzégovine. Interrompant sa visite à Budapest, le secrétaire général de l’ONU est immédiatement rentré au siège de l’organisation à New York où il a convoqué une réunion d’urgence du Conseil de sécurité afin de débattre de l’enlèvement du pape et de la situation interna… »
Quelque chose dans le regard du secrétaire d’État, plongé dans ses pensées et le flot d’informations diffusées par la télévision, appela alors l’attention de Tomás. À travers l’entrebâillement de la porte, il observa l’ecclésiastique qui gardait les yeux rivés sur le petit écran.
Le cardinal Barboni pleurait.