LXV

La conversation se déroula dans la bibliothèque ; Tomás et le cardinal Barboni, assis, se regardaient droit dans les yeux. Les gendarmes et le majordome du pape étaient restés dans l’antichambre, par mesure de sécurité, prêts à accourir au moindre signe suspect.

Une fois seul avec le secrétaire d’État, l’historien lui raconta les événements de l’après-midi, à commencer par l’attaque du commando islamique dont il avait été victime dans la basilique. L’ecclésiastique écouta l’exposé, visiblement peu concentré, mais l’interrompit au bout de quelques minutes seulement.

– Écoutez, l’inspecteur Trodela a déjà évoqué cette histoire, selon laquelle vous auriez été enlevé et je ne sais quoi encore, indiqua-t-il l’air agacé. Pour ma part, je ne crois à rien de tout cela.

Tomás se sentit offensé.

– Votre Éminence, m’accuseriez-vous de mentir ?

– Non, non, se hâta de préciser son hôte, plus par esprit de conciliation que par conviction. Il doit s’agir d’une erreur, ou d’une mauvaise plaisanterie, mais comme vous le comprendrez, cette histoire n’a ni queue ni tête, voyons. Où a-t-on déjà vu des islamistes radicaux attaquer quelqu’un à l’intérieur de la basilique du Vatican ? Cela n’a aucun sens…

– Mais… ils ont bien enlevé le pape !

– Raison de plus pour ne pas revenir sur le lieu du crime, vous ne trouvez pas ? Du reste, l’inspecteur Trodela a enquêté sur tout ça, et il n’a rien trouvé qui corrobore cette histoire fantaisiste. Bien au contraire, il a conclu que vous faisiez cavalier seul dans cette enquête.

– Cette conclusion est un peu trop hâtive, rétorqua le Portugais sur la défensive. Soit il est incompétent, soit il a une autre motivation. Toujours est-il qu’il a provoqué à mon sujet toute une série d’imbroglios qui ont failli mal tourner.

Le cardinal fit un geste vague de la main.

– Peut-être que oui, peut-être que non, répondit-il en cherchant à se concentrer sur des questions plus importantes. Quoi qu’il en soit, je ne veux pas m’en mêler. Cette question n’est pas de mon ressort. J’ai actuellement d’autres priorités et des préoccupations bien plus graves.

– Je n’en doute pas.

Le secrétaire d’État indiqua sa montre.

– Il faut nous dépêcher. La messe pour demander au Seigneur et à la Vierge d’intercéder en faveur de Sa Sainteté va bientôt commencer. Je ne peux pas m’attarder. C’est un moment extrêmement important. La cérémonie se déroulera simultanément dans les églises du monde entier, y compris les églises anglicanes, protestantes, orthodoxes, arméniennes et coptes et… enfin, dans les sanctuaires de toute la planète, les fidèles seront là lorsque minuit sonnera et… et… (Il ne put terminer, ému par la simple évocation du moment où l’ultimatum viendrait à expiration.) Vous comprenez, n’est-ce pas ? J’espère que vous ne m’en voudrez pas.

– Bien sûr que non, je comprends parfaitement et je vais tâcher d’être succinct.

Le cardinal Barboni changea de position et alla directement à ce qui l’intéressait.

– Vous avez indiqué tout à l’heure que l’enlèvement de Sa Sainteté avait un rapport avec monseigneur Dardozzi. Que vouliez-vous dire par là, mon fils ?

– Votre Éminence, vous connaissiez monseigneur Dardozzi ?

– Qui ne le connaissait pas ? Il était proche du cardinal Casaroli et travaillait à l’IOR.

– Vous vous souvenez que le pape a mentionné monseigneur Dardozzi dans la vidéo qui a été diffusée ?

– Oui. Et alors ?

– Le mystère, c’est que monseigneur Dardozzi est mort. Pour quelle raison le pape a-t-il demandé à un mort de prier pour lui ? Cela n’a aucun sens, n’est-ce pas ?

– Oui, en effet…

– À moins que cette référence ne soit une piste, bien sûr. Le pape nous suggérait une piste.

Le cardinal considéra l’idée et se redressa, subitement intéressé.

– Vous avez raison, reconnut-il. Je n’y avais pas pensé. (Il poursuivit avec animation.) On dit que monseigneur Dardozzi aurait découvert pas mal de fraudes à l’IOR dont il aurait gardé les preuves dans un dossier. J’aimerais pouvoir le consulter, mais Sa Sainteté l’a fait sceller et l’a caché je ne sais où.

– Eh bien moi je sais ! J’ai suivi la piste et elle m’a conduit aux archives confidentielles de la banque du Vatican, au palais des Congrégations. J’ai trouvé dans la cave le dossier Dardozzi et je l’ai lu.

Le secrétaire d’État écarquilla les yeux.

– Vous l’avez lu ?

– Oui, je l’ai lu. Cela étant, son contenu a suscité certains doutes et c’est pour ça que je suis venu vous voir. J’avais besoin d’éclaircir avec Votre Éminence certaines informations que j’ai découvertes.

– Par exemple ?

– Omissis.

– Pardon ?

Tomás scruta son interlocuteur avec une grande attention ; il s’agissait là du point le plus important de son enquête, de la véritable raison pour laquelle il avait tout tenté pour arriver jusqu’à lui.

– Le nom d’Omissis ne vous dit rien ?

– Non, absolument rien. Qu’est-ce que c’est ?

– C’est un nom de code ; le pape ne vous en a jamais parlé ?

– Jamais.

L’historien était sans voix. Il avait fait tout ça pour comprendre qui se cachait derrière Omissis et le secrétaire d’État l’ignorait.

– Et le dossier sur le compte de la Fondazione Cardinale Francis Spellman ? L’avez-vous jamais consulté ?

– Non.

– Mais vous en avez entendu parler…

– Jamais.

Tomás hésita.

– Bon… Et les autres dossiers, alors ? Celui concernant le compte du Fonds Mamma Roma pour la lutte contre la leucémie, par exemple, ou celui qui concerne…

– Je ne sais rien de tout cela. L’historien fronça les sourcils.

– Mais… Votre Éminence ne sait absolument rien des documents laissés par monseigneur Dardozzi ?

– Malheureusement non. Au fil des années, je me suis fait beaucoup d’ennemis dans la curie pour avoir essayé de lutter contre la corruption qui y sévit. Lorsque j’ai eu vent de l’existence de ce dossier, il va de soi que j’ai voulu le lire, mais le Saint-Père l’a scellé et… enfin, je n’ai pas pu le consulter.

L’ignorance du cardinal déconcerta Tomás.

– Vous ne l’avez vraiment pas lu ?

– Non, je n’ai rien lu.

– Et vous ne savez rien de son contenu ? insista le Portugais qui commençait à désespérer. Le pape ne vous a rien dit ?

– Je crains bien que non. L’historien refusait de capituler.

– Ce n’est pas possible, insista-t-il. Votre Éminence, vous n’êtes pas n’importe qui au Vatican ! Vous êtes le secrétaire d’État, vous devez nécessairement être au courant de toutes ces questions.

– Je vous assure, mon fils, que je ne dispose d’aucune information quelconque, rétorqua le cardinal Barboni sur un ton très convaincu. Après le décès de monseigneur Dardozzi, j’ai été avisé de l’existence du dossier qu’il avait laissé, mais je n’ai jamais été autorisé à le consulter. C’est la vérité.

Tomás ébaucha une expression de déception.

– Mais alors, que savez-vous ?

– Je sais qu’il y a des brebis galeuses au Saint-Siège… Mais attention ! N’allez pas croire que nous sommes tous corrompus. L’Église est l’une des rares institutions internationales à s’être engagée aux quatre coins de la planète pour aider les pauvres, nourrir et éduquer les populations, mettre sur pied des services de santé là où ils n’existent pas. Nous ne cherchons pas à faire des bénéfices, mais à servir. Nos activités ne font pas la Une des journaux télévisés, qui préfèrent dire du mal de nous, mais cela ne signifie pas que nous ne faisons pas beaucoup de bien. Nous en faisons. Cela n’empêche pas qu’il y ait parmi nous des brebis galeuses. Ceux qui, depuis des années, souillent le nom de l’Église ne sont cependant qu’une minorité, puissante certes, mais une minorité. Cette situation m’a beaucoup attristé, moi et bien d’autres prêtres. Grâce à Dieu un nouveau pape a été élu : Sa Sainteté était déterminée à affronter la curie et à faire le ménage, mais maintenant… maintenant…

Le secrétaire d’État ne parvint pas à retenir ses larmes. Sentant que sa voix s’étranglait, il se tut, incapable d’achever sa phrase. L’essentiel avait pourtant été dit, et Tomás comprit que cela n’était guère encourageant pour l’enquête.

– Nous sommes dans une impasse.

Le cardinal Barboni respira profondément pour reprendre ses esprits, il haussa les épaules et ouvrit les mains avec une expression d’impuissance, comme si rien ne dépendait de lui et qu’il s’en remettait au destin… et à Dieu.

– Il ne nous reste plus qu’à prier, mon fils.