Un grand découragement s’abattit sur Tomás. Il avait surmonté mille obstacles pour retrouver le secrétaire d’État, avait affronté la foule, les gendarmes, l’armée et les carabiniers, était parvenu à se hisser le long d’un tunnel au milieu des égouts alors qu’on lui tirait dans le dos, et tout cela pour quoi ? Pour que le cardinal lui dise qu’il ne savait rien ?
– Mais pourquoi ? demanda-t-il, incapable de se résigner. En tant que numéro deux du Saint-Siège, Votre Éminence aurait parfaitement pu avoir accès à cette documentation…
Le cardinal Barboni secoua la tête.
– Je crains bien que non, rétorqua-t-il. Comme vous l’avez constaté, le dossier Dardozzi a été archivé et revêtu du sceau papal.
– Oui, c’est vrai, confirma le Portugais. C’est d’ailleurs l’une des questions que je me pose. Savez-vous pourquoi le pape a fait cela ?
– Sa Sainteté devait avoir ses raisons.
– Oui, mais… lesquelles précisément ?
– Vous en savez sans doute plus que moi, professeur, puisque vous avez eu la chance de lire le dossier. Par exemple, la partie concernant le compte de la Fondation Spellman que vous avez évoquée tout à l’heure, que contient-elle ?
– Tomás enrageait. Il était venu pour obtenir des informations et en fin de compte c’était lui que l’on interrogeait.
– Eh bien, elle contient les documents habituels concernant un compte bancaire, indiqua-t-il, résigné. Des extraits de compte, des ordres de virement, ce genre de choses…
– Vous n’avez rien trouvé de suspect ?
– Bien sûr que si, confirma-t-il. Sinon je ne serais pas venu ici pour vous en parler. J’avais l’espoir que Votre Éminence pourrait m’éclairer, mais apparemment vous en savez encore moins que moi.
Le cardinal parut intéressé.
– Mais, qu’avez-vous découvert de suspect dans le compte de la Fondation Spellman ?
– Beaucoup de choses.
– Par exemple ?
Tomás sortit de sa poche un morceau de papier sur lequel il avait gribouillé quelques notes.
– Eh bien, des sommes énormes, notamment des millions de lires en liquide, transitaient par ce compte, ce qui me paraît suspect, indiqua-t-il. Il y avait aussi des montants très élevés en titres du Trésor. Plus étrange encore, j’ai découvert, associée à un virement de quarante millions, une note griffonnée sur du papier à entête de la Chambre des députés.
– Dio mio ! s’exclama le cardinal. Était-elle signée ?
– Non, mais dans la chemise, j’ai trouvé une feuille qui mentionnait le nom du sénateur Lavezzari au sujet d’un dépôt de près de six cents millions.
– Madonna ! Cette feuille se trouve vraiment dans le dossier ?
– Je l’ai vue de mes propres yeux et j’ai noté le nom du sénateur sur ce bout de papier.
Le secrétaire d’État se signa d’un mouvement rapide.
– Gesù ! C’est… c’est très préoccupant, affirma-t-il. Et quoi d’autre ? Qu’avez-vous trouvé d’autre ?
– Oh, toute une série de virements bizarres, comme des mouvements de fonds à l’origine et à la destination incertaines. Ou encore le fait que seule une petite partie de l’argent déposé sur le compte de la Fondazione Cardinale Francis Spellman, qui est censée être une organisation caritative, ait été alloué à des œuvres de bienfaisance.
– Non ?
– Le plus étrange, cependant, ce sont les noms des personnes autorisées à utiliser l’argent crédité sur ce compte. Je comptais d’ailleurs sur vous pour m’éclairer à ce sujet, mais si Votre Éminence n’est pas au courant de l’affaire, je ne vois pas comment obtenir cette information.
Le cardinal Barboni était livide.
– Qui… qui étaient les personnes qui effectuaient des opérations sur ce compte ?
– Il y en avait deux. L’une était monseigneur Donato De Bonis, le vieil acolyte du cardinal Marcinkus à la banque du Vatican.
L’ecclésiastique sembla sidéré ; ce nom était devenu très familier et particulièrement embarrassant pour le Saint-Siège depuis le scandale de la banque Ambrosiano.
– Et… et l’autre personne ?
– Le fameux Omissis. (Tomás le regarda, avec une lueur d’espoir.) Votre Éminence est certaine qu’elle n’a jamais entendu ce nom ?
– Certaine, je vous l’ai déjà dit. L’historien soupira, découragé.
– Quel dommage, ne put-il s’empêcher de lancer, abattu. J’espérais tant que vous pourriez m’éclairer sur l’identité de cet Omissis, mais en fin de compte…
– Vous n’avez rien trouvé dans ces archives permettant de savoir de qui il s’agit réellement ?
– Hélas, le seul document qui aurait permis de l’identifier est raturé, répondit-il. Si Votre Éminence ne sait pas qui c’est, alors toute l’enquête qui nous aurait permis de localiser le pape est dans une impasse.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que Omissis est un personnage clé dans toute cette affaire. Si nous parvenons à l’identifier, nous comprendrons tout.
Le cardinal fit une moue dubitative.
– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
– Vous vous souvenez que je vous ai dit que j’avais été attaqué cet après-midi, dans la basilique, par des membres du commando islamique ? Eh bien, j’ai entendu l’un d’eux mentionner le nom d’Omissis au téléphone. D’après la conversation, j’ai compris que les terroristes tenaient absolument à savoir si nous connaissons cet Omissis. De toute évidence, cette information doit être extrêmement importante.
– En effet, mais je ne peux malheureusement pas vous aider, car j’ignore de qui il s’agit.
– C’est ce que j’ai du mal à comprendre, murmura Tomás, s’adressant plus à lui-même qu’à son interlocuteur. Comment se fait-il que Votre Éminence, qui est pourtant le secrétaire d’État, n’ait pas été autorisée à accéder au dossier Dardozzi ?
– Oh, je n’ai pas été le seul, mon fils ! L’interdiction était générale. Le sceau papal empêchait quiconque d’accéder à ces documents. C’était un secret absolu.
– Mais pourquoi ?
Le secrétaire d’État fit un geste vers le plafond.
– Dieu seul le sait, rétorqua-t-il. Dieu et Sa Sainteté, bien entendu. Tout ce que je peux vous dire, c’est que, à la mort de monseigneur Dardozzi, on a trouvé parmi ses affaires beaucoup de documents cachetés sur lesquels figurait la mention « Confidentiel ». Il était précisé que tout devait être remis en mains propres à Sa Sainteté, seule autorisée à en consulter le contenu.
– C’était une demande expresse de monseigneur Dardozzi ?
– Ce furent ses dernières volontés, en effet. Le dossier a donc été remis à Sa Sainteté qui l’a lu et a ensuite demandé des informations complémentaires à l’IOR. Après les avoir reçues et avoir longuement réfléchi à la question, elle a fait revêtir du sceau papal les documents de monseigneur Dardozzi et ordonné qu’ils soient conservés dans les archives confidentielles de l’IOR, au palais des Congrégations.
– Elle a ordonné qu’ils soient conservés… ou cachés ? Le cardinal Barboni haussa les épaules.
– Conservés, cachés, oubliés… quelle différence cela peut-il faire ? À toutes fins utiles, tous ces documents sont restés loin des yeux et de la mémoire. Ils ont disparu. C’était comme s’ils avaient cessé d’exister.
– Et que vous a dit le pape, à vous ?
– Rien. Cette affaire est devenue totalement taboue. Une fois, lorsque je lui ai posé une question, le Saint-Père a répondu qu’il ne dirait jamais un seul mot au sujet du dossier de monseigneur Dardozzi. J’ai dû accepter sa décision et me taire. C’était curieux, bien sûr, mais comme vous le savez la décision de Sa Sainteté est souveraine et son opinion infaillible.
Face à l’ignorance de son interlocuteur, Tomás ne savait que faire.
– Bien, s’il en est ainsi…
Le secrétaire d’État se leva, mettant ainsi fin l’entrevue.
– Le temps file, mon fils, dit-il, indiquant à nouveau sa montre. Je ne veux pas vous congédier, mais bientôt ce sera l’heure de la messe et je n’ai pas encore terminé mon homélie. Comme vous le savez, ce sera un moment très particulier. Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’être venu jusqu’ici et je regrette infiniment de ne pas avoir pu vous aider.
L’historien se leva également et suivit son hôte qui le conduisit jusqu’à la porte de la bibliothèque.
– C’est moi qui vous remercie de votre disponibilité, Votre Éminence, dit-il sur un ton résigné. J’espérais trouver des réponses qui nous auraient permis de dénouer cette affaire et de sauver le pape, mais malheureusement ce n’est pas possible.
– Sa Sainteté est entre les mains du Seigneur, mon fils. Sa Sainteté et nous tous aussi, du reste. (Il se força à sourire, mais son visage demeurait fermé.) Ayons confiance et foi, Dieu aura pitié de nous et nous protégera, nous et le Saint-Père.
Le cardinal Barboni ouvrit la porte et lui serra la main avant de le quitter. Dans l’antichambre l’attendaient les gendarmes et, à côté du lieutenant qui commandait l’unité, l’inspecteur Trodela avec sa gabardine froissée, une barbe de trois jours et un air peu amène.
– Éminence révérendissime, toutes mes excuses pour ce regrettable incident, dit-il en fusillant Tomás du regard. Vous pouvez être certain que la justice italienne se montrera ferme avec cette fripouille qui a abusé de votre confiance et passé son temps à…
Le secrétaire d’État leva la main pour l’interrompre.
– Que personne ne s’en prenne au professeur Noronha, ordonna-t-il. Il ne doit être ni détenu ni accusé de quoi que ce soit. D’ailleurs, je l’invite à assister, dans la basilique, à la célébration qui aura lieu cette nuit pour intercéder en faveur de Sa Sainteté.
– Mais, Votre Éminence…
Le secrétaire d’État saisit un stylo et se pencha sur le bureau où il prit un papier.
– Faites ce que je vous dis, inspecteur, ordonna-t-il tout en écrivant. Le professeur Noronha a agi de bonne foi et il ne doit pas être puni pour les efforts qu’il a accomplis, même s’ils n’ont pas été couronnés de succès. En outre, notre religion est une religion d’amour et de pardon. Vous avez compris, inspecteur ?
L’inspecteur Trodela était visiblement irrité. Ravalant la série d’injures qu’il avait préparées contre Tomás, il baissa la tête en signe de soumission.
– Oui, Éminence révérendissime.
Le cardinal signa le papier et le donna à Tomás.
– Voici une invitation officielle pour la messe de 23 h 30, dit-il. Ce sera un moment très difficile pour tout le monde et j’espère que vous serez avec nous face à cette grande épreuve.
– Je m’efforcerai d’être présent, Votre Éminence. Le cardinal Barboni hocha la tête en signe de salut.
– Que Dieu vous accompagne, mon fils.
L’historien remercia et salua le secrétaire d’État. Lorsque celui-ci retourna dans la bibliothèque privée, Tomás mit l’invitation dans sa poche et se dirigea vers l’escalier en compagnie de l’inspecteur Trodela et d’un gendarme. Ils auraient pu emprunter l’un des grandioses escaliers du Palais apostolique, comme la Scala Regia ou la Scala Nobile, mais ils optèrent pour l’un des escaliers de service.
Un silence embarrassant s’étant installé, le Portugais sortit son téléphone portable pour voir s’il avait des nouvelles de Maria Flor. Il était éteint depuis qu’il avait sonné lorsqu’il escaladait le tunnel. Il appuya sur le bouton pour le rallumer.
– Vous êtes sous la protection de Son Éminence et je ne peux donc rien faire, marmonna l’homme de la police judiciaire entre ses dents. Mais je ne veux pas d’autres embrouilles, vous avez compris ? Si vous recommencez à semer la pagaille, je vous boucle, quoi qu’en dise Son Éminence. Je dirige une enquête et je n’ai pas de temps à perdre avec des amateurs qui se prennent pour Sherlock Holmes. Suis-je clair ?
Les yeux fixés sur l’écran de son portable, Tomás haussa les épaules.
– Comme vous voudrez.
Lorsque l’appareil s’alluma, l’icône indiquait un appel en absence ; certainement celui qu’il avait reçu lorsqu’il était en fuite. Tomás appuya sur le bouton pour voir qui l’avait appelé à ce moment si malvenu : Catherine. Que lui voulait-elle ? Il y avait aussi eu un appel de Maria Flor, mais plus tard, son portable était déjà éteint. Finalement, elle avait donné signe de vie !
Il s’apprêtait à appeler sa fiancée, lorsqu’il découvrit un message de Catherine.
Appelez-moi. Urgent !!! Urgent !!!