Tomás resta paralysé. Il regarda longuement Catherine, en s’efforçant d’assimiler ce qu’elle venait de lui révéler, mais tout cela lui paraissait insensé.
– Que voulez-vous dire par là ? demanda-t-il. Vous avez découvert d’autres organisations fictives ayant un compte à la banque du Vatican ? Lesquelles ?
L’auditrice consulta ses notes.
– Vous vous souvenez des mouvements que nous avons relevés sur le compte du Fonds Mamma Roma pour la lutte contre la leucémie ? Rappelez-vous, il s’agissait de sommes très élevées. Des virements considérables ont été effectués sur ce compte à partir d’autres comptes de l’IOR, comme ceux de Tumedei Alina Casalis et du Fonds San Martino, ainsi que plus de quatre cents millions provenant du compte du Fonds Roma Charity.
– Oui. Et alors ?
– Eh bien, comme je l’avais déjà fait pour la Fondation Spellman, j’ai cherché partout, j’ai consulté une quantité invraisemblable de documents et de registres et j’ai passé maints coups de fil jusqu’à ce que je me rende à l’évidence : le Fonds Mamma Roma pour la lutte contre la leucémie n’existe pas non plus. Tout comme la Fondation Spellman, ce fonds n’a aucune existence juridique. C’est un client fantôme.
– Le Portugais regardait Catherine bouche bée.
– Vous plaisantez !
– De même, le Fonds Roma Charity, qui avait aussi un compte à l’IOR et qui a fait des virements sur le Fonds Mamma Roma pour la lutte contre la leucémie, n’existe pas non plus. (Elle sauta une ligne dans ses notes et passa au compte suivant.) Et vous vous souvenez de la Fondation Louis Augustus Jonas d’aide aux enfants pauvres, celle dont le compte était associé à Luigi Bisignani, le grand maître de la loge P4 impliqué dans le scandale Enimont ?
– Elle n’existe pas non plus ?
– Elle existe.
– Ah…
– C’est une fondation qui s’occupe d’œuvres caritatives, dont le siège principal est à Doleystown, en Pennsylvanie. Eh bien, je l’ai appelée et on m’a dit qu’ils n’avaient connaissance d’aucun compte à l’IOR et qu’ils n’avaient jamais eu la moindre relation avec le dénommé Luigi Bisignani. Ils ont même été très surpris d’apprendre qu’ils avaient de l’argent au Vatican et m’ont demandé des détails. En outre, le nom de la fondation ne contient pas l’expression « aide aux enfants pauvres ». Ça, c’était une fioriture de l’IOR pour faire croire qu’il s’agissait d’une œuvre de bienfaisance.
– Vous voulez dire que non seulement la banque du Vatican dispose de comptes au nom d’organisations qui n’existent pas, mais qu’elle a également accepté qu’un personnage comme Bisignani, qui a été mêlé au scandale Enimont, utilise le nom d’organisations bien réelles pour ouvrir des comptes sans que celles-ci le sachent ?
– Il semblerait bien que oui.
Tomás secoua la tête.
– Mais c’est absolument incroyable !
Le doigt de la Française descendit sur la ligne immédiatement au-dessous ; la liste paraissait interminable.
– On peut également citer le compte de la Fondation San Serafino, par où ont transité des millions destinés à deux banques suisses et une luxembourgeoise, ajouta-t-elle. J’ai cherché partout des registres de cette institution. Rien. Tout comme les autres, elle n’existe pas.
– Plus rien ne me surprend.
– Ensuite, j’ai essayé de trouver la trace d’un autre compte à l’IOR que mentionne le dossier Dardozzi, le compte des Fonds Madonna de Lourdes, un organisme apparemment lié aux apparitions mariales. J’ai remué ciel et terre à la recherche d’indices de l’existence juridique de ces fonds mais, je vous le donne en mille, une fois de plus je n’ai rien trouvé…
– Assez ! coupa l’historien, qui leva la main pour l’arrêter. Ça suffit ! J’ai compris.
Catherine posa son bloc-notes. L’image globale des activités de la banque du Vatican commençait à se préciser et elle n’était pas très reluisante.
– Revenons à ma question initiale, proposa Tomás. Comment est-il possible que la banque du Vatican ouvre des comptes au nom d’organisations inexistantes ? Comment est-il possible que des virements soient effectués du compte du Fonds Roma Charity, qui n’existe pas, sur le compte du Fonds Mamma Roma pour la lutte contre la leucémie, qui n’existe pas non plus ? Comment est-il possible, enfin, que la banque du Vatican ait pu simplement accepter d’ouvrir de tels comptes ? Tout cela est invraisemblable !
En guise de réponse, Catherine ouvrit un tiroir d’où elle sortit un petit cahier qu’elle posa sur le bureau.
– Voici les statuts de l’IOR, expliqua-t-elle, en feuilletant le cahier. Les règles établies par le pape Jean-Paul II prévoient que les clients de l’IOR doivent être des résidents du Vatican, y compris les fonctionnaires laïcs, ou bien des organismes ecclésiastiques ou religieux.
– Et les personnes qui ne font pas partie du Vatican ?
L’auditrice porta son attention sur l’une des clauses stipulées dans le cahier.
– L’article 2 des statuts de l’IOR précise : « L’objectif de l’IOR est d’assurer la conservation et la bonne gestion des biens meubles et immeubles, dès lors qu’ils sont destinés à financer des œuvres religieuses et caritatives. Par conséquent, l’IOR accepte des biens dont la destination partielle ou future est conforme à la clause susmentionnée. L’IOR peut accepter des dépôts de biens et de personnes qui appartiennent au Saint-Siège et à l’État du Vatican. »
– En somme, ne peuvent ouvrir un compte à la banque du Vatican que ceux qui sont au Vatican !
– Ce n’est pas tout à fait ça, souligna-t-elle. Cette formulation juridique est fort habile. Tout en disant une chose, elle en admet implicitement une autre. La première phrase permet à une personne qui ne vit pas au Vatican d’y ouvrir un compte dès lors qu’elle finance des œuvres religieuses ou caritatives. Vous comprenez ?
– Oui, et alors ?
– Ces personnes ont pu ouvrir des comptes au nom d’institutions telles que la Fondazione Cardinale Francis Spellman ou le Fonds Mamma Roma pour la lutte contre la leucémie, car les noms de ces institutions fictives laissent entendre qu’elles sont liées à l’Église et à des activités caritatives. En outre, on constate qu’une partie de l’argent qui a transité par ces comptes, une infime partie en réalité, était effectivement destinée à des institutions caritatives authentiques, respectant ainsi la lettre de la deuxième clause des statuts de l’IOR.
– C’est ainsi que les titulaires de ces comptes ont réussi à tromper la banque du Vatican ?
La question troubla Catherine. La chef de la COSEA eut du mal à soutenir le regard de l’historien. Elle se demandait ce qu’elle devait ou pouvait dire pour répondre à cette question.
– Le problème n’est pas là, Tomás. Ce dont il s’agit ici, ce n’est pas exactement de déterminer comment les titulaires de ces comptes ont trompé l’IOR. Ils n’ont pas pu le tromper étant donné que pour ouvrir un compte à l’IOR, que l’on soit une personne physique ou une institution, on doit nécessairement présenter des documents et une pièce d’identité. Vous comprenez ce que j’essaie de vous expliquer ? (Elle baissa la voix, comme effrayée de ce qu’elle allait lui dire.) Si ces comptes existent, cela n’a été possible que… qu’avec l’assentiment de l’IOR.
L’universitaire plissa les paupières, tentant d’assimiler ce que la Française venait de lui expliquer et de deviner ce qu’elle avait simplement sous-entendu.
– La banque du Vatican avait nécessairement connaissance de ce qui se passait… Mais qu’insinuez-vous ?
Catherine hésita.
– Ce que j’essaie de dire, c’est que le Vatican est… est… enfin, comment pourrais-je l’exprimer ? Le Vatican est… est…
– Est complice ?
Le terme était fort et la Française préféra rester sur ses gardes.
– C’est vous qui l’avez dit.
Sa manière de prendre ses distances sans pour autant démentir montrait que le terme n’était pas exagéré.
– Mais complice de quoi exactement ?
D’un geste, la chef de la COSEA indiqua les noms des comptes irréguliers qui s’alignaient sur son bloc-notes.
– Eh bien… il est indéniable que l’IOR a activement collaboré à l’ouverture de ces comptes au nom d’organisations fictives ou, dans le cas d’organisations réelles, sans leur autorisation ou sans qu’elles en aient connaissance. Ces comptes ne pouvaient pas exister sans que l’IOR le sache.
– En somme, une telle situation n’est possible qu’avec la complicité active et consciente de la banque du Vatican.
– C’est la conclusion qui s’impose.
– Mais quel avantage peut-il y avoir à permettre une telle chose ?
La chef de la COSEA hésita.
– Ne me dites pas qu’après tout ce que je viens de vous dire, vous n’avez pas encore compris ce qui est en cause ?
Elle avait un ton de défi, comme si elle lui demandait que ce soit lui, et non pas elle, qui mette des mots sur le sens véritable de ces découvertes. Sans être, comme Catherine, spécialiste des questions financières, Tomás ne se considérait pas non plus comme complètement ignorant et encore moins stupide. En outre, il connaissait trop bien l’histoire du Vatican pour se faire des illusions. Cependant, il croyait, ou voulait croire, que les choses avaient changé depuis l’époque du scandale de la banque Ambrosiano, et il avait quelques difficultés à admettre ces nouvelles révélations. Il venait de passer les dernières minutes à repousser la conclusion qui s’imposait à lui, s’efforçant de chercher une explication honnête ; on parlait tout de même de la banque du Saint-Siège.
– Le Vatican blanchit de l’argent sale.