En formulant cette conclusion accablante, Tomás fut assailli par un inexplicable sentiment de culpabilité. Il n’était pas croyant, mais il eut l’impression étrange d’avoir péché. Était-ce la conséquence de son éducation catholique ? Ce sentiment de culpabilité était-il lié à sa mère, une croyante dévote ? Que dirait dona Graça si elle savait que son fils avait découvert que le Vatican était impliqué dans des activités criminelles de blanchiment d’argent ? Et qui croirait-elle : son fils ou l’Église catholique ?
– L’expression est choquante, murmura Catherine, elle-même ébranlée par leurs découvertes, en tant que catholique, mais aussi salariée du Saint-Siège. Hélas, c’est la vérité. Nous devons nous rendre à l’évidence. L’IOR est impliqué dans des activités de blanchiment d’argent et de capitaux. Il n’y a pas d’autre explication à tout ce que nous avons découvert.
Tomás prit le bloc-notes de la Française et consulta la liste des organisations fictives disposant d’un compte à l’Institut pour les œuvres de religion.
– Mais à qui appartient l’argent que le Vatican blanchit ? demanda-t-il. À l’Église ?
– Bien sûr que non.
– Alors à qui ?
– Pour la consultante, la réponse était facile, mais pour la catholique elle l’était moins.
– À des personnes moins… enfin, moins recommandables.
– Moins recommandables à quel point ?
– Peu recommandables.
Tomás fronça les sourcils. Il commençait à se dire que les vieilles méthodes de l’époque de la banque Ambrosiano n’étaient finalement pas obsolètes.
– Vous voulez dire, des criminels ?
Elle rougit, embarrassée par la manière toujours très directe qu’il avait de s’exprimer ; comme s’il n’y avait pas de mot interdit.
– C’est-à-dire que… je ne dirais pas les choses ainsi.
– Et pourquoi des criminels choisiraient-ils la banque du Vatican ? Il s’agit d’une institution de l’Église, qui a des responsabilités éthiques et morales évidentes : ces gens-là ne risquent-ils pas davantage d’être dénoncés ? L’époque de monseigneur Marcinkus est révolue et bien des choses ont changé depuis, non ?
Elle encaissa.
– Vous savez, Tomás, l’IOR présente d’énormes avantages pour mener ce type d’opérations financières.
– Par exemple ?
– Eh bien, pour commencer, la crédibilité. Qui ne ferait pas confiance à une institution qui a un compte à l’IOR ? Tout le monde, dans le monde entier, y compris ceux qui ne sont pas catholiques ni même chrétiens, considère que l’Église est une institution fiable, dédiée au bien. Si elle donne son aval à une organisation en lui permettant d’ouvrir un compte à l’IOR, c’est que cette organisation est crédible. Comme vous pouvez le comprendre, cela représente un capital non négligeable, qui permet d’attirer à l’IOR bon nombre de clients fortunés désireux d’être associés au prestige du Vatican. Or, il arrive malheureusement que certains de ces clients ne soient pas si recommandables que ça.
– Tout cela était vrai à l’époque de la banque Ambrosiano, observa Tomás. Mais vous l’avez dit vous-même, beaucoup de choses ont changé depuis. Et ça n’explique pas ce que nous avons découvert : de telles opérations exigent la complicité active de la banque du Vatican. Personne ne croira que l’IOR ignorait qu’il servait à blanchir de l’argent et qu’il traitait avec des malfrats. Lorsqu’une banque transfère des millions et des millions, elle le remarque, elle est obligée de poser des questions et d’en informer les autorités de contrôle. Apparemment, rien de tout cela n’a été fait, et ce n’est pas par hasard. Si on ne l’a pas fait, ce n’est pas par ignorance, mais volontairement.
– Impossible de dire le contraire. Ça prouve que le Saint-Siège est mouillé jusqu’au cou.
– Et pourquoi ? voulut comprendre Tomás. Pour quelle raison le Vatican a-t-il accepté de se compromettre avec de l’argent sale ?
– À cause des commissions, bien sûr.
– Vous voulez dire que le Vatican conserve une partie de l’argent qu’il contribue à blanchir ?
La chef de la COSEA fit une moue horrifiée et, bien qu’ils fussent seuls dans le bureau, elle regarda autour d’elle pour s’assurer que personne ne l’avait entendu. Ce n’était pas une question que l’on pouvait aborder à la légère où que ce fût, et encore moins au Vatican.
– Chut, Tomás ! implora Catherine en murmurant. S’il vous plaît, ne dites pas de telles choses à haute voix !
Le Portugais prit un air innocent.
– Pourquoi, j’ai menti ?
– Ne faites pas l’idiot, répondit-elle gênée. Associer le nom du Vatican à des mots tels qu’« argent illicite » et « blanchiment », et les prononcer à haute voix c’est… enfin, on peut nous entendre.
– D’accord, mais ai-je menti ?
La Française respira profondément, renonçant à le raisonner. Pour l’instant il valait mieux éviter les questions sensibles.
– Bien, avançons. Que voulez-vous savoir exactement ?
– Je veux que vous répondiez à ma question de tout à l’heure, dit Tomás en reprenant le fil de la conversation. Vous m’avez expliqué que les criminels étaient attirés par la banque du Vatican en raison de la crédibilité qu’elle leur confère et que…
– Je n’ai pas parlé de criminels.
– Vous avez utilisé une expression plus sympathique pour faire allusion à des criminels, mais n’entrons pas dans ce genre de subtilités, argumenta-t-il. Être une institution censément vouée au bien fait de la banque du Vatican un endroit plutôt risqué pour blanchir de l’argent. Ce genre d’opération se repère facilement dans une banque, ne serait-ce que parce qu’il implique des comptes avec des noms louches, des virements étranges et des dépôts en liquide extrêmement élevés. Malgré cela, des malfrats n’ont visiblement pas hésité à choisir la banque du Vatican pour mener à bien leurs activités criminelles. Comment l’expliquez-vous ?
Catherine désigna le cahier qu’il avait consulté quelques instants plus tôt.
– Par le statut de l’IOR.
– Le statut n’a pas changé ? demanda Tomás. La banque du Vatican n’est-elle pas devenue une banque comme les autres ?
– Pas totalement. Il s’agit d’une banque qui n’a pas d’agence, qui n’accorde pas de crédits et n’émet pas de chèques.
– Ce n’est pas tout à fait exact, rétorqua-t-il. D’abord, elle a une agence, dont le siège se situe près de la tour Nicolas-V, tout près du Palais apostolique. S’il est vrai qu’elle n’émet pas de chèques, la banque du Vatican délivre néanmoins des cartes de crédit, une version moderne des chèques. Et si elle délivre des cartes de crédit, elle accorde nécessairement du crédit. C’est bien pour ça qu’on parle de cartes de crédit, non ?
La chef de la COSEA cligna des yeux, embarrassée de voir que son argument, tant de fois répété au Vatican, avait été sommairement démonté par un profane.
– Eh bien… euh… en effet.
– Je reviens donc à ma question, répéta l’historien, tel un chien refusant de lâcher un os. Comment expliquer que des criminels choisissent la banque du Vatican pour blanchir de l’argent ? Ne me dites pas que c’est parce que la banque du Vatican n’est constituée que de malfrats tout disposés à être complices de ces malversations…
– Et voilà, tout de suite les grands mots ! protesta la Française, contrariée. Criminels, malfrats, malversations… Mon Dieu, quel langage ! À vous entendre, on pourrait croire que l’IOR est composé de… de…
– Fripouilles ?
Elle leva les yeux au ciel, comme si, en silence, elle demandait pardon. Sa morale catholique l’empêchait de s’exprimer sans détours et avec la même véhémence que Tomás sur les activités financières du Saint-Siège.
– Eh bien, je ne vais pas nier que le comportement de certaines personnes au sein de l’IOR met l’institution dans une situation délicate, reconnut-elle. Des personnalités comme messeigneurs Marcinkus et De Bonis, entre autres, ont sans aucun doute largement contribué à instrumentaliser l’IOR pour des activités disons, problématiques, avec l’argent d’individus qu’on ne saurait considérer comme au-dessus de tout soupçon.
Tomás ébaucha un sourire malicieux.
– Chapeau ! Je reconnais que vous avez un don remarquable pour parler de bandits, d’argent sale et de magouilles en n’utilisant que des termes élégants, observa-t-il, caustique. Mais vous n’arriverez pas à me convaincre que toutes ces tricheries sont uniquement dues au fait que la banque du Vatican est dirigée par des gangsters. Quelqu’un a nommé ces filous à ces postes, les y a maintenus et a autorisé leur comportement, voire les a peut-être encouragés. Le problème est récurrent. Avant, c’était Marcinkus, puis Marcinkus est parti et ce fut De Bonis ; finalement, il y a toujours quelqu’un pour faire le sale travail. Tout ça suggère un problème systémique, au-delà de personnalités bien particulières de tel ou tel escroc.
Catherine le regarda, exaspérée. Chacun de ces mots était un coup douloureux pour la catholique qu’elle était, en particulier parce qu’ils n’étaient guère contestables. La vérité était évidente.
– J’admets que le principal problème n’est pas nécessairement lié aux personnalités qui, au fil des années, ont dirigé l’IOR, mais aux règles mêmes de l’institution.
– Aux règles ? s’étonna l’historien. Comment cela ? Nous ne sommes plus à l’époque de la banque Ambrosiano ! La banque du Vatican n’est-elle pas régie, à présent, par les mêmes règles qui s’appliquent à toutes les banques internationales ?
La chef de la COSEA encaissa à nouveau, sans savoir comment répondre à la question. Le mieux était d’être brève et directe.
– Non.