LXXI

Que la Cité du Vatican fût un État ô combien singulier, cela ne faisait aucun doute. Il n’y avait rien de semblable sur la planète. Cependant, les scandales du passé avaient démontré qu’à certains égards, le Saint-Siège n’était pas différent des autres pays, notamment en ce qui concernait l’activité bancaire. D’où la stupéfaction de Tomás.

– Que voulez-vous dire ? La banque du Vatican est régie par des règles différentes de celles des autres banques ? Comment cela ?

Cette question essentielle obligea Catherine à se concentrer avant de répondre.

– Certaines règles spécifiques s’appliquent à l’IOR, qui le distinguent des autres banques, précisa-t-elle. Par exemple, la garantie de confidentialité et d’anonymat. Les clients de l’IOR savent qu’ils peuvent compter sur la discrétion du Vatican.

– Pour autant que je sache, la garantie de confidentialité n’empêche pas que les comptes et les opérations suspects soient contrôlés…

– Certes, mais le problème ne se limite pas aux règles spécifiques de l’IOR. N’oubliez pas que le Vatican jouit également d’un statut spécial.

– Vous faites allusion aux accords du Latran, qui officialisent la souveraineté de la Cité du Vatican ?

– Exactement.

– Je ne vois pas le rapport. La souveraineté du Vatican est identique à celle des autres pays. Le Portugal ou la France, par exemple, sont des pays souverains, mais cela ne permet pas à leurs banques d’échapper au contrôle. Les banques portugaises et françaises ont le devoir d’informer les autorités d’opérations suspectes, susceptibles de constituer une infraction de type blanchiment d’argent. Seriez-vous en train d’insinuer que la banque du Vatican n’est pas soumise à de telles obligations ?

Si certaines personnes pâlissent lorsqu’elles sont dans l’embarras, la gêne de Catherine se mesurait plutôt à l’intensité de la rougeur sur son visage.

– C’est-à-dire… enfin, les États normaux disposent de banques centrales qui élaborent des règles et de tribunaux qui jugent toute irrégularité dont se rendent coupables leurs banques. Dans le cas du Vatican, c’est différent. Rappelez-vous que le Saint-Siège ne dispose pas de banque centrale ni de tribunaux spécialisés dans des crimes de cette nature.

– Mais alors, comment se font la régulation et la justice ?

– C’est tout le problème, reconnut-elle. Le Saint-Siège exerce ces deux fonctions.

Tomás fronça encore les sourcils.

– Comment ? s’étonna-t-il. Le Vatican n’a qu’une banque, qui se trouve justement être la sienne. Sans organe de contrôle ni de tribunaux indépendants, cela signifie que le Saint-Siège se juge lui-même ? En d’autres termes, il est juge et partie.

La chef de la COSEA baissa la tête ; elle savait que c’était tout à fait contraire aux règles les plus élémentaires de gestion ou de contrôle bancaire, sans même parler du fonctionnement normal d’un État de droit.

– Eh bien…

– Mais alors, que se passe-t-il lorsque, par exemple, la justice italienne découvre que la banque du Vatican est impliquée dans des activités criminelles ?

– C’est justement l’un des problèmes qui découlent de la souveraineté du Vatican prévue par les accords du Latran, indiqua-t-elle. Il faut bien comprendre le statut de l’IOR et la façon dont fonctionne l’institution. L’IOR est une banque qui opère à l’intérieur du Vatican, une entité juridique et administrative propre qui échappe au contrôle des autorités des autres pays, y compris l’Italie. La justice italienne, ou de tout autre pays, n’a aucun pouvoir à l’intérieur du Vatican. Les juges italiens ne sont pas compétents pour interroger les habitants du Vatican ou faire procéder à des perquisitions au siège de l’IOR ni dans n’importe quel autre bâtiment de la Cité du Vatican, ni placer sur écoute le téléphone d’un suspect qui vivrait au Vatican. De même, ils ne peuvent ni arrêter ni juger un habitant du Vatican, même s’il est notoire qu’il a commis des crimes. Le Vatican est un État souverain qui ne se soumet pas à une justice étrangère, comme le prévoit l’article 11 des accords du Latran.

– Ça je le sais, répondit Tomás. C’est à cause de ces accords que l’ancien président de la banque du Vatican impliqué dans les fameuses malversations de la banque Ambrosiano, monseigneur Marcinkus, n’a pas été arrêté.

– N’exagérons pas, rétorqua-t-elle, embarrassée par cet exemple. J’admets que monseigneur Marcinkus a eu des agissements douteux, mais à vous entendre on pourrait penser que c’était un criminel…

– C’en était un.

Catherine leva les yeux au ciel, mais n’insista pas.

– Comme vous voudrez, rétorqua-t-elle. Et pour répondre à votre question, oui, en effet, c’est pour ça qu’il n’a pas été arrêté. Tomás se frotta le menton. Tout cela maintenait effectivement l’IOR dans la situation particulière dans laquelle il se trouvait à l’époque du scandale de la banque Ambrosiano. Rien n’avait donc changé depuis cette époque ?

– Mais le Vatican n’a-t-il pas signé le protocole de Strasbourg, qui régit l’entraide judiciaire en matière pénale ?

– Non.

– Vous plaisantez ?

– Je suis sérieuse, Tomás. Ceci dit, il faut souligner que l’IOR a adhéré aux principes du GAFI, le Groupe d’action de la finance internationale, qui s’occupe de la criminalité liée au recyclage de l’argent d’origine suspecte.

– Ah bon ! approuva l’historien. Cela démontre un certain sérieux, et prouve que des changements ont effectivement eu lieu. (Il remua sur son siège.) Et comment est-ce que ça fonctionne ? Le GAFI envoie quelqu’un pour contrôler les activités de la banque du Vatican ?

Comme une enfant surprise la main dans la boîte de bonbons, la chef de la COSEA ébaucha un sourire contraint.

– Eh bien… c’est-à-dire… que… non.

– Non ?

– Non.

Tomás secoua la tête, essayant de saisir ce qui semblait lui échapper dans cette histoire.

– Mais alors, quels sont les effets concrets de cette adhésion ?

La Française le regarda l’air embarrassé ; son interlocuteur avait vraiment le don de mettre le doigt sur ce qui fait mal.

– Aucun, je le crains, finit-elle par avouer à voix basse, comme si elle espérait qu’il n’entende pas. La vérité, c’est que… l’adhésion ne soumet l’IOR à aucune autorité.

– Aucune autorité ? Mais si elle a adhéré au GAFI, la banque du Vatican est sous son autorité !

– Écoutez-moi bien, souligna-t-elle. Je n’ai pas dit que l’IOR avait adhéré au GAFI. J’ai dit que l’IOR avait adhéré aux principes du GAFI, ce qui est très différent. L’IOR ne fait pas partie du GAFI.

Se sentant abusé, le Portugais s’emporta.

– Mais c’est une énorme entourloupe, indigne d’une institution chrétienne ! protesta-t-il. Alors comme ça, la banque du Vatican adhère, mais sans vraiment adhérer ? Qu’est-ce que cela signifie ? Des institutions du Saint-Siège se cachent derrière des subtilités linguistiques pour feindre qu’elles sont irréprochables sur le plan éthique, c’est ça la morale chrétienne ? Qui le Vatican veut-il tromper ? N’a-t-il donc rien appris des erreurs du passé ?

Catherine se crispa ; elle avait beau s’efforcer de défendre les pratiques bancaires et financières du Saint-Siège, il lui manquait les arguments.

– Enfin…

– Bon ! J’ai compris que la banque du Vatican n’a encore adhéré à aucune convention internationale pour régler la question du blanchiment d’argent sale, ce qui me paraît extraordinaire. Mais est-ce que le Vatican a signé des conventions d’entraide judiciaire bilatérale avec certains pays ?

La consultante encaissa.

– Euh… non.

Tomás la dévisagea, sidéré.

– Quoi ! s’exclama-t-il. Mais tous les pays ont signé des conventions bilatérales pour régler ces questions !

Elle transpirait.

– C’est vrai, mais le Vatican… enfin, est le seul État d’Europe qui n’a jamais signé ce type de convention.

Il secoua la tête, exaspéré. Le Saint-Siège était décidément particulièrement opaque, ce qui ne pouvait avoir qu’une seule explication : dissimuler ses turpitudes financières.

 

Tomás finit par poser un regard fatigué sur le cahier des statuts de l’IOR.

– Pourriez-vous me préciser un point ? demanda-t-il. Je sais que la Commission des affaires économiques et sociales de l’Organisation des Nations unies établit le classement des pays en fonction de leurs pratiques en matière de lutte contre le blanchiment d’argent. Quelle est le rang du Vatican dans ce classement ?

– Il est dans le top 10.

L’historien ébaucha une moue d’appréciation.

– Vraiment ? s’étonna-t-il. Pas mal du tout. Compte tenu de l’histoire du Vatican et de tout ce que vous m’avez raconté, sans parler de ce que nous avons découvert, c’est vraiment extraordinaire. Tout bien considéré, les choses ne sont pas aussi catastrophiques qu’elles en ont l’air. Il semblerait que le Saint-Siège ait vraiment tiré les conclusions du scandale de la banque Ambrosiano et des malversations de Marcinkus et de ses comparses.

La chef de la COSEA s’adossa à son siège et le regarda avec une expression difficile à interpréter. En réalité, elle ne le regardait pas, elle se demandait plutôt si elle devait vraiment clarifier sa réponse. Elle eut presque envie de ne pas le faire. Mais son exigence de vérité finit par l’emporter.

– Le Vatican est dans le top 10, en effet, mais des meilleurs endroits au monde pour blanchir l’argent sale.