La chef de la COSEA était sous le choc des mots employés par l’historien. Se redressant sur son siège, elle regarda Tomás avec l’air de quelqu’un qui attendait des paroles plus sensées.
– Ce n’est pas une réponse, rétorqua-t-elle. Sindona n’a pas pu être engagé pour voler le Vatican.
– Ce n’est pas ce que j’ai dit, précisa le Portugais. Il ne volait pas le Vatican, il volait avec le Vatican. Tous deux sont devenus des partenaires dans le crime, vous comprenez ?
Elle secoua la tête, exaspérée.
– Oh, vous exagérez !
Tomás se leva et se dirigea vers la fenêtre pour regarder la place Saint-Pierre. La foule remplissait l’espace et des centaines de milliers de cierges scintillaient dans la nuit, comme si la Voie lactée était descendue sur Rome.
– Lorsque Sindona est entré au Vatican, il avait la ferme intention de convaincre le pape que l’Église avait tout à gagner avec ses services, expliqua-t-il. Il n’avait qu’un seul moyen : remplir les coffres du Saint-Siège. Et c’est ce qu’il a fait, en utilisant l’argent qu’il volait aux épargnants, y compris ceux de sa Banca Privata, pour acheter les participations de l’Église qui allaient être taxées par le fisc italien et dont le Vatican voulait se débarrasser. C’est ainsi qu’il a acquis pour le Saint-Siège la Società Generale Immobiliare au double du prix du marché, et c’est également comme ça qu’il a acheté la part de l’Église dans la Compagnie des eaux de Rome, puis la Sereno, une entreprise pharmaceutique qui appartenait au Vatican et qui fabriquait des pilules contraceptives.
Catherine écarquilla les yeux, médusée.
– Le Vatican fabriquait des pilules ? !
L’historien esquissa un sourire.
– Inattendu, n’est-ce pas ? observa-t-il. Mais Sindona a fait plus encore pour le Saint-Siège. Il a vendu à des investisseurs internationaux les innombrables actions que le Vatican détenait dans de nombreuses entreprises italiennes. La procédure de vente a pris un an, et Paul VI était tellement content du travail de son ami qu’il l’a officiellement proclamé Mercator senesis romanan curiam sequens, « principal banquier de la curie romaine » en latin, ou, plus simplement, « banquier du pape ». Pas mal pour un homme lié aux familles Genovese et Gambino, et qui volait des millions et des millions aux épargnants, hein ? En fin de compte, l’expression qui le définissait le mieux n’était pas « banquier du pape », mais « voleur du pape ».
La Française ne savait plus ce qu’elle pouvait dire.
– Allons, ne devenez pas méchant.
– Méchant ? Qui est méchant, celui qui dénonce le vol ou celui qui le commet ? demanda Tomás. L’alliance entre Sindona et le Saint-Siège s’est révélée très lucrative pour les deux parties. Combine après combine, le voleur du pape a mis en place un système gagnant-gagnant pour l’Église et pour lui-même, toujours en lien avec la banque du Vatican. Il permettait à l’Église de gagner de l’argent et, en échange, il se servait de la banque du Vatican pour blanchir son argent sale. On a d’ailleurs découvert que, chaque fois que la mafia voulait placer de l’argent en Italie, elle le faisait par le biais de la banque du Vatican.
– Quand a-t-on commencé à comprendre qu’il se passait quelque chose d’anormal ?
– Ce qui a véritablement attiré l’attention des autorités, c’est une affaire qui liait la mafia au Vatican. La police de New York, qui avait placé un Autrichien du nom de Leopold Ledl sur écoute, a découvert que celui-ci avait contacté des membres de la famille Genovese pour leur dire que l’Église voulait acquérir près d’un milliard de dollars de faux titres d’obligations de grandes entreprises américaines.
L’auditrice de la COSEA esquissa une mimique sceptique.
– L’Église voulait acquérir de fausses obligations ? Qui, au Vatican, a pu demander une telle chose ?
– Les hommes de la mafia ont évoqué le cardinal Eugène Tisserant, qui dirigeait le collège des cardinaux et était considéré comme l’un des personnages les plus proches du pape, ainsi que monseigneur Marcinkus, président de la banque du Vatican, et un archevêque qu’ils n’ont pas voulu nommer. Ces noms ont été confirmés par Ledl, qui a désigné Tisserant comme l’auteur de la demande initiale.
– Mon Dieu ! Et pourquoi voulaient-ils ces faux titres ?
– Apparemment, pour garantir un prêt que la banque du Vatican et Sindona envisageaient de contracter afin d’acheter un conglomérat italien dénommé Società Italiana per le Strade Ferrante Meridionale, plus connu sous le nom de Bastogi, ayant des intérêts dans l’immobilier, les mines, l’industrie chimique et les cimenteries, entre autres. Les banques qui allaient prêter l’argent au Vatican pour l’achat de la Bastogi ne savaient pas que les titres présentés en garantie étaient faux.
– Mais c’était très risqué, constata la chef de la COSEA. Et si l’affaire avait mal tourné et que les banques aient réclamé les titres ? La supercherie aurait été découverte et le nom du Vatican aurait été traîné dans la boue, vous vous rendez compte ?
– La question a été posée au cardinal Eugène Tisserant, qui aurait répondu qu’il n’y avait pas de raison de s’en faire, car le gouvernement américain n’oserait jamais accuser l’Église d’être sciemment impliquée dans une affaire de faux titres. Le faussaire de la famille Genovese a alors imprimé les fausses actions et obligations qui lui avaient été commandées, y compris des titres frauduleux au nom de grandes entreprises comme le constructeur automobile Chrysler Corporation, la General Electric, l’American Telephone and Telegraph Company, et la compagnie aérienne Pan Am. Deux premiers lots ont été écoulés pour tester les banques et ça a marché. Sauf que des échantillons de ces lots ont été envoyés à l’Association des banques à New York, dont les experts ont conclu qu’il s’agissait de faux. Interpol a été immédiatement alertée et a procédé à plusieurs arrestations. Les prévenus ont avoué que la banque du Vatican était l’acheteur final et qu’elle avait désigné Tisserant et Marcinkus comme interlocuteurs. L’un des détenus a même révélé que Marcinkus avait des intérêts aux Bahamas, ce qui a été avéré par la suite, lorsqu’on a découvert qu’il était également directeur de la Cisalpine Overseas Bank de Nassau, propriété de Sindona, et qu’il partageait avec celui-ci des intérêts dans la société Edilcentro Internacional, une institution bancaire des Bahamas. Tisserant venait de décéder et les enquêteurs du département de la Justice et du FBI sont venus ici, à Rome, pour interroger Marcinkus.
– Des agents du FBI se sont personnellement entretenus avec le président de l’IOR ? Que leur a-t-il dit ?
– Il leur a fait immédiatement savoir qu’il n’avait aucune intention de collaborer avec eux, a tout démenti et très peu coopéré. Ce qui n’a bien sûr pas convaincu les enquêteurs américains de son innocence. Les intermédiaires auraient-ils inventé toute l’histoire et essayé de berner la mafia ? Cela aurait été suicidaire, car on ne trompe pas la mafia impunément, et si on y parvient, on ne survit pas pour s’en vanter. Qui plus est, les intermédiaires savaient que Marcinkus avait des intérêts aux Bahamas, ce qui était ignoré de tous à l’époque ; cela prouvait qu’ils étaient particulièrement bien informés. Leur version était très crédible. Cependant, faute de preuves, les Américains n’ont pu inquiéter Marcinkus et l’administration Nixon a ordonné de mettre fin à l’enquête pour ne pas contrarier le Vatican et l’électorat catholique américain… Comme Tisserant l’avait prévu.
Catherine ne cessait de secouer la tête.
– Quelle honte, mais quelle honte…
– Mais la supercherie devait être découverte tôt ou tard. Selon l’une des règles élémentaires de la finance, voler l’argent d’une banque laisse toujours un déficit. Celui-ci peut être dissimulé avec des emprunts illicites qui permettent de faire de fausses déclarations de bénéfices, par exemple, mais ce ne sont que des jeux d’écritures : il arrive toujours un moment où, pour dissimuler la malversation, il faut des espèces sonnantes et trébuchantes. La réalité finit toujours par l’emporter. Sindona a longtemps réussi à cacher les déficits qu’il avait creusés en volant les clients de plusieurs de ses banques, y compris certaines dans lesquelles le Vatican avait des participations, mais la crise économique provoquée par le choc pétrolier de 1973 a tout révélé. La Bourse s’est effondrée et les robinets du crédit se sont refermés. Incapable d’obtenir des prêts pour dissimuler les déficits, Sindona a vu ses banques au bord de la faillite. Il a fusionné la Banca Privata et la Banca Unione, donnant ainsi naissance à la Banca Privata Italiana. Mais la réunion de deux grands déficits n’a fait qu’en créer un nouveau, encore plus grand. La Banca Privata Italiana a fait faillite, puis ce fut le tour de la Banque de financement de Genève. La Banca di Roma a failli disparaître en tentant de racheter la Banca Privata. On a fini par découvrir que l’IOR détenait une partie des banques qui avaient fait faillite, et l’Église s’est retrouvée avec un déficit de près d’un milliard de dollars.
Catherine siffla, impressionnée.
– Un milliard ? Mais c’est une fortune !
– Sindona n’en est pas resté là. Il avait acquis l’une des plus grandes banques des États-Unis, la Franklin National, et l’on soupçonne, sans que cela ait jamais été prouvé, qu’il l’a fait avec l’aide de la banque du Vatican et une partie des fausses obligations établies à la demande du Vatican dans le cadre de l’affaire Bastogi. En deux ans, il a soustrait tant d’argent à la Franklin National et l’a impliquée dans des opérations spéculatives tellement ruineuses qu’il l’a menée à la banqueroute. C’était une combine classique : il se servait de l’argent de la banque pour alimenter quelques-unes des quarante sociétés-écrans offshore qu’il détenait et utilisait des holdings dans des paradis fiscaux pour présenter des bénéfices fictifs. Pour sauver la banque, la Réserve fédérale américaine est même allée jusqu’à accorder à Sindona deux milliards de dollars, mais cela n’a pas suffi et la Franklin National a fait faillite. Ce fut une des plus grandes débâcles bancaires de l’histoire des États-Unis. Parallèlement, une autre banque contrôlée par Sindona et la banque du Vatican, la Bankhaus Wolff de Hambourg, est également tombée.
– L’homme est devenu un véritable fossoyeur de banques !
– Ce fut l’effondrement total. Les affaires de Sindona ont donné lieu à de nombreuses enquêtes en Italie, un tribunal de Milan a délivré un mandat d’arrestation, l’accusant de malversations et de faillite frauduleuse. Pour y échapper, il s’est enfui. Les sonnettes d’alarme ont commencé à retentir au Saint-Siège, car Marcinkus savait que l’IOR était mouillé jusqu’au cou dans les combines illégales de Sindona. Les procès se sont succédé, tout comme les homicides. Cinq enquêteurs italiens qui avaient commencé à fouiller dans ses affaires ont été assassinés.
– On se croirait dans Le Parrain…
– En effet, à ceci près que, dans cette histoire, le parrain était un ami intime du pape Paul VI et de Marcinkus, et qu’il gérait l’argent du Vatican. Après avoir donné des conférences dans des universités américaines sur l’éthique bancaire, Sindona a fini par être arrêté en Amérique. Comme vous pouvez facilement le deviner, tout cela a fini par devenir très embarrassant pour l’Église. Les autorités italiennes ont interrogé Marcinkus sur ses relations avec Sindona et un haut fonctionnaire de la banque du Vatican a même été arrêté. Pour ne rien dire des préjudices financiers considérables. Le déficit était si grand que le pape a invoqué les pertes de la banque du Vatican pour réduire le budget de 1975.
– Bien… J’espère au moins que le Saint-Siège en a tiré les leçons.
– Il n’a rien appris du tout. Une fois Sindona écarté, Marcinkus et Paul VI se sont tournés vers un autre banquier. Leur choix s’est arrêté sur un comparse de Sindona, un certain Roberto Calvi, dont on disait qu’il était également lié à la mafia, et qui allait devenir président d’une importante banque de Milan, la deuxième plus grande banque privée d’Italie.
– Ne me dites pas que c’était la… la…
Tomás, qui s’était jusqu’alors tenu debout près de la fenêtre pour observer la foule massée devant Saint-Pierre, se retourna et revint à sa place. Il s’assit face à Catherine et acheva la phrase qu’elle avait commencée, en prononçant le nom de la banque qui avait entraîné le Vatican dans un cataclysme financier.
– La banque Ambrosiano.