La banque Ambrosiano était devenue une véritable légende au Vatican et dans les cercles financiers internationaux ; mais malheureusement pas pour de bonnes raisons. Catherine avait maintes fois entendu parler de cette institution de Milan dont la simple évocation faisait trembler de nombreux clercs du Saint-Siège. Elle n’avait pourtant qu’une vague idée de la polémique suscitée par l’affaire.
– C’est donc à ce moment-là que la fameuse banque Ambrosiano entre en scène ?
Tomás croisa les jambes.
– Absolument, confirma-t-il. Le nom de la banque Ambrosiano vient de Saint-Ambroise. Elle gérait les investissements de la majorité des ordres religieux catholiques, au point qu’on l’appelait « la banque des curés ». Pour y ouvrir un compte, il fallait présenter un certificat de baptême catholique.
– Oui, je sais déjà tout ça. Mais comment est-elle entrée en relation avec l’IOR ?
– Lorsque Calvi a pris la direction de l’Ambrosiano, il a contacté Sindona pour lui annoncer que sa banque regorgeait d’argent qu’il souhaitait investir dans des placements agressifs. C’était encore l’époque dorée de Sindona, qui lui apprit tout ce qu’il fallait savoir pour blanchir de l’argent dans les paradis fiscaux et contourner la loi. C’est dans ce contexte qu’en 1971, Sindona l’a mis en relation avec la banque du Vatican et Calvi est devenu un uomo di fiducia, un homme de confiance, de l’Église. De connivence avec Marcinkus, Calvi retirait de l’argent de l’Ambrosiano qu’il déposait à la banque du Vatican.
– Pour quoi faire ?
– Pour faire croire aux organes de régulation que telle était la destination finale des fonds, expliqua-t-il. Sauf que Marcinkus virait ensuite ces dépôts vers des compagnies offshore.
L’auditrice reconnut le système.
– Ah oui, en Italie on appelle ça un conto deposito. Un mécanisme de fraude classique.
– Calvi a mêlé le Saint-Siège à toute une série de magouilles, il manipulait la valeur des actions en Bourse et se servait de l’argent de la banque du Vatican pour combler les trous qu’il faisait dans ses multiples banques et entreprises. Par exemple, avant les audits, Marcinkus envoyait des dizaines de millions de dollars et de francs suisses à Calvi, que celui-ci utilisait pour dissimuler les déficits aux auditeurs. Dès que l’audit était terminé, l’argent, auquel s’ajoutait une commission, était restitué le jour même au Saint-Siège, à travers une multitude de banques situées dans des paradis fiscaux afin de brouiller les pistes. La banque du Vatican a ainsi touché près d’un milliard de lires de commissions pour des services tels que des virements bancaires complexes par le biais d’entreprises offshore, des conversions monétaires surévaluées, des prêts fantômes, l’utilisation de fonds de garantie pour manipuler des banques, le blanchiment d’argent… tout y passait. Bon nombre des principales opérations d’Ambrosiano étaient conjointes avec la banque du Vatican. Calvi reversait des commissions pour avoir le privilège d’utiliser le nom de l’institution dirigée par Marcinkus.
– C’est invraisemblable !
– Les choses ont commencé à se gâter après deux opérations entre Calvi et Marcinkus. L’une a eu lieu en 1974 ; au lendemain du premier choc pétrolier, la Bourse de Milan a dévissé et entraîné dans sa chute les actions de la banque Ambrosiano. Calvi a eu plus de mal à obtenir des fonds pour dissimuler ses déficits. C’est alors qu’une société dénommée Suprafin est sortie de nulle part et a commencé à acheter les actions de l’Ambrosiano. (L’historien leva les bras au ciel.) Miracle, miracle ! Alléluia ! Les actions remontaient ! L’Ambrosiano était sauvée !
– À qui appartenait Suprafin ?
– À deux entreprises du Liechtenstein qui, prétendument, appartenaient à la banque du Vatican.
– Prétendument ?
– Oui, on a découvert plus tard que la banque du Vatican servait juste de façade. Les deux entreprises du Liechtenstein appartenaient en fait à Calvi lui-même.
L’auditrice ouvrit la bouche, stupéfaite.
– Elles étaient à lui ? s’étonna-t-elle. Donc l’Ambrosiano achetait ses propres actions pour les valoriser et ainsi manipuler le marché. C’est une pratique totalement illégale !
– En effet, et elle a pu être menée à bien grâce à la complicité criminelle de la banque du Vatican qui percevait des commissions pour avoir participé à cette fraude, fit observer Tomás. La seconde opération qui a compliqué les choses est une affaire véreuse imaginée par Calvi et Sindona pour acquérir la Banca Cattolica del Veneto, l’équivalent à Venise de la banque Ambrosiano, qui était contrôlée par la banque du Vatican. Marcinkus a accepté de céder à l’Ambrosiano les actions de la banque vénitienne que l’IOR détenait, pour gonfler artificiellement la valeur des actions que Calvi et Sindona manipulaient. Bien que la Banca Cattolica del Veneto finançât des projets caritatifs de l’Église, sa vente à l’Ambrosiano a été approuvée par le pape Paul VI, que Calvi a personnellement rencontré, et exécutée par le biais du même réseau infini d’entreprises offshore, comme c’était généralement le cas des affaires associant Sindona, Calvi et Marcinkus. Le patriarche de Venise n’a guère apprécié l’affaire et a interrogé monseigneur Marcinkus à ce sujet, mais le président de la banque du Vatican l’a expulsé de son bureau.
– Qui était le patriarche de Venise à l’époque ?
– Luciani.
– Le nom sembla familier à Catherine.
– Qui ? (Un éclair illumina son regard.) Ne me dites pas que vous faites allusion au cardinal Albino Luciani…
– Lui-même, confirma Tomás avec un sourire malicieux. Sindona, accusé de blanchir de l’argent illégal avec la complicité de la banque du Vatican, a été arrêté aux États-Unis en 1976. L’année suivante, il a eu besoin d’argent et en a demandé à Calvi. Le président de l’Ambrosiano a commencé par refuser. Quand deux compères se fâchent, la vérité éclate. Un proche de Sindona a écrit à la Banque d’Italie pour dénoncer des irrégularités à l’Ambrosiano et menacer de poursuivre la Banque centrale si elle n’ouvrait pas une enquête sur la banque de Calvi. En 1978, l’inspection menée par la Banque d’Italie a révélé une multiplicité de déficits et d’irrégularités dans les comptes de la banque Ambrosiano, notamment des crédits sans couverture, des dettes astronomiques, des sommes d’argent accordées à des partis et à des politiciens de tous bords sans contrôle ni garanties, des falsifications dans les plans de pension des épargnants, des manipulations de documents financiers, des fraudes fiscales, de l’évasion de capitaux… Enfin, une liste impressionnante de malversations. De plus, les inspecteurs ont découvert que la Suprafin, qui avait acheté les actions de l’Ambrosiano pour qu’elles reprennent de la valeur, appartenait selon toutes probabilités à l’Ambrosiano elle-même. Inquiet, Calvi a demandé à Marcinkus d’écrire une lettre garantissant que Suprafin appartenait à la banque du Vatican.
– Monseigneur Marcinkus n’a tout de même pas accédé à une telle demande…
– Et comment ! Bien sûr qu’il a accepté ! Marcinkus a écrit la lettre qui lui était demandée en l’antidatant de trois ans.
– Mais… cela implique activement l’IOR dans une opération frauduleuse !
– C’est le moins qu’on puisse dire. La lettre était datée de 1975, mais la Banque d’Italie a soupçonné qu’elle n’avait été établie qu’après le début de l’inspection, ce qui rendait en outre la banque du Vatican suspecte de falsification de documents.
– L’inspection de l’Ambrosiano et les irrégularités qu’elle a révélées ont fait trembler le Saint-Siège. La situation est devenue tellement grave que le pape aurait déclaré : « La fumée de Satan est entrée dans le temple de Dieu. » Quelque temps plus tard, toujours en 1978, Paul VI est mort.
– Il a été alors remplacé par le cardinal Albino Luciani.
– Qui prit le nom de Jean-Paul Ier. Dès le deuxième jour de son pontificat, le nouveau pape a ordonné au secrétaire d’État, le cardinal Jean Villot de procéder à un audit complet des finances du Saint-Siège. Le rapport préliminaire sur la banque du Vatican qui lui a été présenté une semaine plus tard faisait état de graves irrégularités dans les relations que le Saint-Siège entretenait avec Sindona et Calvi. Jean-Paul Ier a été informé que la Banque d’Italie enquêtait sur les liens entre la banque Ambrosiano de Calvi et la banque du Vatican, notamment sur le marchandage au sujet de la Banca Cattolica del Veneto, que le pape lui-même avait critiqué alors qu’il n’était que cardinal. On l’a également informé que le dossier serait ensuite confié au juge Emilio Alessandrini, qui poursuivrait l’enquête. Quelques jours après que l’information eut été rendue publique, le juge Alessandrini a été assassiné.
– Par la mafia ?
– Le crime a été revendiqué par l’organisation d’extrême gauche Prima Linea, mais on a soupçonné Calvi d’en être le commanditaire. Tout le monde sait que de tels groupes extrémistes exécutent parfois des contrats pour gagner l’argent qui finance leurs autres activités. On suppose que c’est ce qui s’est passé, car le juge a été assassiné dès qu’on a su que l’enquête concernant la banque Ambrosiano lui avait été confiée. On a du mal à imaginer qu’un groupe d’extrême gauche puisse tuer un magistrat chargé d’enquêter sur des capitalistes corrompus, vous ne trouvez pas ? En outre, c’est à Calvi que la mort du juge a profité, puisque l’enquête a été suspendue. Tout s’est arrêté. La situation est revenue à la normale. Mais c’est alors qu’a explosé la grande bombe.
– Quoi, encore un attentat ?
– Pire, dit l’historien. Une revue appelée L’Osservatore Politico a publié une liste de plus d’une centaine de personnalités du Vatican qui étaient franc-maçonnes. Huit papes successifs avaient condamné la maçonnerie, accusée d’être une religion d’athées faisant tout pour détruire l’Église, et le canon 2335 du Code de droit canonique prévoyait l’excommunication automatique de tout catholique affilié à cette organisation secrète. Un exemplaire de la revue s’est retrouvé entre les mains de Jean-Paul Ier, tout juste élu, qui a été horrifié par ce qu’il a lu. Tenez-vous bien, en haut de la liste figurait le nom de son propre secrétaire d’État !
– Le cardinal Villot ?
– Absolument.
La Française secoua la main comme si elle venait de se brûler.
– Oh là là !
– La liste mentionnait également le bras droit de Villot, le cardinal Baggio, ainsi que le responsable du Vatican chargé des affaires étrangères, monseigneur Agostino Casaroli, le vicaire de Rome, le cardinal Poletti, et même le secrétaire du pape Paul VI, monseigneur Macchi. Sans parler bien évidemment des habituels suspects liés à la banque du Vatican, nos vieilles connaissances messeigneurs Marcinkus et Donato De Bonis.
– Mon Dieu ! En somme, toutes les huiles du Vatican ?
– Toutes. L’auteur de l’article en question était un membre de la toute-puissante loge maçonnique Propaganda Due, ou P2, qui avait contribué au retour de Juan Perón au pouvoir en Argentine et qui avait tout préparé pour fomenter un coup d’État au cas où l’Italie serait tombée aux mains des communistes. En réalité, on a découvert plus tard que la loge P2 était dirigée par un type sinistre, dénommé Licio Gelli, et qu’elle comptait près d’un millier de membres, peut-être même plus, parmi lesquels trois ministres et un secrétaire d’État, quarante-quatre députés, plus de cinquante généraux et huit amiraux, dont le commandant des forces armées et tous les chefs des services secrets italiens, ainsi que quelques-uns des entrepreneurs, financiers, juges, magistrats et journalistes les plus importants d’Italie, notamment le propriétaire et les directeurs du Corriere della Sera, sans oublier des hommes politiques comme Silvio Berlusconi et, bien évidemment, nos amis Sindona et Calvi.
– Un véritable État dans l’État, observa Catherine. Que s’est-il passé ensuite ?
– L’homme qui a publié cette liste a été assassiné, comme on pouvait s’y attendre. On lui a enfoncé un pistolet dans la bouche et on a tiré deux fois. Son corps a été retrouvé avec une pierre dans la bouche, le traditionnel sasso in bocca de la mafia lorsqu’elle exécute quelqu’un qui a trop parlé.
– Quelle horreur ! Et le pape ? Qu’a-t-il fait lorsqu’il a lu l’article ?
– Jean-Paul Ier a étudié le problème pendant quelques jours. Le matin du 28 septembre 1978, il a convoqué le cardinal Baggio et lui a expliqué qu’en raison de ses liens avec la maçonnerie, il devait quitter Rome. Baggio aurait poussé des cris d’orfraie.
– Pas très distingué…
– Dans l’après-midi, le pape a convoqué le cardinal Villot pour parler de la banque du Vatican. Le secrétaire d’État a aussitôt commencé à trembler. Jean-Paul Ier lui a annoncé que Marcinkus devait être remplacé et nommé à un poste secondaire en Amérique, non pas une semaine ou un mois après, mais dès le lendemain. En outre, tous les fonctionnaires de la banque du Vatican liés à Marcinkus, Sindona et Calvi seraient tenus à l’écart et nommés à des fonctions secondaires, en dehors du Saint-Siège, y compris Donato De Bonis. Quant à Villot, le pape lui a demandé de démissionner et de retourner dans son pays natal.
– La France, donc.
– La réunion s’est achevée peu après 19 heures. Le pape est allé dîner, puis il s’est assis devant la télévision pour écouter les informations. À 21 h 30, il a souhaité bonne nuit à ses deux assistants et à la bonne, et il est allé se coucher.
Une telle profusion de détails éveilla l’attention de la chef de la COSEA.
– Quel jour était-ce, déjà ?
– Le 28 septembre 1978.
Catherine fronça les sourcils, elle connaissait cette date.
– Mais c’est le jour où…
Elle ne parvint pas à achever sa phrase ; elle venait de comprendre. L’intensité avec laquelle l’historien la fixait ne lui échappa pas. Il semblait insinuer que tout était lié, ce qu’il confirma en achevant sa phrase :
– C’est le jour où Jean-Paul Ier est mort.