LXXV

Un moment de silence permit à Catherine d’assimiler ce que Tomás venait de laisser entendre. Comme la plupart des gens, mais aussi parce qu’elle travaillait pour le Vatican, l’auditrice française avait entendu les rumeurs qui entouraient la mort de Jean-Paul Ier. C’était pourtant la première fois qu’on lui expliquait en détail le contexte politique de cet événement.

– Le pape aurait donc été assassiné ?

Tomás se pencha vers elle et la regarda droit dans les yeux.

– Nous ne pouvons jamais être sûrs de rien, souligna-t-il. Mais nous sommes en Italie, ma chère. Le nombre de décès qu’a entraînés toute cette histoire ne vous a sans doute pas échappé ? On a assassiné cinq enquêteurs italiens qui s’étaient mis à fouiller dans les affaires des banques de Sindona et ses magouilles avec le Saint-Siège, puis le juge à qui avait été confié le dossier de la banque Ambrosiano, et l’auteur de la revue qui a rendu publique la liste des francs-maçons du Vatican. Vous avez remarqué que tous ceux qui ont voulu faire éclater la vérité ont fini par être abattus ? Maintenant dites-moi, vous pensez vraiment que c’est une coïncidence que le pape ait été retrouvé mort quelques heures après avoir informé le cardinal Villot qu’il allait mettre fin à toutes ces magouilles et à ces méthodes honteuses ?

La chef de la COSEA ferma les yeux, ébranlée.

– En effet, je dois reconnaître que tout cela est perturbant, admit-elle. Mais, pour lancer une accusation aussi grave, il faut plus que des coïncidences, si troublantes soient-elles.

– Que voulez-vous de plus ? Qu’un mafieux vienne nous dire « C’est moi qui ai tué le pape » ?

– Non, mais il faut au moins des indices pour alimenter de tels soupçons.

– Vous voulez des indices ? demanda Tomás sur un ton de défi. Eh bien en voilà. Le lendemain, Radio Vatican a annoncé au monde la mort du pape. Avec l’autorité qui caractérise toute institution profondément attachée à la transparence et à la vérité, le Vatican a annoncé par la voie de sa radio officielle que le corps de Jean-Paul Ier avait été découvert à 6 h 30 du matin par son secrétaire, monseigneur Magee, et que Sa Sainteté avait eu un infarctus du myocarde la veille, aux alentours de 23 heures. Selon Radio Vatican, le pape tenait à la main un exemplaire de l’œuvre De imitatione Christi. Son corps a été embaumé. Jusqu’à présent, tout est clair, n’est-ce pas ?

– Comme de l’eau de roche. Je ne vois pas le moindre indice suspect. Tout me paraît absolument normal.

– C’est le cas en effet. Tout est normal jusqu’à ce que ça devienne anormal. Le premier hic a surgi lorsqu’on a découvert que l’exemplaire de Jean-Paul Ier de De imitatione Christi était en fait resté dans sa résidence à Venise, où il avait été cardinal avant de devenir pape. Il n’y avait aucun autre exemplaire de ce livre dans les appartements du pape. Alors, comment le Vatican a-t-il pu affirmer que Jean-Paul Ier était mort avec ce livre dans les mains ? Le Saint-Siège a fini par reconnaître au bout de quatre jours qu’en réalité De imitatione Christi ne se trouvait pas sur le lieu du décès mais que le pape avait été trouvé avec, je cite, « certains papiers », c’est-à-dire des textes personnels, notamment des homélies, des discours, des réflexions et diverses notes.

– Le Vatican a modifié sa version des faits ?

– Il l’a modifiée, en effet.

– Et quelle explication a été donnée ?

– L’auteur de l’information, le père Francesco Farusi, a soutenu que celle-ci était destinée à éviter que les fidèles ne pensent qu’avant de dormir, le pape s’était mis à lire une revue pornographique ou un livre de cow-boys.

– Vous plaisantez…

– Je vous jure que c’est l’explication qui a été donnée.

– Mais cela n’a ni queue ni tête ! explosa l’auditrice. C’est prendre les gens pour des idiots !

– Cette histoire est cousue de fil blanc, de toute évidence. Naturellement, ce premier mensonge a provoqué la méfiance de la presse, qui a voulu savoir de quelles homélies, quels discours, quelles notes il s’agissait… Après avoir tourné l’affaire dans tous les sens et s’être maintes fois embrouillé, le Vatican a fini par admettre qu’en réalité les choses ne s’étaient pas vraiment passées comme dit. Une troisième version a alors été fournie. En fin de compte, on avait trouvé auprès du cadavre ce qui a été présenté comme « certaines nominations à la curie romaine et à l’épiscopat italien ».

À ces mots, Catherine sursauta.

– Ah ! S’agissait-il des remplaçants de Villot et des responsables de l’IOR ?

– Ça ne pouvait être que ça, non ? La question est de savoir pour quelle raison le Saint-Siège s’est senti obligé de mentir à deux reprises. Pourquoi fallait-il cacher le fait que Jean-Paul Ier avait dans les mains des documents concernant des changements au Vatican ? Peut-être parce que c’était la véritable cause de la mort du pape.

– Mais cela reste de la spéculation…

– Je l’admets. Cependant, d’autres incohérences sont apparues. Une organisation catholique, Civiltà Cristiana, a été informée par une source anonyme du Vatican que toute l’histoire autour de la mort du pape était une imposture et que le Saint-Siège mentait. Civiltà Cristiana a contacté l’agence de presse ANSA pour exiger publiquement une autopsie. On a alors découvert que les embaumeurs avaient été réveillés à 5 heures du matin pour s’occuper du cadavre du pape. Étrange, non ?

Catherine fit une grimace dubitative.

– Étrange ? Pourquoi ?

– Eh bien, n’est-ce pas Radio Vatican qui a annoncé que monseigneur Magee avait découvert le corps du pape à 6 h 30 du matin ? Comment se fait-il alors que les embaumeurs aient été réveillés à 5 heures du matin ?

– Ça peut être une simple erreur, suggéra Catherine. Réveillés aux aurores, les embaumeurs ont pu s’embrouiller dans les horaires.

– Ils ne se sont pas embrouillés. Selon le registre des entrées et des sorties de la Cité du Vatican, la voiture qui est allée les chercher a passé le portail à 5 h 23, soit plus d’une heure avant la découverte officielle du cadavre, et elle est revenue à 5 h 40. En d’autres termes, les embaumeurs sont arrivés au Vatican avant que le cadavre n’ait été découvert.

– Étrange.

– Par ailleurs, l’action des embaumeurs elle-même soulève des questions. En effet, la loi italienne interdit de procéder à l’embaumement moins de vingt-quatre heures après le décès sans l’autorisation d’un magistrat. Dans ces conditions, pourquoi autant d’empressement à embaumer le pape ?

– Quelle a été l’explication du Vatican ?

– Le cardinal Villot a allégué que la loi canonique interdit expressément de procéder à une autopsie sur le corps du pape, et qu’il n’y avait donc aucun motif de retarder l’embaumement.

– Voilà ! Vous avez votre explication.

– Le problème, c’est qu’en réalité la loi canonique n’interdit ni ne requiert que l’on effectue une autopsie. Elle ne dit tout simplement rien sur la question. Du reste, le corps de Pie VIII avait été autopsié en 1830, ce qui prouve que cette explication ne tient pas debout.

– Ah ! Et on l’a dit au Vatican ?

– Bien sûr. Une autre justification a alors été avancée. Selon la nouvelle version, Jean-Paul Ier a été embaumé par tradition, tout comme, par exemple, Jean XXIII. Le problème, c’est que cette explication ne colle pas non plus, car on a constaté que, traditionnellement, on n’embaume pas le corps des papes.

– La Française soupira, agacée par les contradictions du Vatican.

– Très bien, le cardinal Villot a donc menti, reconnut-elle. C’est lamentable. Mais à quoi rime tout cela ? Même s’il y avait eu homicide, qu’avaient à gagner les assassins avec cet embaumement ? Qu’est-ce que ça prouve ?

– L’embaumement a été réalisé par une injection immédiate d’un fluide sans retirer le sang du corps, sur ordre exprès du Vatican, indiqua Tomás. Tout médecin légiste sait que cette technique empêche de pratiquer une autopsie complète et de déterminer de façon rigoureuse la cause de la mort, dans la mesure où les substances chimiques utilisées pour l’embaumement atténuent, voire annulent toute trace de poison. En d’autres termes, l’autopsie demandée par Civiltà Cristiana n’était plus possible. Plus étrange encore, le Vatican a exigé qu’aucune prise de sang ne soit effectuée, empêchant ainsi que les échantillons puissent être éventuellement analysés ensuite par des médecins légistes.

– Ce n’était peut-être pas possible pour un embaumement.

– Mais bien sûr que si. Les embaumeurs auraient très bien pu prélever quelques gouttes de sang avant de commencer leur travail. Du reste, s’ils avaient vidé le corps de son sang, l’embaumement aurait été encore plus rapide. Ils ne l’ont pas fait uniquement parce que le Vatican l’a expressément interdit. On a ainsi commencé à soupçonner le cardinal Villot d’avoir ordonné l’embaumement parce qu’il ne voulait pas que l’on découvre la véritable cause de la mort du pape.

– Vous exagérez !

– De même, l’affirmation selon laquelle Jean-Paul Ier avait été victime d’un infarctus du myocarde a été remise en cause. Les dernières personnes à l’avoir vu, les deux assistants et la bonne, ont affirmé que le pape est allé se coucher de bonne humeur. Son médecin personnel, le docteur Antonio da Ros, a révélé qu’il l’avait examiné quelques jours plus tôt et qu’il l’avait trouvé en très bonne santé. Il s’est en outre étonné qu’il eût été victime d’un problème cardio-vasculaire car il souffrait de manière chronique d’hypotension. Il faisait régulièrement de l’exercice, ne fumait pas, buvait avec modération et avait une alimentation saine. Les cardiologues du monde entier ont d’ailleurs été très étonnés que l’on ait diagnostiqué un infarctus du myocarde sans autopsie. Selon eux, dans ces conditions, un diagnostic était « invraisemblable ». De même, l’ordre des médecins italiens a estimé qu’il était irresponsable de prononcer un tel diagnostic sans autopsie, qui plus est au sujet d’un patient qui n’avait aucun antécédent cardiaque.

– J’ai compris. On a établi que le Saint-Siège, ses médecins et les embaumeurs avaient agi de façon, disons, précipitée. Et alors ?

– Ils ne se sont pas contentés d’agir précipitamment, Catherine. Ils ont menti délibérément, et à plusieurs reprises.

– Délibérément et à plusieurs reprises ? N’exagérons pas…

– Croyez-moi. On a affirmé dans la presse que même le récit de la découverte du corps du pape n’était rien d’autre qu’une affabulation invraisemblable.

– Que voulez-vous dire par là ?

– Vous vous souvenez que Radio Vatican avait annoncé que monseigneur Magee avait trouvé le corps sans vie ? Eh bien, finalement, ça aussi c’était un mensonge. On sait à présent que c’est quelqu’un d’autre qui l’a découvert.

– Comment ? !

– Les mensonges se succèdent.

– Et… et qui l’a découvert alors ?

La Française était suspendue à ses lèvres et Tomás fit une pause avant de répondre, non par besoin, mais pour savourer sa réaction.

– Une femme.