LXXVII

Tomás était arrivé à un point crucial des révélations concernant la mort de Jean-Paul Ier.

– Le cardinal Villot a reconnu qu’il avait délibérément maquillé la vérité sur la mort du pape, insista Tomás. Ce qui s’était passé, a-t-il allégué, c’est que Jean-Paul Ier a pris par inadvertance une surdose d’Effortil, un médicament pour la pression artérielle, qui lui avait été fatale. Villot souligna qu’il fallait éviter une autopsie.

– Pourquoi ?

– Parce que l’autopsie révèlerait le mensonge et la véritable cause de la mort : ce résultat de l’examen médico-légal pouvait faire croire que le pape s’était suicidé ou qu’il avait été assassiné.

La Française semblait toujours incrédule.

– Villot a vraiment admis que le pape n’était pas mort d’un infarctus ?

– En privé, oui. Un cardinal, resté anonyme, a révélé à un enquêteur que Villot lui avait dit que si on effectuait une autopsie, on découvrirait que le pape était mort parce qu’il avait pris une dose excessive de médicament.

– Mais c’est très grave !

– Plus grave encore si l’on associe cette question au problème de l’heure du décès. Comme nous l’avons vu, le Vatican a annoncé que Jean-Paul Ier était mort aux alentours de 23 heures.

– Le problème, c’est que les deux embaumeurs ont été interrogés par un enquêteur et ont déclaré que, en l’absence de rigor mortis et vu la température du corps, la mort n’avait pu se produire qu’aux alentours de 4 heures ou 5 heures du matin. Interrogés à trois reprises, les embaumeurs ont été catégoriques sur ce point.

– Oui, et alors ?

– Eh bien, c’est évident. Si le pape est mort d’une overdose de médicament, comme le cardinal Villot l’a admis en privé, cela signifie qu’il se serait soudainement réveillé vers 4 heures ou 5 heures du matin pour avaler d’énormes doses d’Effortil. Ça n’est pas crédible. Tous ceux qui doivent prendre régulièrement des médicaments savent parfaitement quoi prendre et à quelle heure. Si l’Effortil doit être pris au coucher, on le prend au coucher. Personne ne se réveille au milieu de la nuit pour avaler des quantités industrielles de médicament, ça tombe sous le sens.

 

Catherine secoua encore la tête, abasourdie par le comportement de l’ancien secrétaire d’État et les incohérences de la version présentée par le Vatican. Les arguments de l’historien avaient achevé de la convaincre.

– Vous avez raison, Tomás, finit-elle par admettre. Tout cela sent vraiment la magouille.

– Notez qu’on n’a aucune preuve de quoi que ce soit et pas beaucoup plus de certitudes, hormis ces trois faits : le premier, c’est que le cardinal Villot a menti et donné l’ordre de mentir ; le deuxième, c’est qu’il a autorisé l’embaumement de Jean-Paul Ier, rendant ainsi impossible l’autopsie ; et le troisième, c’est que les grands bénéficiaires de la mort du pape ont été Villot lui-même et Marcinkus, puisqu’ils ont sauvé leur poste, ainsi que Calvi, qui a pu continuer ses affaires, et Sindona, qui a réussi à ce que le Vatican reste muet sur ses combines, alors qu’il était en mauvaise posture.

– Mais que s’est-il passé ensuite ? Comment le scandale de la banque Ambrosiano a-t-il éclaté ?

– Comme vous le savez, le conclave a élu un nouveau pape, le Polonais Karol Wojtyla, qui a pris le nom de Jean-Paul II. Entre-temps, la Banque d’Italie avait achevé l’enquête sur la banque Ambrosiano et conclu que celle-ci était impliquée dans de nombreuses fraudes. Le juge Alessandrini qui devait engager l’action pénale a été assassiné juste après sa désignation, ce qui a retardé la procédure, et les enquêtes ont avancé à un rythme de tortue. Cependant, un autre incident très révélateur s’est produit à ce moment-là. Le gouverneur de la Banque d’Italie et son bras droit ont affirmé que ce qui avait été découvert jusque-là était suffisant pour mettre Calvi derrière les barreaux et ils ont exigé que la procédure soit menée avec diligence. Il fallait agir, et vite. Un juge a alors lancé un mandat d’arrêt, mais pas contre Calvi, non. Vous savez contre qui ? Je vous le donne en mille : contre le gouverneur de la Banque d’Italie lui-même et contre son bras droit.

– Quoi ?

– On dirait une plaisanterie, n’est-ce pas ? C’est pourtant ce qui s’est vraiment passé. Ils ont tous les deux été condamnés à des peines de prison pour ne pas avoir divulgué des informations qu’ils auraient détenues au sujet d’un crime. Quelques mois plus tard, on a conclu que l’accusation était fausse. Cela prouve à quel point Calvi savait se mouvoir dans les méandres du pouvoir. Le gouverneur de la Banque d’Italie a retrouvé son poste et, bien qu’il eût personnellement souffert de ce pouvoir corrompu, il a eu le courage de résister aux pressions de l’un des hommes de confiance du Premier ministre qui voulait que la Banque d’Italie comble les déficits laissés par l’autre partenaire de la banque du Vatican, Sindona. Ce dernier était aux abois à cause des découvertes que l’avocat Ambrosoli venait de faire à la Banca Privata Italiana, où il avait été nommé liquidateur par la Banque d’Italie. Ambrosoli avait découvert comment Sindona avait pillé sept banques en Italie, en Suisse, en Allemagne et aux États-Unis, faisant disparaître deux cent soixante-dix millions de dollars. Et il avait aussi décelé les délits commis en collaboration avec la banque du Vatican, notamment l’affaire de la Banca Cattolica del Veneto. Sindona devait le freiner. Comment a-t-il fait selon vous ?

– Il l’a poursuivi en justice ?

– Il a engagé un tueur de la famille Gambino, répondit sèchement Tomás. Ambrosoli a été tué par balle. Deux jours plus tard, un policier qui faisait une enquête sur la loge maçonnique P2 et le blanchiment d’argent a lui aussi été abattu. Et la semaine suivante, ce fut le tour de l’un des responsables de la police de Palerme qui enquêtait sur les liens de Calvi et Sindona avec la mafia et qui avait découvert que Sindona avait utilisé la banque du Vatican pour blanchir de l’argent provenant du trafic d’héroïne.

 

Catherine ferma les yeux ; elle se sentait souillée par toutes ces révélations.

– C’est lamentable, absolument lamentable…

– Entre-temps, l’affaire de la banque Ambrosiano allait se dénouer. Calvi avait mis au point avec Marcinkus un plan compliqué dans lequel ils utilisaient la banque du Vatican pour virer de l’argent de l’Ambrosiano vers huit sociétés-écrans dans des paradis fiscaux. Plus d’un milliard de dollars ont ainsi été transférés, ce qui a rapporté des commissions substantielles à la banque du Vatican. Avec le troisième choc pétrolier, en 1979, les taux d’intérêt se sont envolés et les charges de l’Ambrosiano sont devenues gigantesques. La Guardia di Finanza a commencé à enquêter sur les huit sociétés-écrans et, bien qu’elle s’efforçât de fermer les yeux, elle a tout de même découvert bon nombre d’irrégularités. Le juge qui avait remplacé Alessandrini traînait aussi les pieds parce qu’il tenait à sa vie ; il s’est néanmoins vu contraint de saisir le passeport de Calvi et de l’informer des charges portées contre lui.

– Qu’a fait le Saint-Siège lorsque c’est arrivé ? Tomás garda les yeux fixés sur la Française.

– Rien.