LXXIX

Pour Tomás, c’était bien là le plus grand mystère du scandale de la banque Ambrosiano. Comment, après avoir participé pendant tant d’années à toutes sortes d’opérations illégales avec Michele Sindona et Roberto Calvi, deux banquiers liés à la mafia et condamnés par la justice, et alors même que les autorités italiennes avaient délivré un mandat d’arrêt contre lui, monseigneur Marcinkus avait-il été non seulement protégé contre la justice, mais aussi maintenu à la tête de l’IOR et, qui plus est, promu au rang d’archevêque par le pape ?

 

– Le comportement de Jean-Paul II à l’égard du scandale de la banque Ambrosiano a été très suspect, insista l’historien. Moins de deux mois après le début de son pontificat, Karol Wojtyla a convoqué monseigneur Marcinkus à une réunion dans ses appartements. À cette époque, les incidents mettant en cause Marcinkus se multipliaient. Le FBI l’avait déjà interrogé pour l’émission des faux billets de trésorerie, la Banque d’Italie avait découvert des irrégularités à la banque Ambrosiano, un audit interne demandé par Jean-Paul Ier avait révélé des anomalies dans la gestion de la banque du Vatican et ce même pape avait donné l’ordre au cardinal Villot d’éloigner immédiatement Marcinkus de l’institution.

– Vous avez la certitude que le pape était au courant de tout cela ?

– Absolument. Six mois avant la réunion de Jean-Paul II avec monseigneur Marcinkus, deux cardinaux lui ont remis les conclusions de l’audit de la banque du Vatican. Le jour de la réunion, voulant s’assurer que le pape avait bien pris connaissance du dossier, l’un des cardinaux lui a demandé sans détours s’il avait lu le rapport d’audit. Jean-Paul II a répondu que oui.

– Très bien.

– La réunion a eu lieu en polonais. Les parents de monseigneur Marcinkus étaient lituaniens et il connaissait cette langue. Le pape a évoqué la polémique financière que suscitait, à l’époque, la gestion par un groupe de moines d’un sanctuaire, aux alentours de Philadelphie, dédié à Notre-Dame de Czestochowa, la fameuse Vierge noire vénérée par les catholiques polonais. Jean-Paul II voulait savoir si Marcinkus était capable de trouver de l’argent pour régler le problème. Sentant qu’on lui donnait une chance de s’en sortir, le président de la banque du Vatican répondit au pape qu’il allait s’en occuper. Changeant alors de sujet, Jean-Paul II a annoncé qu’il envisageait de faire un voyage au Mexique et lui a demandé s’il était disposé à organiser cette visite et à l’accompagner. Marcinkus accepta et la réunion s’acheva, les deux parties étant très satisfaites.

Catherine afficha un air étonné.

– Mais alors, et les questions liées aux anomalies constatées à l’IOR ? Que lui a demandé le pape à ce sujet ?

– Rien.

– Ce n’est pas possible. Le Saint-Père n’avait pas lu le rapport d’audit portant sur l’IOR ?

– Il l’avait lu, mais apparemment il n’a pas évoqué ce sujet lors de l’entretien avec monseigneur Marcinkus. Il s’est comporté comme si tout était normal.

– Il l’a peut-être abordé et on ignore ce qu’ils se sont dit, rétorqua-t-elle. Personne d’autre n’était présent à la réunion, ils ont très bien pu décider de ne rien révéler de cette partie de leur entretien, vous ne pensez pas ?

– Peut-être, reconnut Tomás. Cependant, Jean-Paul II savait que Marcinkus, étant américain de Chicago, une région de forte immigration polonaise, avait réuni les dons des Américains polonais de Chicago pour le diocèse de Cracovie à l’époque où Karol Wojtyla y exerçait ses fonctions. En d’autres termes, le pape savait que le président de la banque du Vatican était très doué pour collecter des fonds. Par conséquent, il est clair selon moi que, pour Jean-Paul II, les résultats de Marcinkus étaient plus importants que les méthodes douteuses qu’il employait pour y parvenir. Jean-Paul II ne voulait pas savoir si l’argent venait des activités de la mafia, telles que le trafic de drogue et la prostitution, s’il était volé aux déposants de la Banca Privata ou de la banque Ambrosiano, ou encore s’il provenait d’une quelconque autre source illicite, immorale ou illégale. Ce qu’il voulait, c’était l’argent. Point final. Et ça ne peut être que parce qu’il n’était pas innocent dans toute cette histoire.

La chef de la COSEA semblait résignée.

– C’est possible.

Sa réponse surprit Tomás. Il s’attendait à ce que Catherine, salariée du Saint-Siège et catholique pratiquante, soit indignée par une telle conclusion, proteste, mette en avant la pureté des intentions du souverain pontife et affirme que Jean-Paul II avait été trompé. Cependant, elle semblait être d’accord sur ce point si crucial et si délicat.

– Ai-je bien entendu ? lui demanda l’historien. Vous ne contestez pas ce que je dis ?

– Pourquoi le contesterais-je ? Votre analyse est parfaitement plausible et conforme aux faits connus.

– Alors, si nous sommes d’accord là-dessus, il va falloir répondre à la question suivante : pourquoi le pape avait-il besoin d’argent ? pour alimenter son compte bancaire ? pour le donner aux pauvres ? Pourquoi ?

À ces questions, la Française le dévisagea.

– Ne me dites pas que vous ne savez pas…

– Non, je ne sais pas, confirma Tomás. Pour quelle raison Jean-Paul II a-t-il ignoré les crimes commis par le président de la banque du Vatican et ses comparses ? Et pourquoi s’est-il uniquement focalisé sur l’argent ? Comment un pape peut-il accorder autant de valeur à l’argent alors que Jésus a dit qu’« il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » ? Le sauriez-vous par hasard ?

– Sur ce sujet, je suis particulièrement bien informée, répondit-elle. J’ai eu accès à un certain nombre d’informations en faisant l’audit des comptes du Vatican…

– Alors expliquez-moi !

 

Catherine détourna momentanément les yeux vers le téléviseur, désireuse d’avoir des nouvelles de l’enlèvement du souverain pontife et de la situation internationale, mais l’appareil était toujours éteint. Sans doute était-ce mieux ainsi, car elle pouvait se concentrer sur leur conversation. La meilleure manière de répondre à cette difficile question, conclut-elle, était d’en poser une autre.

– Dites-moi une chose, Tomás, demanda-t-elle. Vous pensez que les cardinaux qui ont élu Karol Wojtyla étaient pleinement conscients des conséquences de leur choix en nommant un cardinal originaire d’Europe de l’Est dans un contexte d’affrontement entre démocraties occidentales et totalitarisme communiste ?

– Vous voulez parler de la guerre froide ? (L’historien secoua la tête.) Je ne crois pas que ce soit ce qui a le plus préoccupé les cardinaux. Du reste, on sait aujourd’hui que le nom de Wojtyla est apparu tardivement au cours du scrutin, et uniquement parce qu’il était le candidat du compromis.

– Cette question n’a peut-être pas été déterminante dans le choix de Jean-Paul II, mais croyez-moi, elle l’a été durant tout son pontificat. Lorsqu’ils ont opté pour Wojtyla, les cardinaux ont élu sans le savoir le plus anticommuniste de tous les papes. Karol Wojtyla venait de Pologne, un pays sous la botte communiste, strictement contrôlé par Moscou qui avait déjà envahi deux autres pays de l’Est, la Hongrie et la Tchécoslovaquie. Le pape polonais savait ce que c’était de vivre sous un régime totalitaire et dictatorial, et il détestait les communistes et ce qu’ils faisaient à son pays.

– Le rôle de Jean-Paul II dans la lutte contre le communisme est largement connu, fit observer Tomás. Au début, Wojtyla ne croyait pas que le communisme pouvait être vaincu et il pensait même que la meilleure solution serait que l’Église trouve un arrangement avec les communistes. Tout cela a changé avec l’attentat de la place Saint-Pierre, le 13 mai 1981. La date de l’attentat a coïncidé avec l’anniversaire des apparitions de Fátima, ce qui a amené Jean-Paul II à considérer avec une attention particulière les prophéties de la Vierge aux bergers portugais. Cette prédiction au sujet de la conversion de la Russie était-elle vraie ? Les prophéties de Fátima l’ont amené à penser que le communisme pouvait réellement être vaincu. C’est pour ça que Jean-Paul II a consacré la Russie au Cœur immaculé de Marie, comme la Vierge l’avait demandé en 1917. Pour l’Église, cela a été fondamental dans l’effondrement de l’empire soviétique.

– Et vous, Tomás ? Vous y croyez aussi ?

– Je suis un homme de science, je ne crois pas en ces choses-là, rétorqua-t-il, presque offensé qu’elle ait pu le croire capable d’accorder de l’importance à des prophéties. Ce que je viens de vous expliquer est simplement la lecture mystique de l’Église. En réalité, le contexte international était en train de changer à cette époque. Souvenez-vous, peu avant le début du pontificat de Jean-Paul II, Margaret Thatcher est arrivée au pouvoir au Royaume-Uni, puis Ronald Reagan aux États-Unis. C’est cette triple alliance, conjuguée à l’échec du communisme en tant que système, qui a été à l’origine de l’implosion de l’Union soviétique. Le reste, ce sont des histoires.

– Très bien, acquiesça la Française. Mais à cette époque, certains événements se sont également produits en Pologne, n’est-ce pas ?

– Ah, oui ! Solidarnosc. (Il chercha dans ses souvenirs.) Il me semble que c’est quelques mois après le début du pontificat de Karol Wojtyla que les travailleurs des chantiers navals de Gdan´sk, dirigés par Lech Walesa, ont défié les autorités communistes et créé Solidarnosc, premier syndicat non contrôlé par les communistes. (Il fronça les sourcils, intrigué.) Pourquoi parlez-vous de cela ? Insinueriez-vous que le pape est à l’origine de la création de Solidarnosc ?

– Bien sûr que non, précisa-t-elle. Mais, de toute évidence, Jean-Paul II n’est pas resté indifférent à cet événement.

– Cela va de soi. Ça se passait en Pologne, son pays d’origine. Comment pouvait-il l’ignorer ? De plus, c’était un événement extrêmement embarrassant pour les communistes. Polonais et anticommuniste, Karol Wojtyla a suivi les événements de près. D’ailleurs, grâce à l’Église polonaise, il avait accès à des informations de première main venant du terrain. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec notre sujet ?

– Vous savez certainement qu’à Moscou, la crise polonaise était également suivie de très près ; c’était un sujet de préoccupation, ajouta-t-elle, ignorant délibérément la question de son interlocuteur. Au Kremlin, d’aucuns, redoutant un effet domino en Europe de l’Est, étaient favorables à l’invasion de la Pologne, comme les Soviétiques l’avaient déjà fait lors des troubles en Hongrie et en Tchécoslovaquie pour éviter l’effondrement des dictatures communistes. Le pape n’ignorait rien de tout cela.

Il s’agissait là de questions historiques que Tomás connaissait sur le bout des doigts.

– En effet, acquiesça-t-il. Il semblerait même que Jean-Paul II ait écrit une lettre au leader soviétique, Léonid Brejnev, pour l’avertir qu’il dirigerait en personne la résistance polonaise au cas où l’Union soviétique envahirait la Pologne. Le Vatican prit soin de faire connaître la teneur de cette lettre aux militants de Solidarnosc. L’information s’est répandue comme une traînée de poudre et les a encouragés à poursuivre la révolte. Si les tanks russes entraient dans le pays, le pape en personne viendrait les affronter ! Le vicaire du Christ serait leur général ! Qui pouvait demeurer indifférent à un tel engagement ?

– Catherine continuait de dévisager Tomás de ses yeux bleus.

– Vous savez qui est allé secrètement à Moscou remettre cette lettre à Brejnev ?

L’historien haussa les épaules.

– Quelle importance ?

– Très grande.

– Alors, qui était-ce ?

La Française esquissa un léger sourire. Après avoir entendu de la bouche du Portugais tant de choses qui l’avaient surprise, le moment était enfin venu de lui rendre la pareille. Elle se réjouissait déjà de voir la réaction de Tomás à ce qu’elle allait lui révéler.

– L’archevêque Marcinkus.