Cette nouvelle révélation aurait dû choquer Tomás, mais ce ne fut pas le cas. L’historien savait parfaitement qu’un fort lien de complicité unissait Jean-Paul II au président de l’IOR, un lien qui autorisait tout, même le recours à monseigneur Marcinkus comme envoyé spécial du pape en mission secrète de la plus haute importance.
– Je l’ignorais, mais cela ne me surprend pas, affirma-t-il. Marcinkus et Wojtyla étaient devenus très proches. Je sais qu’ils ont passé énormément de temps ensemble pour préparer ce premier voyage au Mexique, et le président de la banque du Vatican a alors eu toute latitude pour convaincre le pape qu’il n’avait rien à voir avec la mort de Jean-Paul Ier. Selon Marcinkus, le KGB était à l’origine de cette rumeur. Pour Wojtyla, un tel argument avait tout son sens : le pape connaissait bien les méthodes de la police secrète polonaise et il devait penser que celles de la police soviétique étaient probablement bien pires. Il a assuré Marcinkus qu’en aucun cas il ne permettrait au KGB de nuire à sa réputation.
Catherine fut presque déçue par la réaction de l’historien. Elle avait espéré le troubler par l’information qu’elle lui avait donnée, mais manifestement il n’en était rien.
– Eh bien… d’une certaine manière, vous avez la réponse à votre question sur les raisons qui ont conduit Jean-Paul II à soutenir Marcinkus chaque fois qu’il a été mêlé à des scandales.
– Non, pas tout à fait, rétorqua Tomás. Le pape pouvait être crédule quant aux théories conspirationnistes impliquant le KGB, cela ne fait aucun doute, mais il n’était pas idiot. Au bout d’un certain temps, il est apparu clairement que des choses très graves se passaient à la banque du Vatican et seul un imbécile pouvait penser que le KGB était derrière Sindona, Calvi, la loge maçonnique P2 et la mafia. Or, Jean-Paul II était tout sauf un imbécile. Il a néanmoins soutenu Marcinkus envers et contre tout, allant jusqu’à souiller la réputation de l’Église catholique. Pourquoi ? Qu’avait bien pu faire Marcinkus pour s’assurer la loyauté éternelle et inconditionnelle du souverain pontife ?
La chef de la COSEA soupira. Elle avait espéré que Tomás se contenterait de l’explication simpliste selon laquelle Jean-Paul II avait cru que le KGB était derrière tout cela, ce qui lui aurait évité d’aborder d’autres sujets désagréables, mais de toute évidence l’historien avait l’intention d’aller au fond des choses.
Elle inclina la tête et lui jeta un regard pénétrant.
– Après tout ce que je vous ai raconté, vous n’avez pas encore compris ?
Tomás hésita, repassant la conversation dans sa tête. Enfin, il vit ce qui aurait dû être tout de suite évident.
– La Pologne ?
Elle acquiesça.
– Tout a à voir avec la Pologne.
Tomás réfléchit à la question. En effet, la Pologne et la confrontation avec l’empire communiste apparaissaient comme l’élément central du pontificat de Jean-Paul II. Le pape n’avait-il pas été convaincu par la prophétie de Fátima concernant la conversion de la sainte Russie ? Et quel pouvait bien être le cheval de Troie au sein de l’empire communiste, la clé de la reconversion de la Russie au christianisme ? Sa Pologne natale, bien évidemment. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ?
Il se pencha en avant et dévisagea intensément son interlocutrice.
– Et le lien entre Marcinkus et la Pologne ?
Catherine leva la main droite et frotta son pouce contre son index, en un geste universellement connu.
– L’argent.
– Comment cela ?
– Revenons au contexte de l’époque, commença-t-elle. Comme vous l’avez observé, Jean-Paul II n’était pas seul dans sa croisade anticommuniste. Margaret Thatcher en Angleterre et Donald Reagan en Amérique l’ont tous deux encouragé à affronter Moscou. Il se trouve que bon nombre des hommes proches du nouveau président américain étaient catholiques, y compris le chef de la CIA. William Casey s’est mis à rendre visite à Jean-Paul II tous les six mois pour lui communiquer des informations confidentielles recueillies par les services secrets américains, des photographies satellites montrant les mouvements des troupes soviétiques et les positions des missiles, ainsi que des informations sur les activités des communistes pour miner Solidarnosc. En échange, le pape communiquait aux Américains des renseignements que les prêtres polonais recueillaient sur le terrain et relayaient au Vatican. Ces renseignements étaient tellement intéressants que le président Reagan lui-même voulait en prendre connaissance.
– Reagan, Thatcher et Wojtyla ont formé une alliance. Ce fait est connu et il a été déterminant.
– En effet. Cependant, entre les visites de Casey tous les six mois, il fallait quelqu’un pour maintenir le contact entre le Vatican et Washington, quelqu’un qui jouisse de la confiance des deux parties, quelqu’un qui… enfin, un prélat américain.
Tomás écarquilla les yeux, tant la suggestion était évidente.
– Marcinkus ?
– Le président de l’IOR fut associé de près à cette affaire, confirma Catherine. J’ai découvert ça, ici, au Vatican, presque par hasard. Monseigneur Marcinkus avait le profil idéal. Washington avait confiance en lui parce qu’il était américain, et Jean-Paul II – aussi parce que c’était un prélat, d’origine lituanienne de surcroît. Il a ainsi commencé à voyager régulièrement entre le Vatican et les États-Unis pour porter des messages, comme un pigeon voyageur en somme.
– Je l’ignorais.
– Restait cependant un problème pratique à régler. L’échange d’informations, à lui seul, ne suffisait pas. Il ne pouvait être utile que s’il permettait d’agir efficacement sur le terrain. Sur le plan pratique, cela consistait à aider la CIA à acheminer en Pologne des équipements tels que du matériel de communication et des machines typographiques, des équipements simples mais nécessaires pour permettre à Solidarnosc de fonctionner. Qui mieux que les religieux pouvaient exécuter cette mission ?
– Le Vatican a donc commencé à aider Solidarnosc…
– Absolument. Le problème, c’est que Lech Walesa et ses amis n’étaient pas en mesure d’affronter l’empire communiste et tout son appareil totalitaire et répressif uniquement avec du matériel de communication, des machines typographiques et ce genre de choses. Solidarnosc avait besoin de plus que ça. Beaucoup plus. Il y avait des syndicalistes emprisonnés dont les familles étaient démunies, des grévistes au chômage qui avaient besoin d’aide, des militants qui étaient passés dans la clandestinité et devaient changer d’appartement et de voiture pour échapper à la police politique communiste. Bref, les dangers ne manquaient pas, il fallait soutenir du monde et payer beaucoup de choses.
– En somme, il fallait de l’argent.
– Beaucoup d’argent, Tomás. Le pape savait que Solidarnosc en avait besoin, mais où allait-il en trouver ?
– Chez les Américains, bien entendu.
– Les Américains ont donné de l’argent, c’est vrai. Mais pas tant que ça, contrairement à ce qu’on pense. Conformément aux règles non écrites de la guerre froide, les parties ne devaient pas trop aider les opposants de l’adversaire sur le sol européen. Il fallait rechercher l’argent ailleurs. Mais où Jean-Paul II pouvait-il le trouver ? Où… et auprès de qui ?
– Pour l’historien, la tournure des événements était évidente et le raisonnement du pape très clair.
– Auprès de Marcinkus et de la banque du Vatican, bien sûr.
– Vous voyez que vous êtes malin, sourit-elle. Comme vous l’avez compris, Jean-Paul II ne voulait pas savoir si l’argent venait des activités liées à la prostitution et au trafic de drogue des familles Gambino ou Genovese, des épargnants des banques de Sindona ou de Calvi, de la fraude fiscale à grande échelle, ou d’ailleurs. Ce qu’il voulait, c’était de l’argent. Et Marcinkus lui en procurait.
– La fin justifie les moyens.
– Les enjeux étaient si grands et les objectifs si importants que rien n’intéressait plus Jean-Paul II que la perspective de sauver sa Pologne et de renverser le régime communiste. Il a donc ordonné à Marcinkus de mettre au point des moyens secrets pour envoyer de l’argent à Solidarnosc, ce qui devint particulièrement important quand les autorités communistes décrétèrent la loi martiale, déclarèrent illégal le syndicat indépendant et arrêtèrent six mille de ses membres. C’est ainsi que, pendant huit ans, le président de l’IOR a envoyé d’importantes sommes d’argent en Pologne, et c’est dans ce contexte que le pape a été impliqué dans l’affaire de la banque Ambrosiano.
– Quelles sommes ont-ils fait parvenir en Pologne ?
– C’est difficile de le savoir précisément, mais certainement plus de cent millions de dollars. Et pas seulement en liquide. Pendant mon audit, j’ai découvert que trois millions cinq cent mille dollars de l’IOR avaient servi à acheter au Crédit suisse de petits lingots d’or pur à 99,99 %. J’ai posé quelques questions et j’ai découvert que les lingots avaient été cachés dans une trappe et dans les portes d’une Lada Niva qu’un curé de Gdan´sk a conduite d’Italie en Pologne. Et ce n’est là qu’un exemple. Tout ce qu’il était possible de faire a été fait, même en violant la loi.
Tomás se cala dans son siège. Finalement, toutes les pièces finissaient par s’emboîter.
– Cela explique que Marcinkus ait trempé dans ces affaires véreuses avec les banquiers de la mafia, conclut-elle. Il est probable qu’une grande partie de l’argent détourné de la banque Ambrosiano ait fini en Pologne. De même, il est très probable que Licio Gelli et la loge maçonnique P2, qui luttaient contre les communistes en Europe et en Amérique du Sud, aient été recrutés pour mener cette bataille décisive de la guerre froide.
La Française regarda vers la fenêtre. De l’extérieur montait une rumeur formée par les centaines de milliers de voix qui priaient pour la vie et la libération du pape.
– Tout ça, c’est l’Histoire, dit-elle, inquiète. Mais quel lien peut-il y avoir entre ces événements et l’enlèvement et l’exécution imminente de notre pape ? Et comment ces événements passés peuvent-ils nous aider à comprendre et à régler ce qui arrive actuellement ?
L’historien posa les yeux sur les nombreuses chemises du dossier Dardozzi éparpillées et empilées sur le bureau de la chef de la COSEA.
– Le lien doit se trouver quelque part dans ces documents.