La télévision diffusait en direct des images de la place Saint-Pierre. Après avoir regardé les chaînes américaines, françaises et britanniques, Tomás s’aperçut qu’elles affichaient toutes une horloge avec un compte à rebours jusqu’à minuit, délai fixé par l’État islamique pour satisfaire ses exigences. Le Portugais s’arrêta sur la BBC.
Il restait quarante minutes.
«… les églises chrétiennes de la planète commenceront, dans une dizaine de minutes, des cérémonies religieuses, des prières pour le souverain pontife et la paix dans le monde. De nombreuses mosquées se sont associées à cette initiative, ainsi que des synagogues et des temples d’autres religions, comme l’hindouisme et le bouddhisme. D’ailleurs, le dalaï-lama a annoncé que… »
En bas de l’écran, un bandeau affichait les informations de dernière minute. Elles semblaient inépuisables, toutes plus graves les unes que les autres. De nouveaux incidents s’étaient produits à la frontière entre la Turquie et la Grèce, entre musulmans et croato-bosniaques à Mostar, la principale ville du sud de la Bosnie-Herzégovine, ainsi qu’à Medjugorje, le sanctuaire où un attentat avait été perpétré quelques heures auparavant. Entre-temps, deux bombes avaient explosé dans la basilique Saint-Étienne à Budapest et un kamikaze s’était fait exploser parmi les touristes devant l’entrée de la maison d’Anne Frank à Amsterdam ; des affrontements violents avaient eu lieu entre groupes d’extrême droite et réfugiés musulmans à Salonique, en Grèce, à Guevgueliya, en Macédoine, et à Calais, en France. L’armée russe faisait route vers la frontière serbe, pour entrer dans le pays si les autorités de Belgrade le demandaient, au cas où la Turquie envahirait vraiment la Grèce. Face à la détérioration rapide de la situation, la Maison-Blanche avait lancé une nouvelle initiative de paix et le Conseil de sécurité de l’ONU avait invité toutes les parties à faire preuve de retenue, mais la réaction dans les Balkans avait été très froide, chaque partie rejetant la responsabilité sur l’autre.
Les informations se succédaient, toutes d’une extrême gravité, mais l’historien porta son attention sur les images diffusées en direct. La BBC montrait l’intérieur de la basilique Saint-Pierre, remplie de cardinaux, d’évêques et d’autres prélats. Le cardinal Barboni célébrerait la messe ; il n’allait pas tarder à apparaître.
«… lévisions vont transmettre cette cérémonie en direct. Aucune n’a accepté de relayer les images que les islamistes allaient diffuser sur Internet, montrant l’exécution du pape en direct. Cependant, le site sur lequel ces images pourront être vues est actuellement inaccessible en raison du très grand nombre d’internautes qui tentent de s’y connecter afin d’assister à la décapitation le moment venu. Le Vatican a lancé un nouvel appel afin de… »
D’un geste brusque, Tomás coupa le son. C’en était trop, il ne voulait pas en entendre davantage. Comment pouvait-on avoir envie d’assister à la décapitation du pape en direct, comme s’il s’agissait d’un divertissement ? N’y avait-il plus une once de décence ? Un reste d’humanité ? Et que dire des gouvernants qui exploitaient les émotions les plus primaires des foules pour conduire leur pays au bord de la guerre pour des raisons soi-disant religieuses, alors qu’en réalité ils s’adonnaient une fois de plus à cette vieille pratique consistant à utiliser la religion pour atteindre leurs propres objectifs politiques ?
Le Portugais revint s’asseoir au bureau et respira profondément. Comment allait-il passer la terrible demi-heure à venir ? Il eut envie d’appeler Maria Flor ; il avait été tellement occupé qu’il l’avait complètement négligée. Il prit son téléphone portable et s’aperçut qu’il était éteint. Il appuya sur le bouton et attendit qu’il se rallume.
À la vue des chemises éparpillées sur le bureau, une petite flamme se ralluma. De quel droit abandonnait-il ? Certes, il avait perdu tout espoir. Pour examiner la totalité du dossier Dardozzi, il lui aurait fallu au moins une semaine alors qu’il ne disposait que d’une demi-heure. Que pouvait-on lui demander de plus ?
Cela ne signifiait pas pour autant qu’il allait cesser de lutter. Lutter était dans son tempérament, un principe de vie, car un homme qui n’osait pas affronter les obstacles était un éternel vaincu. Il pouvait être battu, mais il ne serait jamais vaincu. Non. Il lutterait jusqu’à l’expiration du délai, et il continuerait encore après s’il le fallait. C’était lorsqu’il avait le plus envie d’abandonner que son esprit combatif se réveillait. Il allait lutter jusqu’au bout car il avait ça dans le sang, et il ne se reposerait qu’après.
Son téléphone était allumé : les messages non lus et les appels en absence s’affichèrent. Quelques secondes plus tôt, il les aurait consultés, mais l’énergie qui venait de revenir instinctivement le poussa à examiner l’un des dossiers qui étaient posés sur le bureau.
Il s’en empara et lut le titre dactylographié sur la couverture : « Cardinal Francis Spellman ».
C’était justement dans ce dossier-là qu’il avait trouvé la référence à Omissis, se rappela-t-il. Il l’ouvrit et feuilleta les documents, à la recherche de celui qui portait la signature raturée. Il s’agissait du formulaire d’ouverture de compte.
En moins de deux minutes, il retrouva la feuille en question. Elle comportait l’emblème de l’Institut pour les œuvres de religion et le numéro de compte 001-3-14774-C, ainsi que la date de l’ouverture, le 15 juillet 1987, à la demande de monseigneur Donato De Bonis. Sa signature figurait au bas de la page, et le nom d’Omissis était dactylographié à côté, avec la signature raturée en dessous.
Il examina la petite tache avec soin, s’efforçant de deviner le nom qui avait été effacé et espérant que quelque chose lui avait échappé. Il tourna la feuille vers la lumière, toujours à la recherche d’une ligne, d’un trait, d’un indice suggérant une quelconque identité. Il chercha, chercha encore et encore…
– Merde !
Impossible.
La signature était définitivement illisible. Frustré, il s’adossa à sa chaise et souffla longuement pour laisser sortir la pression accumulée en lui. Il avait beau essayer, toujours un obstacle, une barrière, quelque chose l’empêchait d’atteindre ce qu’il cherchait. Il fallait se rendre à l’évidence. Il ne découvrirait rien.
Il jeta un coup d’œil sur le téléviseur. Dans trente-cinq minutes il serait minuit. En attendant le début de la messe dans la basilique Saint-Pierre, la BBC montrait des images des principaux sanctuaires du monde où les cérémonies religieuses n’allaient pas tarder à commencer. Notre-Dame-de-Paris, l’abbaye de Westminster à Londres, la Sagrada Familia à Barcelone, Saint-Pierre-et-Sainte-Marie à Cologne, le monastère des Hiéronymites à Lisbonne, le Saint-Sépulcre à Jérusalem, la cathédrale Saint-Sébastien à Rio de Janeiro, la Cathédrale métropolitaine de Buenos Aires, Saint-Patrick à New York, Basile-le-Bienheureux à Moscou…
À l’écran, les images en direct, sobres et émouvantes, se succédaient. On voyait à présent d’autres lieux de culte d’autres religions. Des foules emplissaient la synagogue Hourva dans la vieille ville de Jérusalem, la mosquée Süleymaniye à Istanbul, le Temple d’or des sikhs d’Amritsar, le temple hindou Siddhivinayak à Bombay, les monastères bouddhistes de Namgyal à Dharamsala et du Jokhang à Lhassa.
Tous se préparaient à prier pour le pape.
Résigné, Tomás respira profondément et revint à sa réalité. Il saisit le document qu’il avait consulté et le replaça dans la chemise. Mais alors qu’il s’apprêtait à la refermer, son regard se posa sur le haut de la page et il remarqua quelque chose d’étrange. Il suspendit son geste.
– C’est pas vrai !
Il reprit la feuille et en examina très attentivement la partie supérieure. À côté de l’emblème de l’IOR, on distinguait une étrange succession de lettres gribouillées au crayon.
Il les avait déjà vues quelques heures plus tôt, mais il avait pensé que les gribouillis au crayon n’étaient qu’une codification quelconque faisant référence au compte et il ne leur avait attribué aucune importance particulière. Entre-temps, il avait pourtant examiné beaucoup d’autres documents et il s’était bien trompé : cette suite de lettres était tout autre chose.
C’était un message codé.
Comment diable ne l’avait-il pas compris la première fois ? Le document enregistrant l’ouverture à l’IOR de l’étrange compte de la Fondazione Cardinale Francis Spellman, une institution qui, comme Catherine l’avait découvert, n’existait même pas, comportait un message chiffré. Mais quel secret se dissimulait dans ces lignes codées, écrites au crayon par une main inconnue ?
La réponse lui sauta aux yeux telle une évidence et lui échappa des lèvres dans un murmure.
– Omissis…
Ces lettres ne pouvaient que cacher le véritable nom du second titulaire du compte, le mystérieux « Omissis » dont, sur la même feuille, le véritable nom avait été raturé. S’il parvenait à la comprendre, se dit-il, tout s’éclaircirait. Il saurait quel était l’homme, ou la femme, qui, conjointement avec monseigneur De Bonis, disposait de ce compte. Il identifierait enfin la personne que les ravisseurs du pape voulaient à tout prix tenir cachée.
Vingt-trois heures trente au Vatican.
Après avoir présenté tous les grands sanctuaires de la planète en effervescence, la BBC revint à la basilique Saint-Pierre de Rome, pour y demeurer pendant toute la durée de la cérémonie, jusqu’à l’heure fatidique. Le cardinal Barboni se dirigeait à ce moment-là vers le chœur. Ses gestes étaient lents et son pas lourd, il s’agenouilla devant la croix pour se signer, imité par tous les cardinaux, les évêques, les officiels et les fidèles qui se trouvaient à l’intérieur de la grande église de la chrétienté, sous le regard du monde entier.
La messe pour le pape et pour la paix commençait.
L’historien regarda de nouveau l’énigme. Le temps filait à une vitesse vertigineuse. Il ne disposait plus que d’une demi-heure. Mais il était enfin sorti de l’impasse et la découverte de la véritable identité d’Omissis était à sa portée. Il faudrait avancer vite et sans commettre d’erreur. Il commençait à y croire à nouveau.