Historien et cryptanalyste, Tomás connaissait très bien les codes. Aussi ne se faisait-il aucune illusion sur ce qui l’attendait. Le défi restait immense et ce d’autant plus que le délai était extrêmement court.
Sa très grande expérience jouait pourtant en sa faveur. Un message pouvait être codé d’un million de manières différentes, du relativement simple à l’infiniment complexe. La question était de découvrir quelle méthode avait été utilisée cette fois-là.
Il examina à nouveau la succession de lettres gribouillées au crayon en haut de la page.
Tomás eut la conviction qu’il s’agissait d’un chiffre complexe. Pourquoi ? Parce que le message ne comportait que deux voyelles, le o et le e, ce qui laissait fortement à penser qu’il avait affaire à un chiffre. Il ne s’agissait pas d’une anagramme, d’un mot dont l’ordre des lettres avait été modifié, dans la mesure où les mots avaient généralement davantage de voyelles. La méthode de déchiffrement la plus efficace consistait à effectuer une analyse de fréquence, mais elle ne fonctionnait pas si la méthode employée était complexe, comme cela semblait être le cas.
Ce chiffre devait également être simple. Pourquoi ? L’auteur avait gribouillé le message en haut de la page de manière informelle, ce qui laissait supposer une méthode rapide. En outre, et compte tenu des circonstances, il n’avait sans doute pas dû rechercher une très grande complexité ; c’était superflu.
Quel chiffre pouvait être à la fois simple et complexe ? Un tel système existait-il ? Tomás examina encore la suite de lettres à la recherche de détails susceptibles d’en révéler la singularité. Son regard fut attiré par un détail. La séquence était constituée de majuscules et de minuscules : d’abord un O, puis un t, puis un B, puis un k… et ainsi de suite. Cela ne pouvait signifier qu’une chose.
Un chiffrement polyalphabétique.
Plus il regardait, plus il était convaincu de se trouver sur la bonne voie. L’auteur du code avait utilisé un chiffrement polyalphabétique, l’un en majuscules, l’autre en minuscules. Cette méthode avait remplacé les systèmes simples de chiffrement par substitution monoalphabétique au XVe siècle, grâce à une invention de…
Il venait de comprendre. Écarquillant les yeux, il cria presque.
– Alberti !
À peine une demi-heure plus tôt, il avait vu un cadran chiffrant d’Alberti quelque part ! Plein d’impatience, il se leva et se pencha sur les dossiers qui se trouvaient sur le bureau. Où diable pouvait bien se cacher la feuille avec l’image du cadran ?
Il s’arrêta pour réfléchir.
Il se souvenait avoir vu une photocopie du dessin du cadran chiffrant, vraisemblablement faite à partir d’une page du De Cifris de Leon-Battista Alberti. Cette image se trouvait dans une chemise qu’il avait consultée distraitement, le dossier où était conservé la… la…
Comment diable s’appelait ce maudit dossier ?
Il prit une chemise, une autre, puis une autre encore, lisant frénétiquement les titres inscrits sur la couverture. Il ne trouva rien. Mais non, la chemise ne venait pas du lot éparpillé sur le bureau, mais du tas qui se trouvait dans l’angle, celui des dossiers qu’ils n’avaient pas examinés en priorité.
Il s’approcha de la pile et, sur le dessus, trouva ce qu’il cherchait. Sur la couverture était dactylographié à l’encre rouge, le mot « Corrispondenza ».
Il ouvrit la chemise et la feuilleta. La photocopie en question se trouvait quelque part au milieu. Elle lui avait semblé égarée, mais il finit par comprendre qu’en réalité elle avait été cachée. D’ailleurs, comment expliquer la présence dans la correspondance de l’IOR d’une photocopie du dessin du cadran chiffrant qu’Alberti avait réalisé dans son De Cifris ? Un document comme celui-là n’avait rien à faire au milieu de lettres et de dépêches. Il n’avait pas été placé là par hasard, mais délibérément.
Il feuilleta les papiers les uns après les autres jusqu’à trouver la photocopie qu’il recherchait.
Le cadran chiffrant d’Alberti a été le premier exemple d’utilisation, en cryptographie, d’un système polyalphabétique de substitution. L’érudit de Florence, un homme aux nombreux talents, s’adonnait à la peinture et à la musique, à la poésie et à la philosophie ainsi qu’à l’architecture ; il était devenu par son génie l’un des plus grands personnages de la Renaissance. C’était lui l’auteur de la célèbre Fontaine de Trevi, qui attirait tant de touristes à Rome.
Selon la légende, Alberti avait eu l’idée du système de substitution polyalphabétique en se promenant dans les jardins du Vatican, où il avait retrouvé par hasard un ami qui occupait la fonction de secrétaire pontifical. Au cours de leur conversation, ils abordèrent des questions de cryptographie et c’est à ce moment-là qu’Alberti eut l’idée d’utiliser un chiffre à deux alphabets au lieu d’un seul, comme cela se faisait à l’époque.
Ainsi naquit le cadran chiffrant d’Alberti. Le système fonctionnait avec deux disques concentriques, l’un à l’extérieur, appelé Stabilis, car il était fixe, et l’autre à l’intérieur, nommé Mobilis, c’est-à-dire mobile. Dans le dessin qu’Alberti avait publié en 1467 dans son œuvre De Cifris, l’alphabet figurant dans le Stabilis était en majuscules et celui du Mobilis en minuscules.
Or, cela était conforme au message chiffré.
En regardant le cadran reproduit sur la photocopie, Tomás n’avait plus le moindre doute sur le fait que la personne qui avait codé l’identité d’Omissis avait utilisé ces deux alphabets comme base de travail. Voilà comment déchiffrer le message.
Le problème était de déterminer par quelle lettre des alphabets devait commencer le décodage. Il lui semblait peu probable que la séquence commence avec le A de l’alphabet du Stabilis, le message aurait été trop facile à décoder. Il convenait néanmoins d’essayer. Il était impossible de savoir, d’emblée, quel degré de complexité avait recherché l’auteur du message. De plus, il ne pouvait ignorer que le A se trouvait en haut du cadran, ce qui lui donnait de l’importance et rendait plausible l’idée qu’il fût la première lettre du premier alphabet du chiffre.
Avec un stylo, Tomás compta le nombre de lettres et de chiffres qui se trouvaient sur chacun des disques concentriques. Il y en avait 24. Dès lors, l’alphabet normal devrait comporter 24 lettres et non 26, comme c’était normalement le cas. Il élimina donc les lettres les plus récentes, à savoir le W et le Y.
Ensuite, il écrivit rapidement sur une feuille les trois alphabets, chacun sur une ligne : en haut, l’alphabet normal sans le W et le Y, puis en dessous les alphabets des disques concentriques.
Il regarda le message encore une fois.
Lorsqu’on connaissait les alphabets chiffrés, c’était relativement simple de déchiffrer un message en utilisant les disques concentriques. Il suffisait d’alterner entre les deux. Les majuscules renvoyaient à l’alphabet du Stabilis, les minuscules à celui du Mobilis, il n’y avait qu’à passer de l’un à l’autre.
Ainsi, la première lettre du message, le O, devait correspondre à celle se trouvant juste au-dessus de lui dans l’alphabet normal. En l’occurrence, au-dessus du O de la ligne du Stabilis, il y avait le L de l’alphabet normal. La deuxième lettre du message chiffré était le t. Puis, au-dessus du t de la ligne de l’alphabet de Mobilis, se trouvait le G, de l’alphabet normal.
Le cryptographe portugais écrivait avec une grande fébrilité, alternant entre les deux alphabets et se laissant guider par le message chiffré. Après le O et le t, il rechercha les correspondances des lettres B, k, C, e, N et du G entre parenthèses.
Il s’arrêta net. Le message était déchiffré.