LXXXVI

Nul besoin d’être historien pour connaître le rôle primordial qu’avait joué Giulio Andreotti en Italie, voire en Europe. Leader du Parti de la démocratie chrétienne, trois fois Premier ministre et assurément l’homme politique italien le plus important de l’après-guerre, Andreotti avait été en Italie ce que Winston Churchill fut au Royaume-Uni, Charles de Gaulle en France, ou Konrad Adenauer en Allemagne. Un géant.

Et c’était Omissis.

Incrédule, Tomás vérifia à trois reprises qu’il ne s’était pas trompé. La réponse restait invariablement la même. Sur cette fiche du compte fictif de la Fondazione Cardinale Francis Spellman, imprimée par monseigneur Dardozzi avec le logiciel de comptabilité de l’IOR, le Key2, figuraient noir sur blanc les signatures des deux personnes autorisées à effectuer des opérations, à savoir monseigneur Donato De Bonis et Giulio Andreotti.

L’universitaire portugais n’ignorait pas les rumeurs sur la part d’ombre d’Andreotti qui circulaient en Italie depuis fort longtemps. Il savait que la plus importante figure de l’histoire politique italienne de la seconde moitié du XXe siècle comptait de nombreuses relations peu recommandables, parmi lesquelles Michele Sindona, le banquier de la mafia et du pape, qu’il avait à une certaine époque appelé « le sauveur de la lire », Roberto Calvi, président de la banque Ambrosiano, ainsi que Licio Gelli, grand maître de la loge maçonnique P2, véritable État dans l’État. La veuve de Calvi avait révélé que, peu de temps avant de mourir, son mari lui avait confié que le véritable chef de la loge P2 n’était pas Gelli, mais Giulio Andreotti, et que celui-ci avait directement menacé Calvi.

L’ancien Premier ministre, suspecté de liens avec le mafieux sicilien Salvatore Lima, avait même été jugé pour avoir été affilié à la mafia. Le ministère public l’avait accusé de protéger l’organisation criminelle sicilienne en échange de l’appui électoral de Lima et de l’assassinat d’ennemis politiques, mais ces allégations n’avaient pas été prouvées. Plus tard, cependant, Andreotti finit par être condamné pour le meurtre de l’auteur de l’article portant les noms des prélats du Vatican qui appartenaient à la maçonnerie, qui était arrivé sur le bureau de Jean-Paul Ier, liste sur laquelle figuraient les cardinaux Villot et Casaroli ainsi que Marcinkus et De Bonis. L’homme d’État italien n’avait échappé à la prison que parce qu’il jouissait de l’immunité en tant que sénateur à vie, puis il finit par être blanchi.

La kyrielle de noms associés à l’ancien Premier ministre donna le vertige à Tomás. Le pape Jean-Paul Ier et sa mort suspecte, Michele Sindona et les trafics dans ses différentes banques, Roberto Calvi et la banque Ambrosiano, le sinistre Licio Gelli avec la puissante et obscure loge P2, les cardinaux Villot et Casaroli, ainsi que la mafia, sans oublier, bien sûr, les inévitables Marcinkus et De Bonis à la tête de l’IOR, transformé en centre de blanchiment de capitaux d’origine douteuse. Au centre de cette toile de noms et d’institutions apparaissait la figure incontournable de Giulio Andreotti.

Y avait-il vraiment un lien entre tout cela ?

 

Perturbé, l’universitaire portugais reprit la chemise de la Fondazione Cardinale Francis Spellman, qu’il feuilleta pour se rafraîchir la mémoire. Il constata qu’une opération était effectuée sur le compte tous les quatre jours en moyenne, souvent des sommes très élevées, notamment des dépôts en espèces et en titres. Il remarqua ainsi la note, sur papier à entête de la Chambre des députés, portant l’instruction « transférer à Spellman » ; un billet du sénateur démocrate-chrétien Lavezzari, un ami personnel d’Andreotti probablement, relatif à un dépôt de près de six cents millions de lires, ainsi que le talon d’un chèque de soixante millions émis en faveur de Severino Citaristi, trésorier du Parti de la démocratie chrétienne dirigé par Andreotti, et un autre de quatre cents millions à l’ordre d’Odoardo Ascari. Sans parler d’un virement de deux cents millions de la société Fasco sur le même compte de la pseudo Fondation Spellman.

L’allusion à la société Fasco intrigua de nouveau Tomás. Lorsqu’il était tombé sur ce document, quelques heures plus tôt, ce nom lui avait paru familier. Cette impression demeurait.

– Fasco… Fasco… Fasco, murmura-t-il, en cherchant dans sa mémoire. Où ai-je déjà vu ça ? Ne serait-ce pas dans la… dans la…

Tout à coup, il eut un éclair. Fasco, se rappela-t-il, était le nom de la holding qui regroupait les multiples banques de Michele Sindona. Perplexe, il vérifia à nouveau le nom de la société et l’ordre de virement de deux cents millions. Si Fasco avait viré de l’argent sur le compte de la Fondazione Cardinale Francis Spellman, cela signifiait que Michele Sindona versait secrètement de l’argent à Giulio Andreotti, par l’intermédiaire de l’IOR.

Combien l’ancien Premier ministre italien avait-il amassé sur ce compte secret ? En additionnant les 90 dépôts enregistrés sur ce compte utilisé par celui qui fut trois fois Premier ministre de l’Italie, Tomás parvint à un total de près de trente milliards de lire.

– Trente milliards ? murmura-t-il, scandalisé. C’est énorme… Il ne connaissait pas le salaire d’un chef de gouvernement ou d’un sénateur à vie en Italie, mais ça n’avait certainement rien à voir avec cette somme astronomique. Si Giulio Andreotti n’avait pas gagné cette fortune en tant que chef de gouvernement ou sénateur, d’où venait-elle ? Et il y avait encore beaucoup d’autres questions sans réponse. Pour quelle raison Andreotti avait-il utilisé l’IOR pour conserver tout cet argent ? Pourquoi Andreotti se cachait derrière le nom de code Omissis ? Pour quelle raison était-il titulaire d’un compte au nom d’une fondation qui n’avait pas d’existence ? Dans quel but émettait-il des chèques en faveur d’autres hommes politiques ou de personnalités liées à d’autres partis ? Pour quel motif Sindona le payait-il en cachette ? Et, enfin, comment expliquer que l’IOR ait permis tout cela ?

À vrai dire, toutes ces questions trouvaient assez facilement des réponses, mais elles n’étaient pas belles. Tout cela sentait très mauvais, empestait la corruption et le blanchiment de capitaux, puait la complicité active du Vatican. D’institution religieuse, le Saint-Siège s’était transformé en une gigantesque machine à laver l’argent sale au cœur de Rome, et les hommes politiques les plus influents d’Italie figuraient parmi ses clients. Visiblement, non seulement les habitudes héritées de l’époque de l’archevêque Marcinkus n’avaient pas disparu, mais elles s’étaient même aggravées.

Mais quel était le lien entre tout cela et l’enlèvement du pape ? La réponse devenait claire pour Tomás. Lorsque lui-même avait été enlevé par les terroristes, l’un de ses ravisseurs n’avait-il pas reçu l’ordre de l’interroger pour savoir si l’enquête avait permis de découvrir l’identité d’Omissis ? Quel intérêt les chefs de groupes affiliés à l’État islamique avaient-ils à protéger l’identité de Giulio Andreotti ?

Il n’y avait qu’une explication.

Tomás prit son portable et composa le numéro de Catherine. La sonnerie retentit deux fois, aussitôt suivie d’une annonce :

« Le numéro que vous avez demandé n’est pas disponible. Veuillez laisser un message. »

Il raccrocha.

– Merde !

La Française avait dû rejeter son appel. Quelle mauvaise tête ! Pourquoi toutes les femmes autour de lui avaient un caractère de cochon ? Maria Flor, Catherine. C’était fatigant, d’autant qu’il avait vraiment besoin de parler avec la chef de la COSEA.

Il ne lui restait plus qu’une seule solution, qui ne le séduisait guère. C’était un euphémisme, l’idée lui était même extrêmement désagréable. Il tremblait rien qu’à l’idée de la conversation qui s’annonçait. Malheureusement, il n’avait pas le choix. Résigné, il chercha dans son portable le numéro qu’il avait ajouté le jour même à sa liste de contacts.

Celui de l’inspecteur Trodela.